Dans le cadre du « Bazar Nomade », Kedistan devait animer un forum « Un oeil sur la Turquie », centré sur la « liberté d’expression ». Le festival a été annulé par arrêté municipal pour cause d’ ”état d’urgence”. Un exemple de plus, dans le pays des libertés.
La liberté d’expression, qu’elle soit musicale ou en parole, dérange dès que les initiatives concernent l’information, la réflexion, ou des protestations et revendications… L’état d’urgence est donc là, avec “la sécurité des participants” comme prétexte, sauf bien sur pour des événements comme les matchs de foot ou un concert de Johnny qui drainent eux aussi du monde, mais pas qui sont davantage dans la série “du pain et des jeux”.
La matraque pour les uns, l’arrêté d’interdiction pour les autres, le dégueulis médiatique pour tout le monde… Tout va mieux !
Voici, pour nos lectrices et lecteurs, le résumé de l’exposé introductif que Kedistan devait présenter.
Le fait que la liberté d’expression soit régulièrement bafouée en Turquie n’est pas seulement notre constat.
La Turquie est officiellement et de longue date candidate à l’entrée dans l’UE. Elle a même fait mine de vouloir accélérer le processus des « négociations » en échange de bonne volonté pour « retenir » les flux de réfugiés syriens. L’Europe a débloqué pour le gouvernement turc 6 milliards d’Euros, mais il a également été question de supprimer le régime des visas pour les ressortissants turcs. Ainsi, le deuxième « rapport d’étape » du Comité d’observation de la Commission de l’UE qui a été publié le 4 mai. 2016, devenait-il un rapport sur « les progrès ou non de la Turquie » dans différents domaines visés par les négociations. Ce rapport, entre autres, exprimait que la Turquie ne remplissait pas les conditions requises concernant « la liberté d’expression » et notifiait qu’elle devait faire encore des efforts. Cela a même motivé un différé sur la question des visas.
Journalistes, universitaires, écrivains, caricaturistes, artistes, militants des organisations de société civile, même des citoyens lambda sont régulièrement poursuivis, et les avocats qui les défendent se retrouvent à leur tour devant les juges et derrière les barreaux.
Toute expression mettant en cause les dires ou la personnalité d’Erdogan fait régulièrement l’objet de plaines pour « injures » et de peines infligées. Le chef de l’Etat turc va même jusqu’à se plaindre auprès des dirigeants politiques des « critiques » ou « caricatures » le concernant dans différents pays européens (affaires allemandes).
Les journalistes
En 2015 sur la liste des Journalistes sans frontières, la Turquie se positionne en 149ème place sur la liste de 180 pays où la liberté d’expression est bafouée.
Les journalistes travaillent dans des conditions exécrables, aussi bien les journalistes des journaux traditionnels d’opposition dite kémaliste (républicains libéraux sociaux), ceux de l’ex opposition dite de Fetullah (ex allié religieux d’Erdogan), que des agences et enseignes alternatives, sans parler des agences liées directement à l’opposition démocratique de gauche.
Nombre de journalistes sont frappés, arrêtés, mis en garde à vue, pendant qu’ils font leur travail.
Can Dündar et Erdem Gül, journalistes de Cumhuriyet, (journal démocrate kémaliste) sont trainés devant les Tribunaux, suite à leurs articles révélant le passage des camions remplis d’armes à destination de la Syrie, sont accusés d’avoir révélés des secrets d’Etat, donc de trahison du pays, espionnage. Incarcérés,jugés une première fois, puis remis en liberté, ils attendent la nouvelle incarcération prononcée. Un dernier appel est déposé.
Ahmet Altan, Rédacteur en Chef de Hürriyet (journal démocrate kémaliste) a été menacé et battu par des gros bras proches du régime.
Le journal Zaman (journal de la “Confrérie” Fetullah Gülen, dignitaire vivant en Pensylvanie, ex allié d’Erdogan devenu son « ennemi » depuis fin 2014) a été mis sous tutelle, coulé financièrement et ses éditions turques ont disparu.
Plusieurs sources d’information web, sont régulièrement fermées; comme sendika.org qui en est rendu à son 10ème site, le journal Özgür Gündem, ou encore Ötekilerin Postasi, un journal collaboratif… Le 13 mai, un journaliste de plus de l’agence DIHA a été arrêté, c’est le 12 ème journaliste de DIHA derrière les barreaux, à cette date, le nombre total des journalistes arrêtés étaient 36.
