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Fronde

Kenya : «Si vous tenez à la vie, ne venez pas manifester»

A un an de la présidentielle, l’opposition réclame la refonte de la Commission électorale, qu’elle juge aquise au président Kenyatta. A Kisumu, troisième ville du pays, la police a ouvert le feu contre des manifestants.
par Bastien Renouil, Correspondant à Nairobi
publié le 6 juin 2016 à 20h21

Le danger ne les pas arrêtés. De nombreux jeunes venus de Kibera, le plus grand bidonville de la capitale, se sont armés de pierres et de bâtons et bloquent la circulation de la route principale de Nairobi. Le temps pour eux de rejoindre le parc Uhuru, départ de la manifestation du jour. Le chef de la police de Nairobi avait pourtant prévenu l'opposition : «Si vous tenez à la vie, ne venez pas manifester.» Au total, plusieurs centaines de manifestants sont venus écouter le leader de la Coalition pour les réformes et la démocratie (Cord), Raila Odinga. Dépassant du toit de son énorme 4×4 gris, celui qui fut Premier ministre jusqu'en 2013 appelle ses fidèles à marcher aussi pacifiquement que possible. Avant de lancer la vague de protestataires en direction du centre de Nairobi, devant les locaux de la Commission électorale kenyane (IEBC), cible de toutes leurs critiques. A un peu plus d'un an de la prochaine élection présidentielle, qui doit se tenir en août 2017, l'opposition accuse en effet la Commission électorale d'être acquise à la cause du président Kenyatta. Les membres de la Commission ont en effet été nommés par le parti au pouvoir, Jubilee, et non par l'ensemble des partis. En 2014, le Parlement, dont la majorité est acquise au gouvernement, a protégé les membres de cette commission dans une affaire de corruption. La preuve, selon l'opposition, qu'elle roule pour le pouvoir.

Au passage des manifestants, les badauds se réfugient derrière les rideaux métalliques baissés des magasins pour empêcher d'éventuels casseurs d'entrer. Devant eux, des centaines de personnes hurlent leur haine à l'encontre de la commission électorale. Certains se roulent par terre, d'autres frappent les panneaux à coups de bâtons, beaucoup frottent le sol avec des branches d'arbres, comme un appel à balayer l'institution. Mais ce lundi, presque aucune violence n'a secoué la capitale : les paroles de «Baba» («papa» en swahili, le surnom de Raila Odinga) ont été écoutées. Seuls quelques pneus ont été enflammés en guise de protestation. «Il n'y a pas de policiers aujourd'hui sur le chemin de la manifestation, c'est peut-être pour ça qu'il n'y a aucun problème. Les membres de l'opposition veulent prouver que ce sont les forces de l'ordre qui créent des tensions», analyse un jeune activiste venu observer le rassemblement à distance, par peur des débordements.

Balles réelles

En ce jour de mobilisation générale, la capitale Nairobi a fait figure d’exception. Plus tôt dans la matinée, les protestations nationales ont dérapé dans d’autres villes. Dans la majorité des cas, la police a répondu aux provocations des manifestants par des jets de grenades lacrymogènes et des coups de matraques, et a tenté de les disperser avec des canons à eau. Mais à Kisumu, troisième agglomération du pays et fief de l’opposition, les jets de pierres ont été très violemment réprimés. Pour empêcher les membres de l’opposition de rejoindre les bureaux régionaux de la commission électorale, la police a, comme elle avait prévenu, utilisé des armes létales, ouvrant le feu sur les manifestants. Au moins une personne est morte, et six autres ont été blessées. Parmi elles, un enfant de six ans.

