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EnquêteAgriculture

L’histoire terrible cachée dans votre jus d’orange

Le Brésil est le premier exportateur mondial d’oranges. Sa production parvient le plus souvent sous forme de jus pour le petit-déjeuner européen. Pour le produire, des dizaines de milliers d’ouvriers travaillent dans des conditions de travail indignes et noyées de pesticides.

-  São Paulo (Brésil), correspondance

Araraquara est surnommée la « capitale mondiale de l’orange ». Cette ville de 226.000 habitants de l’État de São Paulo est située au cœur du plus grand verger d’Amérique latine. Le Brésil produit plus de 60 % des oranges consommées dans le monde. Sa production est principalement destinée à l’exportation, le plus souvent sous forme de jus et de concentrés. C’est dans cet État du Sud que sont produits et transformés la quasi-totalité des fruits, ensuite transportés congelés par bateau vers l’Union européenne. Le secteur s’est largement industrialisé face à une demande qui a augmenté de 15 % en dix ans, créant une pression toujours plus grande sur les ouvriers agricoles, qui travaillent dans des conditions plus que précaires : salaires de misère, absence de protection sociale et contamination aux pesticides.

Contrairement à d’autres types de plantations qui sont aujourd’hui très mécanisées, comme la canne à sucre, la récolte des oranges reste très demandeuse en main d’œuvre. Jusqu’à 200.000 ouvriers agricoles sont embauchés dans la région pour la période de cueillette, dont 78 % le sont sous contrat temporaire. « Ce secteur agricole est l’un de ceux qui cumulent le plus d’infractions au code du travail », souligne Marcel Gomes, chercheur et secrétaire-exécutif de l’ONG Repórter Brasil, spécialisée dans la recherche sur les droits des travailleurs. « Cette main d’œuvre temporaire est très vulnérable face aux employeurs. On y retrouve généralement ceux qui n’ont pas de formation et qui ne réussissent pas à être employés dans le secteur du café ou de la canne à sucre, où les conditions sont un peu meilleures. » On y dénombre beaucoup de femmes et d’hommes ayant dépassé la force de l’âge.

Une surveillance permanente de la part des recruteurs 

Chaque matin, les journaliers descendent des minibus des sociétés de recruteurs (appelés les liders) pour une journée de travail officiellement fixée à sept heures, mais qui se prolonge souvent en heures supplémentaires. Un ouvrier peut récolter jusqu’à 2.000 kg par jour. Un minimum journalier est fixé, mais pour gagner sa vie décemment, c’est-à-dire un peu plus que le salaire minimum, les ouvriers sont toujours obligés de faire des sacs supplémentaires. Plus de la moitié des oranges récoltées par les producteurs indépendants sont destinées aux usines des trois entreprises multinationales qui se partagent désormais 70% du secteur : Citrosuco (Fisher/Citrovita), Cutrale, et Louis Dreyfus Company B.V (anciennement Louis Dreyfus Commodities). Celles-ci possèdent aussi leurs propres exploitations et contrôlent une grande partie de la filière, des plantations au transport par bateau, en passant par le pressage. Certains n’hésitent plus à dénoncer cette emprise sur le secteur en parlant de « cartel », comme Abel Barreto, syndicaliste de la Fédération des travailleurs ruraux de São Paulo, la Feraesp, située à Araraquara. « C’est eux qui décident des prix, les petits producteurs n’ont pas le choix, car ils sont quasiment le seul débouché. »

Abel Barreto, syndicaliste de la Fédération des travailleurs ruraux de São Paulo, la Feraesp.

Ces grandes entreprises sont notamment dans le viseur du ministère du Travail depuis plusieurs années. En un peu plus de dix ans, elles ont reçu plus de 800 amendes suite à des infractions au code du travail et 13 cas d’esclavage moderne ont été reconnus par la justice, selon les chiffres de Repórter Brasil. Parmi les abus constatés, on retrouve des ouvriers agricoles logés dans des conditions insalubres, une absence de prise en charge médicale (surtout après des accidents du travail, quand les travailleurs sont livrés à eux-mêmes) ou des manquements aux mesures de sécurité qui mettent la vie des personnes en danger (notamment l’absence de protection lors des épandages de pesticides). Ces dernières années, la sous-traitance s’est répandue, éloignant les responsabilités des multinationales. Le système des liders est dénoncé par les associations et les syndicats, car il engendre une surveillance permanente de la part des recruteurs, qui touchent une commission sur la productivité de leurs équipes et prélèvent parfois des sommes sur les salaires sans justification.