Bianet, un web-média indépendant, tient à jour « un rapport d’observation des médias ». Selon ce rapport, 28 journalistes, 10 distributeurs, on été incarcérés seulement dans la période de janvier-fevrier-mars. Oui, les distributeurs y passent aussi…
IMC-TV fermée à plusieurs reprises, en fin février a été arbitrairement retirée du satellite TURKSAT. Les chaines de la Confrérie de Gülen s’étaient éteintes de la même façon en fin 2014.
Cela peut aller jusqu’au “lynchage” médiatique, même pour uns présentateur de télé qui, comme ils disent “se tenir à l’écart de la politique et qui ne sont là que pour amuser le peuple”. Beyaz, présentateur qui, dans son émission, communique en direct avec les téléspectateurs qui appellent, a été accusé en janvier 2016, de soutien au terrorisme. Parce que tout simplement, une enseignante a appelé tout le monde, à ne pas rester silencieux face à la situation au Kurdistan, où les villes étaient assiégées : « Des enfants même pas nés, des mères, des enfants sont tués. En tant qu’artistes, en tant qu’êtres humains, ne restez pas silencieux ».
Zehra, journaliste de JIHNA, agence d’information entièrement féminine est actuellement retenue à Nusaybin, ville du Sud-Est de la Turquie. La ville est en siège depuis 14 mars. Plusieurs quartiers de la villes sont cibles des tirs de chars, mortiers et obus. Et depuis une quinzaine de jours, les avions de l’armée turque bombardent la ville… leur propre pays. Sur trois journalistes présents à Nusaybin, deux ont été arrêtés, accusés d’être membre ou de faire de la propagande pour « une organisation terroriste ». Il ne reste plus que Zehra…
Les Universitaires
Les enseignants et chercheurs universitaires ont publié début janvier un appel intitulé “Nous ne serons pas complices de ce crime” avec 1198 signatures. Licenciements, éloignements, menaces ont suivi.
L’appel a reçu beaucoup de soutien, de la part de diverses corporations de métiers, éditeurs, cinéastes, journalistes, photographes, juristes, et tant d’autres, et des universitaires internationaux, et d’autres… Des pétitions ont rejoint l’appel.
Cette initiative qui demandait le retour de la Paix a attiré le foudre d’Erdogan : “Pseudo intellectuels, ignares et obscurs”. Sedat Peker parrain de mafia ultranationaliste, a soutenu son Président de la République en enchaînant aussitôt « Nous allons faire couler des rivières de sang, et nous allons nous doucher avec ».
Le 10 mars, les universitaires, lors d’une conférence de presse ont souligné qu’ils insistaient dans leur revendication. Les 4 universitaires qui ont lu le communiqué ont été arrêtés et incarcérés, dont une, certainement très dangereuse, retenue en cellule d’isolement. Ils ont été libérés le 23 avril, et seront jugés en liberté.
Il n’est pas utile de noter que Sedat Peker n’a pas été inquiété.
Le Prof. Dr. Baskın Oran, de la Faculté de Sciences Politiques de l’Université d’Ankara, actuellement Maître de Conférence, avait fin mars, déposé plainte personnellement contre le Président de la République Erdogan, pour ses « insultes » visant les universitaires : bas, cruels, obscures, ignorants, écœurants, traîtres à la patrie, instruments de l’organisation de la terreur, immoraux, âmes souillées et résidus de gardiens de buffles…
Erdogan a répondu par l’intermédiaire de son avocat qu’il utilisait son droit de liberté d’expression !
Les caricaturistes
Plus un régime est autoritaire moins il a de l’humour. Les humoristes et caricaturistes prennent leur part aussi.
Erdogan qui a essayé de “censurer” une émission allemande, a réussi à convaincre Merkel pour autoriser sa plainte, ne laisse pas tranquilles les caricaturistes de son pays.
Juste un exemple : L’année dernière en mars, deux caricaturistes dessinent Erdogan à l’inauguration de son palais à 1000 pièces. L’homme qui l’accueille boutonne sa veste, geste habituel de respect, en lui souhaitant la bienvenue. Comme traditionnellement on inaugure un nouveau lieu avec le sacrifice d’un animal, Erdogan lui dit « Ah, ça ne se fait pas comme ça, sans rien, on aurait pu sacrifier au moins un journaliste… ».
