Miguel Benasayag, philosophe : “Cohabiter avec le digital sans être écrasé par lui, voilà le défi”

Améliorer sans cesse nos performances cognitives, pallier les défaillances de notre cerveau comme s’il s’agissait d’une machine… Les progrès technologiques nous promettent une nouvelle ère. Pour une réalité augmentée ou diminuée ?

Par Propos recueillis par Marion Rousset

Publié le 02 juin 2016 à 05h30

Mis à jour le 26 février 2021 à 15h36

C'est la prochaine frontière, celle qui, dans la science-fiction d'antan, nous transformait en mutants : le cerveau « augmenté », c'est-à-dire une amélioration de nos performances cognitives grâce aux nouvelles technologies qui… dépasse l'entendement. Penser plus vite, penser plus fort ! Les progrès de la génétique et ceux de la modélisation digitale du cerveau annonceraient une ère nouvelle et « radieuse », affirment certains, dans laquelle la séparation entre l'homme et la machine ne sera plus tranchée. Pour le meilleur ou pour le pire ? La réponse du philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag, auteur de Cerveau augmenté, homme diminué, aux éditions de La Découverte.

“L'hypothèse dominante ignore que la pensée est en permanence liée à la matière.”

Votre essai s’intéresse au « cerveau augmenté », expression qui dégage un parfum de science-fiction. De quoi s’agit-il concrètement ?

Le « cerveau augmenté », c’est un projet de recherche en soi qui représente une orientation majeure de la pédagogie et de la neurophysiologie contemporaines. L’objectif, c’est que la modélisation digitale du cerveau permette de pallier ses défaillances comme s’il s’agissait d’une machine. On cherche à améliorer les performances cérébrales de la même manière que l’on rajoute de la mémoire interne à un ordinateur. Aujourd’hui, 90 % de la recherche subventionnée doit comporter une dimension « post-organicité » – comme c’est le cas des cultures OGM. Ça n’a rien à voir avec de la science-fiction. Peu importe qu’elles concernent une plante ou un cerveau, les manipulations industrielles actuelles tendent à déréguler et dépasser toutes les structures organiques. Leur credo : en modéliser le fonctionnement pour les rematérialiser autrement grâce à l’informatique, aux nano-cellules ou au génie génétique.

Un exemple de recherche récente sur le cerveau ?

Pour pallier l’oubli dû à la dégénérescence sénile, on cherche à établir une connexion permettant une accessibilité immédiate à un disque dur qui abriterait une énorme quantité d’informations. Aujourd’hui, le projet des chercheurs, c’est de ne plus faire la différence entre le cerveau d’une personne et un ordinateur dans lequel on aurait recueilli toute l’information qu’il renferme. L’objectif, c’est la construction d’un cerveau post-organique. Sauf que cette hypothèse dominante ignore que la pensée est en permanence liée à la matière. Contrairement à un ordinateur, le cerveau sélectionne et modifie les souvenirs en fonction de l’état du corps d’un individu, de ses affects, de sa situation. Une mémoire saine fonctionne ainsi sur deux principes : l’oubli et la transformation du passé. C’est un processus de sculpture permanente. L’incapacité des chercheurs en technosciences à percevoir la différence de nature qui existe entre l’artefact et le réel traduit un impensé de notre culture.

“La numérisation implique une délégation à sens unique qui ne libère pas chez l’homme de nouvelles compétences.”

D’ores et déjà, certaines « prothèses » promettent d’améliorer nos performances.