La grande distribution joue un rôle crucial dans la chaîne économique 

En 2015, l’ensemble de ces problèmes ont été pointés dans un rapport publié par Peuples solidaires [1], qui se fonde sur plusieurs études de terrain [2]. Marcel Gomes, qui a collaboré à une partie des recherches, témoigne de la difficulté d’enquêter sur les pratiques dans le secteur. « Ce sont des entreprises très fermées, qui ont beaucoup de pouvoir. Elles n’ouvrent pas leurs portes aux chercheurs et aux journalistes. Seuls les inspecteurs du travail ont accès aux plantations. Ce sont d’ailleurs d’eux que nous obtenons les informations. Et aussi des syndicalistes. Mais les employés reçoivent des menaces s’ils sont vus avec ces derniers. » Ces difficultés ont également été constatées par Reporterre. En tant que syndicaliste, Abel Barreto, lui aussi, assure avoir reçu des menaces. Pour le chercheur brésilien, spécialisé dans la lutte contre l’esclavage moderne, la structure économique fortement oligopolistique n’incite pas ces trois grandes entreprises à évoluer sur le plan social. « Alors que tous les grands secteurs agricoles ont aujourd’hui signé le Pacte national de lutte contre le travail esclave, les producteurs d’oranges font la sourde oreille », expose Marcel Gomes, qui estime que le travail de pression devrait prendre encore beaucoup de temps.

Une plantation d’orangers de l’entreprise Cutrale.

Cependant, il existe d’autres moyens d’action pour faire évoluer la situation des travailleurs brésiliens : à l’autre bout de la chaîne, côté européen, là où les embouteilleurs, les distributeurs et les consommateurs peuvent jouer un rôle. Car, avant d’atterrir sur la table du petit déjeuner, la bouteille de jus d’orange passe inévitablement par le rayon du supermarché, où sont vendus 98 % des produits, dont 64 % par des marques distributeurs. La grande distribution joue donc un rôle crucial dans la chaîne économique, puisque, en plus d’être le principal point de vente, elle est aussi « donneuse d’ordres », comme le rappelle Peuples solidaires : « Gardiens de l’accès aux consommateurs et consommatrices, les grands distributeurs européens sont en mesure d’imposer des prix d’achat trop bas à leurs fournisseurs et ne couvrant pas les coûts d’une production durable tout au long de la chaine d’approvisionnement. »

L’importance que peut jouer la demande du consommateur

L’association a lancé une pétition pour demander aux supermarchés européens de respecter les droits humains au sein de la filière d’approvisionnement du jus d’orange. Pour promouvoir son action, elle a pu notamment compter sur le témoignage du syndicaliste brésilien Abel Barreto, qui est venu en France en avril dernier dans le cadre de la campagne. « Le jus d’orange n’a pas toutes les vertus qu’on lui prête ! Nous voulons montrer quelle est la vérité qui se cache derrière la publicité mensongère. » De son côté, Marcel Gomes a lui fait le voyage en Europe pour sensibiliser les entreprises qui mettent en bouteille les jus venus du Brésil.

Un ouvrier agricole sur une plantation d’orangers.

Côté consommateurs, le mouvement Fair[e], qui promeut le commerce équitable, rappelle que des filières qui prennent en compte le respect des droits des travailleurs existent. Cependant, celui-ci ne représente que 0,01 % des échanges commerciaux en 2015 à travers le monde. Au Brésil, les coopératives certifiées FaireTrade/MaxHavelaar sont encore très peu nombreuses. D’où l’importance que peut jouer la demande du consommateur, qui peut désormais, sur la plateforme du mouvement, lancer un « appel à plus de commerce équitable » dans son magasin de proximité.

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