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Comment peut-on être avocat en Chine ?

L'avocat chinois Pu Zhiqiang en conférence de presse chez l'artiste Ai Weiwei à Caochangdi, dans la municipalité de Pékin le 20 juillet 2012
L'avocat chinois Pu Zhiqiang en conférence de presse chez l'artiste Ai Weiwei à Caochangdi, dans la municipalité de Pékin le 20 juillet 2012. Pu Zhiqiang a été arrêté par les autorités chinoises en mai 2014 pour "incitation à la haine ethnique" et "provocation de troubles". (Crédits : ED JONES / AFP)
Il y a cinquante ans, en 1966, Mao Zedong lançait la Révolution culturelle. Deng Xiaoping a matérialisé la rupture avec cet épisode chaotique en organisant durant l’hiver 1980-1981 le procès de ceux qui en étaient considérés comme les principaux responsables, la « Bande des quatre ». Les avocats chinois s’inquiètent aujourd’hui de voir ce passé officiellement honni revenir gangrener le présent.
*Le nom a été modifié.
« Bienvenue dans une Chine retournée à la Révolution culturelle ! » C’est ainsi que Gao* m’a accueillie à l’aéroport de Pékin en février dernier. Le ton, enjoué, était celui de la plaisanterie mais il avait le regard éteint. Trois ans plus tôt, le même m’avait expliqué, dès ma sortie de l’avion, sa volonté de venir en France étudier notre tradition juridique : à trente ans et quelques, plaider ne lui suffisait plus ; il voulait trouver à l’étranger de quoi changer la loi chinoise pour affermir les droits des citoyens dans leurs démêlés avec l’administration. Rien ne lui semblait constituer un obstacle sérieux à la réalisation de cette entreprise, pas plus sa méconnaissance de notre langue qu’une longue séparation d’avec sa famille. Aujourd’hui, Gao ne fait plus de projets ; ces derniers mois, il s’est surtout consacré à la défense d’un confrère et retourne dès qu’il le peut auprès de sa femme et de ses enfants.
La Révolution culturelle, pour l’avocat qu’il est, incarne le cauchemar de l’arbitraire, un monde dépourvu de lois dans lequel la loyauté au Parti constitue le seul critère de vérité. Durant cette période, la Chine a fonctionné sans tribunaux : gardes rouges puis militaires rendaient la justice au gré des orientations du Parti ou, plutôt, de ce qu’ils en comprenaient. La parole était faite uniquement pour accuser. Une fois sur la sellette, et chacun ou presque y était placé un jour, on n’avait pas le droit de se défendre et, encore moins, celui d’être défendu.

Mon ami Gao exerce la profession d’avocat depuis une dizaine d’années. Lui qui se rêvait redresseur de torts après une enfance plongée dans les romans d’arts martiaux, il a déchanté sitôt après avoir décroché sa licence. En 2006, un juge de Tianjin à court d’arguments juridiques a tenté de l’étrangler en plein tribunal. L’histoire a fait le tour d’Internet. Soutenus par ses collègues, Gao s’était finalement consolé de sa mésaventure et avait repris le chemin des prétoires.

Comment peut-on être avocat en Chine ? Gao a plus que jamais matière à s’interroger. Me Pu Zhiqiang et Me Xia Lin, deux célèbres avocats pékinois, ont été arrêtés coup sur coup en 2014 : le premier en mai, le second en novembre. Dans les deux cas, la volonté de les mettre définitivement à l’écart des tribunaux précédait la découverte d’une quelconque infraction. En décembre 2015, Pu Zhiqiang a été reconnu coupable « d’incitation à la haine ethnique » et de « provocation de troubles » sur le fondement de quelques posts après qu’on a cherché en vain une trace de corruption, de comportement sexuel « déviant » ou encore de trahison en fouillant systématiquement ses comptes, sa vie conjugale, son ordinateur et ses carnets de notes ; il ne pourra plus jamais exercer. Quant à Xia Lin, le parquet, jugeant détenir suffisamment d’éléments contre lui, a transféré l’affaire au tribunal début 2016. Il serait coupable d’escroquerie bien qu’aucun des amis à qui il a emprunté de l’argent n’ait porté plainte.

