De nuit comme de jour, Delal était poursuivie par la voix de ses bourreaux lui susurrant qu'ils la retrouveraient. Six mois après avoir réussi à leur échapper, la jeune fille, assaillie de flashback, revivait l'horreur de sa captivité entre les mains des combattants de l'Etat islamique (EI). Même à l'abri, dans un camp de réfugiés au Kurdistan irakien, à plus de 100 km de son village du Sinjar attaqué le 4 août 2014, elle les voyait partout. Epuisée de lutter seule contre ses fantômes, Delal, 18 ans, s'est vidé un bidon d'essence sur la tête, a craqué une allumette et s'est immolée, persuadée que sa nouvelle laideur serait le meilleur des boucliers. Brûlée à 80 %, elle a passé deux mois entre la vie et la mort, avant d'être évacuée en Allemagne par avion sanitaire, en juillet dernier. Elle est, depuis, prise en charge dans un hôpital de Stuttgart, où elle vient de subir sa onzième opération. Son corps et son visage sont couverts de bandelettes, et sa bouche, tordue en une grimace permanente. Sur les murs blancs de sa chambre, qu'elle ne quitte pratiquement jamais, son professeur particulier a placardé des listes de déclinaisons allemandes, que Delal étudie entre deux interventions.

Lorsque la jeune fille évoque son calvaire, retenue avec d'autres femmes près de Mossoul, le bastion de l'EI, son corps mutilé se met à trembler : « Le pire, c'était de ne pas savoir quand ils viendraient nous prendre. Je passais mon temps à guetter la porte d'entrée. Chaque fois qu'elle s'ouvrait, je voulais mourir. »

Jeune fille mutilée

©Véronique de Viguerie

Des femmes comme du bétail

Selon les associations en Irak, plus de 5 000 femmes ont été enlevées lors de l'offensive contre la région du Sinjar, au nord-ouest de l'Irak, afin de servir de « sabayas », selon l'expression islamique : des « femmes butin », dépouillées de leur humanité et réduites à l'état d'esclaves sexuelles.

Vidéo du jour

Un an et demi après la catastrophe, près d'un millier d'entre elles, comme Delal, ont été arrachées à l'enfer djihadiste. Elles ont pour la plupart été rachetées par leur famille lors d'opérations d'exfiltration menées avec l'aide d'habitants des villages tombés sous le joug de l'EI. Violées, torturées, vendues comme du bétail à maintes reprises, ces rescapées ont vécu l'inimaginable. « Nous avons compris que si nous ne faisions rien pour elles, elles ne survivraient pas », explique Michael Blumer. Ce docteur en théologie a pris la tête du Programme de quotas spéciaux, à destination des femmes et des enfants victimes de l'EI, doté de 95 millions d'euros, initié l'an dernier par l'Etat du Bade-Wurtemberg. Alors que l'Union européenne ferme ses frontières aux migrants et que le sentiment anti-réfugiés grandit un peu partout, ce land limitrophe de la France, un des plus riches d'Allemagne, a accueilli plus de 150 000 réfugiés en 2015 et abrite une importante communauté de yézidis, cette minorité religieuse persécutée par l'EI, qui les accuse d'être des adorateurs du diable. « Dans le Bade-Wurtemberg, nous n'avons pas d'armée mais nous avons une foi solide », poursuit Michael Blumer, membre de l'Union chrétienne-démocrate d'Allemagne, le parti d'Angela Merkel.

Ce père de famille n'a pas hésité à effectuer une dizaine de missions en Irak afin de sélectionner les bénéficiaires du programme. Il s'agit principalement de veuves et d'enfants, dont le traumatisme a été confirmé par des experts sur place, accueillis pour une période de deux ans au terme de laquelle ils peuvent choisir de rester en Allemagne. 500 femmes et 600 enfants au total, hébergés dans des refuges ultra-secrets pour des raisons de sécurité.

Femmes Daech se maquille

©Véronique de Viguerie

Les hommes sont interdits

A environ 50 km de Stuttgart, au cœur d'une bourgade bordée de forêts, une centaine de rescapées tentent de se reconstruire dans l'un d'entre eux, un ancien hôpital à la façade anonyme.