Ordinateur, téléphone portable, calculette, GPS sont en effet des prothèses non anatomiques qui reposent sur la délégation de fonction. Ce mécanisme étudié en neurophysiologie existe aussi entre espèces. Le cerveau humain a, par exemple, abandonné au chien certaines de ses fonctions. Mais la différence, c’est que la numérisation implique une délégation à sens unique qui ne libère pas chez l’homme de nouvelles compétences. Au contraire, elle inhibe tous les circuits qui n’ont pas pour objectif de se rendre du point A au point B par le chemin le plus rapide. Un enfant qui apprend à calculer une racine carrée ou un logarithme développe une architecture cérébrale complexe absente chez celui qui se contente d’appuyer sur le bouton de sa calculette. Avec l’effacement du geste corporel, l’empreinte cérébrale, la modification matérielle du cerveau qu’il implique disparaît elle aussi. C’est le cas chez l’élève américain qui n’apprend plus l’écriture cursive, mais seulement à taper sur le clavier de son ordinateur, comme chez le chauffeur de taxi qui cesse de mémoriser un plan, préférant se servir de son GPS. On en vient aujourd’hui à oublier que, dans la biologie comme dans la culture, tout n’est pas calculable. Et que la cause pour laquelle un être vivant agit n’est pas linéairement représentable : les actes ritualisés qui ordonnent la vie humaine ne se laissent pas ramener à leur vitesse d’exécution. A moins de considérer que les Japonais sont idiots de passer une heure à faire du thé, alors qu’il suffit de tremper un petit sachet dans un bol pour obtenir le même résultat !

Les évolutions technologiques ont toujours inquiété. Cette critique à l’égard du devenir machine de l’homme ne traduit-elle pas une énième crainte ?

Il existe une peur ancestrale véhiculée par des nostalgiques frileux qui croient toujours que c’était mieux avant. Lors de sa création, l’imprimerie s’est ainsi vue accusée de produire de l’ignorance, sous prétexte que la vulgarisation des textes interdirait de les interpréter correctement. Moi, je ne suis ni technophile ni technophobe. Il n’empêche que nous vivons une rupture anthropologique et idéologique majeure. L’acquisition de la langue puis celle de l’écriture furent deux grandes révolutions pour l’espèce humaine. La digitalisation est la troisième : les manipulations contemporaines modifient la nature même du vivant. L’actuel déploiement d’une immense puissance technologique est malheureusement capturé dans un imaginaire de dérégulation, privé de toute sagesse.

“Le danger, c’est d’imaginer que l’on puisse se passer du corps.”

Vous êtes en cohérence avec vous-même : vous n’avez pas de téléphone portable.

Ce n’est pas idéologique. Seulement je n’aime ni l’objet ni la vie qui va avec et permet de se décommander à tout instant, d’être ici mais avec la tête là-bas. Tout le monde n’est pas urgentiste !

Quel est le danger de telles évolutions ?

Le danger, c’est d’imaginer que l’on puisse se passer du corps. Comme s’il était possible de penser, d’aimer, de s’informer à l’aide de mécanismes digitaux. Je raconte une anecdote : un de mes amis est allé au Club Med en Tunisie, or, quand il est rentré, il avait une connaissance qualitativement différente de celle d’un autre, journaliste, qui s’était uniquement servi d’Internet pour écrire son article, sans avoir mis un pied dans ce pays. Par ailleurs, les déterminismes corporels induisent un mécanisme essentiel de régulation : qui pense seulement à augmenter la puissance doit faire très attention à ce que cette puissance ne le détruise pas.

Vous présentez les limites du cerveau comme un atout. Votre livre est-il, au fond, un éloge de la fragilité ?

Absolument. C’est à partir de la fragilité que la puissance du cerveau se développe. Une augmentation infinie de la mémoire, par exemple, élimine le sens. Reste que l’hybridation existe déjà. La question n’est donc pas de s’y opposer mais de savoir comment l’orienter avec un minimum de sagesse, de sorte que le vivant et le cerveau humain puissent coloniser l’artefact sans se faire coloniser par lui. Cohabiter avec le digital mais ne pas être écrasé par lui, voilà le défi.

Peut-on, pour cela, imaginer un usage raisonné des technologies ?

L’urbanisme, la médecine, l’économie sont des secteurs digitalisés qui ont tendance à ignorer le corps. Mais certaines activités humaines utilisent le numérique sans en sortir formatées. Et notamment l’art : les artistes adoptent des machines digitales pour continuer à faire les mêmes loufoqueries de toujours. Ils s’en servent de manière transgressive et non pour leurs fonctions de calculabilité et de prévisibilité. Dans les luttes, s’inventent des modes de résistance et de solidarité au sein desquels émerge aussi une utilisation de la technologie qui ne formate pas l’humain. Tout dépend de qui fixe l’objectif. La machine ou le projet ?

A lire
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Cerveau augmenté, homme diminué, Miguel Benasayag,  éd. La Découverte, 200 p., 18 €

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