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Mémoire

A Hongkong, les jeunes ne veulent plus se souvenir de Tiananmen

Le boycott de la veillée du 4 juin par les organisations étudiantes met en lumière l'éclatement du camp prodémocrate à trois mois des législatives.
par Alix Norman, envoyée spéciale à Hongkong
publié le 3 juin 2016 à 12h02

En comparant les organisateurs de la veillée du 4 juin à «des souteneurs et des maquerelles réunis dans un bordel après avoir été violés», le syndicat étudiant de l'université Shue-Yan n'a pas pris de gants pour expliquer que, pour la première fois, les leaders de la Fédération des étudiants ne prendraient pas la parole à la cérémonie de ce samedi. Chaque année depuis la répression sanglante du printemps de Pékin, en 1989, des dizaines de milliers de personnes rendent hommage aux victimes dans un parc de l'ancienne colonie britannique, qui, depuis sa rétrocession à la Chine en 1997, conserve un droit à la liberté d'expression. Organisée par l'Alliance hongkongaise de soutien aux mouvements démocratiques patriotiques chinois, la veillée est devenue une attraction pour les touristes du continent où toute mention des événements de 1989 est interdite.

La baisse de la fréquentation depuis l'an dernier (en 2014, la cérémonie avait réuni 180 000 personnes) et le spectaculaire boycott étudiant mettent en lumière l'éclatement du camp prodémocrate à Hongkong depuis la «révolution des parapluies». A l'automne 2014, les étudiants, soutenus par les partis prodémocratiques traditionnels et la majeure partie de la population, s'étaient soulevés durant neuf semaines contre la réforme électorale imposée par Pékin, avant de se heurter à l'intransigeance du pouvoir central. Au contraire de leurs aînés, qui se battent pour obtenir un système totalement démocratique (seule une partie des députés sont élus par suffrage universel direct) mais ne réclament pas l'indépendance, les jeunes «localistes» rejettent désormais tout lien avec Pékin.

«Pas le bon chemin»

Dans le centre de l'île de Hongkong, un jeune homme exhorte au porte-voix les passants à organiser un référendum pour réécrire la Constitution et se libérer de l'emprise de Pékin. Sur son tee-shirt jaune, le slogan «Tous nos rêves deviennent réalité quand nous nous battons pour eux». Employé de banque de 26 ans, il est membre de Civic Passion, un des groupes radicaux en première ligne en 2014 : «On n'est pas trop pour cette histoire de souvenir. C'est organisé par les partis prodémocrates. Nous, on se concentre sur l'avenir de Hongkong.»

Edmund W. Cheng, chercheur hongkongais en sciences politiques, confirme l'évolution des mentalités : «La cible des localistes n'est pas le pouvoir central. Ce qu'ils veulent, c'est que la communauté hongkongaise soit séparée de la Chine. Tiananmen n'est pas leur problème. En 2008, le sentiment chinois, porté par les Jeux olympiques, a bondi. Beaucoup de Hongkongais pensaient que la Chine se libéralisait, que les deux mentalités se rejoindraient un jour. Mais plusieurs événements, comme l'emprisonnement du Prix Nobel Liu Xiaobo ou le tremblement de terre dans le Sichuan qui a démontré la corruption du pouvoir central, ont montré qu'elle ne prenait pas le bon chemin. Aujourd'hui, environ 70-80% des moins de 30 ans se disent d'abord Hongkongais.»

«Ça ne servira à rien»

A trois mois des législatives, la scission du camp prodémocrate est profonde. D'un côté des partis traditionnels, qui disposent encore d'une minorité de blocage dans un Parlement majoritairement pro-Pékin. Ils défendent la continuité de l'arrangement «un pays, deux systèmes» qui garantit au territoire de 7,8 millions d'habitants une relative autonomie et n'hésitent pas à manifester pour réclamer un système totalement démocratique. De l'autre, des jeunes qui se sentent écartés des fruits de la croissance économique, captés par une poignée de grandes fortunes, ne sont pas sûrs de trouver un travail à la hauteur de leurs qualifications, et sont coincés chez leurs parents par des loyers hors de prix. Ils ne croient plus au mythe d'une Chine roulant à pleine vapeur vers la libéralisation, tirée par la locomotive hongkongaise, et les plus radicaux sont prêts à en découdre, comme lors de l'éphémère «révolution des boulettes de poisson», en février, qui a vu les pavés voler et les poubelles brûler.

«Les jeunes aujourd'hui voudraient partir mais ils ne peuvent pas, ils n'ont plus les moyens», assure Arthur Fan, 30 ans, graphiste indépendant qui s'installe chaque jour dans un café pour travailler. «Je ne sais pas si j'irai à la veillée samedi. Même si on est nombreux, ça ne fera pas peur à Pékin. Nos parents nous emmenaient à la veillée, ils se sentaient chinois. Mais la Chine d'aujourd'hui n'est pas la Chine de nos rêves. Elle ne va pas changer, elle contrôle tout, elle a déjà plein de gens dans les médias, le gouvernement, partout. Si Pékin exagère, j'irai manifester, je n'ai pas peur. Mais ça ne servira à rien.»

Les partis prodémocrates fustigent l'inconscience des jeunes radicaux, qui n'hésitent pas à présenter des candidats dans les mêmes circonscriptions, au risque de faire gagner des sièges aux députés pro-Pékin et de leur faire perdre le droit de veto au Parlement. Joshua Wong, 19 ans, était l'un des leaders les plus emblématiques de la «révolution des parapluies». Il a lancé en avril un nouveau parti prodémocratique. Lui se rendra à la veillée samedi soir : «Nous ne devons pas ignorer les événements de Tiananmen. A ceux qui disent "la Chine n'est pas notre affaire", je leur réponds "mais le régime communiste chinois est votre affaire". On ne peut pas ignorer que Pékin bafoue les droits de l'homme. Comment peut-on penser à l'indépendance et ne pas se soucier de l'armée chinoise ?»

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