Ce n'est pas la première fois que les forces de l'ordre répondent à balles réelles. Les violences policières se multiplient partout dans le pays, face aux rassemblements hebdomadaires. Chaque marche de l'opposition est désormais dispersée brutalement. Dans la région de Kisumu, cinq personnes sont mortes sous les balles de la police depuis le début des manifestations en mai. Jeudi dernier, les chefs de file de l'opposition se sont réunis pour les obsèques des premières victimes. Un hommage rapidement transformé en meeting politique. L'ancien Premier ministre Odinga s'est adressé directement au gouvernement lors de son discours : «Nous voulons leur dire que nous n'avons pas peur d'eux et de leurs gaz lacrymogènes. Nous continuerons les manifestations jusqu'à ce qu'une nouvelle commission soit créée.» Dans la foule, des bannières se font plus belliqueuses : «Recherche officier de police tueur, mort ou vif.» Si le leader de l'opposition appelle à des manifestations pacifiques et demande à ses fidèles de ne pas faire sombrer le pays dans le chaos, il assure être prêt à tout pour obtenir la réforme exigée. Les membres de la Commission électorale, acquis au camp du Président selon ses dires, doivent être remplacés. «Il ne peut pas y avoir d'élection libre, sans un renouveau de l'IEBC[la Commission électorale, ndlr]», martèle-t-il lors de toutes ses interventions. En 2013 déjà, lors de la dernière présidentielle, Raila Odinga avait dénoncé un scrutin qu'il jugeait truqué par la Commission. Impossible pour lui et ses partisans de faire confiance aux mêmes instances pour l'élection de 2017. «Kenyatta aurait gagné d'avance !» ressasse-t-il.

Une solution avait un temps été évoquée. Jeudi 2 juin, le président Kenyatta recevait son opposant pour un déjeuner, le temps pour Odinga d’exposer ses griefs envers l’organe régissant les élections. Chaque parti devait alors nommer une équipe de médiateurs, qui auraient discuté d’une possible modification de la composition de la commission. L’opposition avait annoncé cinq noms, issus de la garde rapprochée d’Odinga, promettant même de suspendre les manifestations si les discussions prenaient forme. Mais le gouvernement a fait machine arrière, refusant finalement de négocier.

«Profilage ethnique»

Difficile pour Kenyatta de se retrouver face à son ennemi juré. Une très longue lutte oppose le Président à l’ancien Premier ministre. Autrefois dans le même clan, ils se déchirent en 2002, quand Uhuru Kenyatta remplace Raila Odinga à la tête du parti présidentiel. La guerre est déclarée. En 2007, Odinga est le principal candidat d’opposition et perd l’élection pour 232 000 voix, lors d’un scrutin entaché de fraudes massives. Il appelle le peuple à manifester et les deux camps entrent dans une spirale de violences : 1 133 personnes trouvent la mort, environ 600 000 sont déplacées, selon l’ONG Human Rights Watch. Le conflit politique se mue en violences ethniques entre les Kikuyus du Président et l’ethnie Luo d’Odinga. Depuis, une haine viscérale les oppose.

Les récentes bavures policières réveillent les cauchemars de nombreux Kényans, qui craignent une nouvelle plongée dans un cycle de violences ethniques. Lors de l'enterrement des premiers manifestants tués par la police, plusieurs leaders de l'opposition ont dénoncé des attaques ciblées sur la communauté Luo. Le gouverneur de Mombasa, deuxième plus grande ville du pays, résume l'état d'esprit de la coalition : «Si ce profilage ethnique continue, nous dirons à notre peuple de se préparer.» Ce que les leaders de l'opposition ne veulent pas avouer, les jeunes manifestants semblent l'assumer pleinement lors des rassemblements : ceux venus du bidonville de Kibera ont peut-être abandonné les armes lundi, lorsque leur leader l'a exigé. Mais un seul claquement de doigts pourrait suffire à embraser les prochaines manifestations.

«Nous mourrons»

Devant la vague de violences, la délégation de l'Union européenne au Kenya et les ambassades de nombreux pays se sont dites très préoccupées par la situation, appelant à manifester dans le calme et à instaurer un dialogue inclusif entre gouvernement et opposition. Mais il semble y avoir peu de chances pour que leur déclaration commune soit entendue. Durant le rassemblement de Nairobi, une femme, outrée, est entrée dans un état de transe face aux caméras de télévision. «S'il le faut, nous mourrons, hurlait-elle. La police peut nous éliminer, mais nous ne cesserons pas de manifester. Nous voulons une vraie démocratie.» Loin de se décourager, l'opposition semble même vouloir accentuer la pression sur le gouvernement et la Commission électorale. Dorénavant, deux manifestations seront organisées chaque semaine. Le Président a d'ores et déjà annoncé qu'il ne plierait pas.

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