Durant l’été 2015, les interpellations d’avocats ont pris un tour massif. Jusqu’alors la répression était ciblée sur des individus qui s’étaient distingués. Cette fois-ci, elle a frappé avocats grands aussi bien que petits par la notoriété. Au cours du mois de juillet, on a dénombré plus de 300 arrestations. Et surtout, elles ont eu lieu dans 24 provinces sur 33 ; difficile de ne pas y voir une opération coordonnée à l’échelon national.

Une répression inédite, donc, par son ampleur mais aussi par l’offensive médiatique déployée pour la justifier là où un épais silence règne habituellement autour de ces faits. Dès le 11 juillet, alors que les premières interpellations venaient d’avoir lieu, le Quotidien du peuple a publié un long article intitulé « Révélations sur ce qui se trame derrière les affaires de ‘protection des droits' ». Le fer y est porté à l’encontre d’un seul homme, Zhou Shifeng, directeur du cabinet Fengrui installé à Pékin. Au diable la présomption d’innocence, il est coupable d’avoir fait de son cabinet une « plate-forme » pour « monter en épingle », en s’appuyant sur les services d’un bloggeur, « une quarantaine d’affaires judiciaires depuis juillet 2002 (…) ce qui a gravement porté atteinte à l’ordre public ». Si l’avocat bénéficie du qualificatif de « suspect », on croit lire un acte d’accusation. Tout y est : l’individu est à la tête d’une bande organisée dénommée « cercle », il se procurerait des subsides auprès de l’étranger. Les journalistes s’appesantissent longuement sur son « mobile » : Zhou Shifeng serait obsédé par le désir de gagner en notoriété pour se constituer une clientèle. Seul l’appât du gain animerait cet agitateur prétendant œuvrer pour la « justice, l’intérêt général et la protection des droits ».

D’autres articles ont suivi : on y rapportait, pêle-mêle, que Zhou Shifeng serait coureur de jupons, qu’il aurait peut-être versé des pots-de-vin à des magistrats, que ses méthodes ne seraient pas professionnelles… Pour parachever ce lynchage rappelant les tristes heures de la Révolution culturelle, la télévision centrale a diffusé les aveux circonstanciés de collaborateurs du cabinet Fengrui. Et aux étrangers qui commettraient l’indélicatesse de s’en émouvoir, la presse anglophone* a martelé, au prix d’une traduction audacieuse, « qu’arrêter des avocats « violant la loi » [pour « utilisant des moyens extra-légaux » dans la presse sinophone ; NDLA] marque un progrès de l’Etat de droit ».
La violence de l’attaque a laissé Gao muet d’horreur et de dégoût. Comme tant d’autres avocats chinois, il avait soupiré de soulagement en voyant Xi Jinping accéder aux commandes du Parti en 2012. Son malheureux rival, Bo Xilai, brutalement limogé, s’en était violemment pris à eux, en les accusant de faire le jeu du crime, dans sa ville de Chongqing. Le répit a été de courte durée. Gao a vu dans cette campagne médiatique ciblée sur un seul homme le moyen pour le régime de jeter commodément le discrédit sur l’ensemble de sa profession. Il en a aussitôt ressenti les effets dans l’exercice de son métier ; depuis, tout est devenu plus compliqué : rencontrer un prévenu en détention, accéder aux informations, consulter un dossier judiciaire. Même si sa pratique, prudente, le met à l’abri d’une arrestation, il a peur. Et l’engagement récurrent du Parti à renforcer « l’Etat de droit socialiste » ne le rassure pas parce que « l’Etat de droit » affublé du qualificatif « socialiste » n’est plus « l’Etat de droit ». C’est, au contraire, l’affirmation résolue de maintenir un système politique refusant l’indépendance de la justice et tolérant les avocats à la marge.

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A propos de l'auteur
Judith Bout mène actuellement une thèse, sous la direction de M. Yves Chevrier et de Mme Isabelle Thireau à l’EHESS, sur l’histoire des avocats en Chine populaire. Elle est l'auteur de la biographie de Me Zhang Sizhi, la figure tutélaire des avocats chinois, sous le titre Les confessions de maître Zhang. Elle a également signé des articles dans la revue La Vie des idées.
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