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Libération
Décryptage

Denis Robert contre les «Golden corbeaux»

Sur Facebook, le journaliste a dévoilé l’identité de twittos «ultras du libéralisme sectaire» aux propos «nauséabonds», relançant le débat tant sur le pseudonymat que sur la régulation des contenus en ligne.
par Amaelle Guiton
publié le 6 juin 2016 à 14h29
(mis à jour le 6 juin 2016 à 14h50)

Avec 310 millions d'utilisateurs mensuels (et quelque 140 millions par jour), Twitter charrie son lot de propos virulents voire haineux, dont certains condamnables en justice – récemment, plusieurs associations ont d'ailleurs dénoncé le manque d'efficacité du système de modération. Très présent sur Facebook, le journaliste d'investigation Denis Robert n'est, reconnaît-il, «pas un grand pratiquant» de la plate-forme de microblogging. En mettant le nez dans les débats autour de la loi El Khomri, il a été, écrit-il, «bluffé par la violence des détracteurs de la grève». Et a décidé de lever publiquement le pseudonymat de certains comptes. L'affaire a pris des proportions dont les réseaux sociaux ont le secret – menaces, suspensions ou suppressions de comptes et polémiques.

Que s’est-il passé ?

Le 28 mai, Denis Robert publie sur Facebook un article intitulé «Sur Twitter, les chantres "anonymes" de la loi El Khomri», partagé plus de 2600 fois. Il y dénonce «un certain nombre de comptes très virulents [qui] jouent de leur anonymat pour propager des idées nauséabondes en termes d'ultralibéralisme, antisyndicalisme, et pour certains racisme et sexisme». Il en cible deux en particulier. Derrière @lacruzFX se cache, écrit-il, un vice-président financier de la branche «eaux» de Danone, Danone Waters. Le compte a depuis été fermé, mais le journaliste a publié deux captures d'écran de tweets particulièrement sexistes, ou encore de celui-ci, daté du 18 mai : «Sales fonctionnaires de merde #tueruncheminot #GreveSNCF».

Un tweet sexiste d'un directeur financier de Danone outé par Denis Robert.

Capture d'écran publiée par Denis Robert sur Facebook.

Autre compte «outé», celui de @zebodag, alias Ali Bodaghi, un trader de la City qui a, du coup, décidé d'assumer son identité sur Twitter. D'ailleurs, comme le relève le lendemain Arrêt sur images, «ces twittos "anonymes" ne l'étaient pas tant que ça. Photos, mentions de leur prénom, utilisation de pseudos transparents, références à leur vie professionnelle, personnelle ou familiale : s'ils postent sur les réseaux sociaux sous pseudo, ils ne semblent pas avoir cherché sérieusement à cacher leur identité». Denis Robert, en tout cas, n'a pas l'intention d'en rester là, et avertit : «A suivre les amis et à compléter…» C'est chose faite le vendredi 3 juin, toujours sur Facebook.

Cette fois, sont nommés, derrière le compte @jabial, un gérant de la Banque Delubac & Cie et, derrière @SkyZeLimit, un trader de la City, employé d'un fonds d'investissement privé – qui a démenti auprès du site Arrêt sur images être «l'auteur des messages qui [lui] sont imputés». Ce dernier compte est considéré par beaucoup comme parodique, tant à cause du pseudonyme utilisé – «Gordon Gekko» est le nom du détestable personnage joué par Michael Douglas dans le film Wall Street – que pour sa «baseline» – «La main invisible du marché dans ta sale petite gueule de fouine» – et la teneur outrée de ses tweets, qui cumulent, dixit le magazine économique suisse Bilan, «racisme, misogynie, vulgarité, méchanceté et orthographe approximative». Le compte avait disparu dimanche mais est de retour ce lundi avec une nouvelle bio  : «Fallait-il vraiment dire que c'est un compte parodique, franchement ?»

Où en est-on ?

Dans l'intervalle, la polémique s'est emballée, avec des menaces à l'encontre de Denis Robert, d'autres destinées aux twittos dont l'identité a été révélée, et des accusations de «délation». Le profil Facebook du journaliste a même été suspendu quelques heures samedi. Puis son second article a été supprimé par le réseau social – au motif pour le moins étonnant de «présence de nudité et d'activité sexuelle», vraisemblablement mis en avant par le ou les utilisateurs qui l'ont signalé –, mais est toujours visible dans le cache de Google. «Je note que ces twittos racistes et attaquant les ennemis de la liberté totale sont les premiers censeurs dès qu'on touche à leur pré carré», écrivait samedi soir Denis Robert, dont la page Wikipédia a aussi eu droit à une petite guerre d'édition. Ce dimanche en fin de journée, une nouvelle version de l'article a été publiée , sous le titre «Les Golden corbeaux de Twitter sentent le rance et la fin de règne». Il est de nouveau indisponible lundi à la mi-journée, mais Denis Robert explique dans une vidéo qu'il le republiera à nouveau prochainement.

Désormais, @jabial accuse le journaliste d'avoir «volontairement sorti des tweets de leur contexte» – notamment un dans lequel il qualifiait Pinochet de «dictateur et assassin le moins mauvais que la Terre ait jamais porté» – et met en avant «l'humour noir» des propos épinglés. Et les défenseurs du compte @SkyZeLimit répètent qu'il s'agit de parodie et de «second degré». «C'est toujours contre les pauvres, les roms, les SDF, répond à ce sujet Denis Robert à Arrêt sur images. Après une semaine à lire ses tweets, je vous assure que ce n'est pas une parodie !» Pour autant, dans une courte vidéo mise en ligne dimanche matin, il se dit «absolument opposé à l'interdiction de ces tweets, même les pires» : «Simplement, je pense qu'on a mis le projecteur sur un endroit où ça ne sent pas très bon.» 

Au-delà, c'est aussi la levée du pseudonymat qui a provoqué des réactions contrastées, certains utilisateurs du réseau social mettant en avant le «délit d'atteinte à la vie privée». «A sa place, je n'aurais pas dévoilé le nom de ces "Golden corbeaux", écrivait ce dimanche l'auteur (sous pseudo) du blog "Sarkofrance". Leur situation sociale, qu'ils ont choisi de cacher, est suffisamment éclairante.» Il n'en soutient pas moins Denis Robert, qui a, juge-t-il, «surtout permis de rappeler que le pseudonymat n'autorise pas tout ni n'importe quoi», et que cette «protection fragile contre l'hypermnésie d'Internet» ne doit pas être «un passe-droit vers le délit».

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