Sur la publication de cette caricature, un patriote « lambda » porte plainte, pour insulte au Président de République, en indiquant que l’homme qui boutonne sa veste fait un geste obscène avec sa main (faire le « rond » avec le doigt, peut correspondre à l’injure homophobe « tu es pédé »). Et le Procureur de la République, accepte cette demande. Or, il est absurde de lire ce geste dans ce contexte. Les caricaturistes auraient dix millions de choses à dire, mais pas ce type de message “subliminal” qui n’a aucun intérêt et est de surcroît sexiste. La Justice n’est pas à ça près, le procès suit son cours et les dessinateurs ont été condamnés. La peine de prison de 11 mois 20 jours requise par le procureur a fort heureusement été transformée en une amende de 2500€.
» Les élus
Plusieurs maires HDP ont été arrêtés et suspendus. Une partie sont emprisonnés.
La levée de l’immunité des députés HDP vient d’être prononcée, sous le prétexte d’un amendement constitutionnel.
Membres actifs du mouvement social, autres élus, ou candidats arrêtés, inquiétés, difficultés pour aller à l’étranger etc.
Membres ou activistes de diverses luttes…
- Gay Pride interdites, réprimées…
— Objecteurs de conscience
— Athés
- Assos minorités
— Langue, culture, etc…
— Croyances
Bien que ce ne soit pas notre tasse de thé, qui dit liberté d’expression dit liberté de croyance. Elle est également attaquée.…. justificatif de génocides et pogroms, un vaste sujet qui peut faire l’objet d’un autre débat sur le refoulé turc, sa transmission générationnelle, et le kémalisme qui lui sert de vecteur et d’excuses…
- Artistes
- Interdiction de films, pressions sur des Festivals… Par exemple : pour le Festival d’Istanbul le film Bakur a été retiré…
- Groupe Yorum, un groupe de musique engagé dont le dernier concert à Istanbul prévu le 17 avril a été interdit. Ce n’est pas la première fois…
- Fazıl Say, pianiste de notoriété internationale avait été condamné en avril 2013, pour un tweet. Il était accusé d’insultes envers les valeurs religieuses partagées par une partie de la population.
Or il s’agissait des vers d’Omar Khayyam, poète persan du 11ème siècle auquel le musicien avait d’ailleurs consacré un concerto pour clarinette.Vous dites que des rivières de vin coulent au paradis.
Le paradis est-il une taverne pour vous ?
Vous dites que deux vierges y attendent chaque croyant.
Le paradis est-il un bordel pour vous ?Fazıl a écopé donc de 10 mois de prison. Il a fait appel. Et en octobre 2015 la Cour Suprême d’Appel a jugé que cette condamnation allait à l’encontre du principe de la liberté d’expression et l’a enfin annulée.
Le citoyen lambda
Le ministre de la Justice a annoncé en mars dernier que 1.845 enquêtes pour « insultes » ont été ouvertes depuis le début de la présidence d’Erdogan en 2014.
Pour poursuivre et condamner, les avocats d’Erdogan s’appuient sur l’article 299 du Code Pénal turc. Celui-ci permet “d’interpréter” tout mot susceptible de devenir “insulte au Président de la République” et de condamner les accusés, à une peine de prison de 1 à 4 ans.
Cela peut tomber sur n’importe qui…
Comme sur une économiste accusée de montrer un doigt d’honneur à Erdogan : 11 mois de prison.
Comme sur cette femme qui montre une boîte à chaussures vide du haut de son balcon, alors que Tayyip Erdogan tient un meeting en bas de son immeuble, en faisant allusion aux affaires de corruption de fin 2014 où de grosses sommes d’argent rangées en partie dans des boites à chaussures, ont été trouvés chez des ministres et leurs proches. Cette femme est inculpée pour « insulte » alors que le scandale de corruption est resté sans suite, les personnes impliquées non inquiétées, l’argent réquisitionné rendu.
Un couple qui profite du beau temps un dimanche se balade dans le parc forestier à Ankara, où se trouve depuis un an, le fameux palais de Tayyip Erdogan. L’homme ne trouvant pas son chemin, demande à un policier « Ici, il y avait bien un zoo, c’est où ? ». Les policiers entament donc une procédure pour « insulte au Président de la République » à son encontre. La procédure suit son cours et arrive jusqu’aux bureaux du Procureur de la République d’Ankara. Le Procureur trouve la demande justifiée et transfère le dossier au Tribunal avec une demande d’incarcération. L’enchaînement ubuesque continue de plus belle. Le Tribunal, à son tour, accepte cette demande absurde et fait arrêter le citoyen qui voulait visiter le zoo, et le place derrière les barreaux, comme ceux qu’il voulait visiter.
Les réseaux sociaux
Quand on dit citoyen lambda on dit aussi réseaux sociaux, très utilisés en Turquie.
Ils sont fermés régulièrement, au moindre événement à portée nationale, comme un attentat par exemple…
Certains utilisateurs sont inquiétés pour leur propos, et ces propos sont utilisés comme preuves lors d’arrestations ceux qu’on intitule les Aktrolls (trolls AKP), sont rémunérés pour espionner le web, censurer, dénoncer… On peut même dire qu’ils travaillent directement pour certains réseaux sociaux comme « modérateurs à 1 euro », comme le dénonçait récemment un rapport paru dans le quotidien Le Monde.
Facebook censure à son tour, pour éviter les fermetures et garder le « marché » turc. Les comptes et pages qui parlent du Kurdistan, sont particulièrement ciblées. Supressions, blocages…
Jusqu’en Europe ?
Des listes des persona non grata sont établies. Elles comprennent journalistes, enseignants, écrivains, activistes…
Les conférences, débats, forums, meetings et manifestations sont empêchées par la pression d’une diaspora d’ultranationalistes ou de religieux, organisée en « associations culturelles ».
Pour exemples, une manifestation des kurdes de Montpellier le 10 avril, et le 13 mai dernier, ou la conférence débat organisée à Redon, d’abord annulée (suite aux menaces et pressions à la mairie pour la salle), puis directement attaquée à la deuxième tentative.
Une « tente kurde » d’information devant le Parlement européen brûlée durant la nuit…
Liberté d’expression où es tu ?
Comme on le constate, les atteintes à la liberté d’expression ne se résument pas aux attaques à la liberté de la presse.
Pour nous, la liberté d’expression est indissociable de celle d’organisation. C’est la liberté des membres d’une société de s’exprimer et de participer à l’expression collective. C’est leur possibilité de s’exprimer par tous les moyens mis à leur disposition et de s’organiser pour se faire entendre. Le but final est forcément collectif, pour l’avancée et le mieux être d’une société.
Par ces temps où on passe ses nuits debout, nous ne reviendrons pas sur la définition de l’Agora…
Et Kedistan dans tout ça ?
Au point de départ, le centre d’intérêt qui a présidé à la création est culturel, linguistique, coup de coeur, comme on aurait pu l’avoir pour des pays d’ailleurs, en Afrique, Amérique latine, Asie…
Non pas parce qu’on voulait faire la promo de la culture du Moyen-Orient, car il n’y a pas de hiérarchie dans les cultures, mais établir un dialogue. Ce dialogue culturel est contradictoirement en recul, dans une période de métissage et de communication.
S’il recule, c’est parce qu’il est soumis à deux choses :
- la marchandisation (vente de l’exotisme : cuisine, musique, danse, voyages, rêve…) tributaire, du fait de la mondialisation et du capitalisme ;
- du repli sur soi et identitaire ressenti très fortement en l’Europe en ce moment, et pas que.
Kedistan ne fait surtout pas dans l’exotisme, mais dans le dialogue entre cultures et entre les peuples.
En soi, c’est déjà un projet politique.
Rompre avec des conceptions nationalistes, eurocentristes diverses, et mêmes internationalistes larges où tout le monde est présenté comme gentil et beau.
Quand on met le doigt pour mettre en avant la musique, la poésie, etc, et la Culture en général, on ne peut pas passer à côté du politique.
Depuis 2 siècles de rebondissements politiques au Moyen-Orient… on se trouve, dès lors qu’on se situe ainsi, vite débordés par l’actualité brulante. Car avec notre modeste projet politique et éditorial, on se trouve dans la politique actuelle et quotidienne.
Kedistan, par son projet de départ est donc aussi devenu un support à la liberté d’expression. On l’a offert en réseau. Celles et ceux qui s’y invitent, y écrivent, en diffuse les contenus aident à construire une liberté alternative d’informer. Et nous avons la petite prétention de participer de l’information en Turquie même, de par aussi un petit réseau militant.
Et même si le sujet est bien plus vaste, la place de la femme dans la société turque, et le rôle qui lui est dévolu comme sujet politique, mériterait aussi qu’on considère comme une atteinte à la liberté d’expression pour plus de moitié de la société, le second rôle, de mère et d’épouse, qui lui est dévolu… Mais là, ce sera l’objet d’une deuxième intervention.