Les murs sont tapissés de photos du Baba Cheikh, le « pape » des yézidis, et de peintures d'enfants représentant les drapeaux irakien et allemand, un char d'assaut surmonté d'une mitrailleuse ou une princesse enchaînée derrière des barreaux. Toutes ses occupantes ont vécu l'horreur, avec une invariabilité effrayante. Ameena, 15 ans (elle en avait 13 au moment de l'attaque de son village), a fui dans les montagnes en compagnie de milliers d'autres yézidis lors de l'assaut des djihadistes. Rattrapée avec toute sa famille, elle raconte le tri habituel opéré entre hommes et femmes, garçons pubères et non pubères, et l'exécution d'une trentaine d'hommes adultes de son village, qui se sont écroulés sous les balles. Avec une cinquantaine d'autres femmes, Ameena a été emmenée dans une prison à Mossoul, puis dans une école à Tal Afar, et enfin dans une maison abandonnée d'Al Shadadi – des localités irakienne et syrienne tombées sous le joug de l'EI. A chaque étape de sa captivité, qui a duré quatre mois, l'adolescente a été revendue et violée. « Ils nous humiliaient, nous prenaient devant tout le monde. Je faisais tout pour m'enlaidir, je refusais de me laver et me barbouillais le visage de cendres. Mais avec le temps, ça ne les dissuadait même plus… » Ameena se force à sourire, mais on la sent si fragile.

Jeune fille se lave les mains

©Véronique de Viguerie

Un visage étranger, une voix, une barbe suffisent à réveiller les traumatismes. Alors les hommes sont interdits dans l'enceinte du refuge. « C'est un espace protégé », explique Sabina Pereira, l'assistante sociale en charge de la structure, qui a dû repousser une foule de curieux lors de l'arrivée des premières victimes. Si les habitants du coin sont nombreux à offrir des vêtements, les yézidis installés en Allemagne ont surtout cherché à arranger des unions au sein de la communauté. « Hors de question que ce lieu devienne un salon du mariage. C'est trop tôt, ces femmes doivent d'abord panser leurs plaies, apprendre à lire et à écrire, trouver un travail », estime Sabine Pereira, avant de reconnaître que ce sont là des « idées d'Européenne ». L'accueil de ces survivantes, issues d'une culture traditionnelle et patriarcale, a nécessité un certain nombre d'ajustements, y compris dans la nature des soins apportés. « Impossible de les coucher sur un divan ou de faire de l'analyse freudienne pure et dure », sourit Michael Blumer, qui se souvient de cette femme indignée après sa première consultation avec un psychiatre. « Elle nous a dit : “Il se prétend médecin, mais il n'a fait que parler et ne m'a même pas prescrit de médicaments.” » La psychothérapie est un ovni pour les yézidis, qui ne raisonnent pas en termes d'individus mais de groupe. Le programme de reconstruction privilégie donc les activités collectives, misant sur l'apprentissage d'une nouvelle vie comme la meilleure des thérapies.

Hors de question que ce lieu devienne un salon du mariage. Ces femmes doivent d'abord panser leurs plaies

Foyer d'accueil Allemagne Daech

©Véronique de Viguerie

Réapprendre le quotidien

Sortir du refuge, gérer un budget, faire des courses ou prendre le bus… Pour ces traumatisées venues d'un autre monde, chaque petit geste du quotidien est un défi. « En Irak, elles restaient toute la journée à la maison et vivaient dans un petit village où elles connaissaient tout le monde. Ici, elles sont forcément un peu perdues », explique Fatiha, une assistance sociale qui tente de rassembler ses troupes pour une séance shopping. Il est 10 heures, mais dans les chambres rien ne bouge. Ses occupantes trouvent rarement le sommeil avant 4 heures du matin et dorment serrées les unes contre les autres, pour apprivoiser la peur du noir et les cauchemars. Leïla est parmi les premières à se réveiller. Dans ses grands yeux bruns éternellement embués, les larmes stagnent mais ne coulent plus. La jeune femme de 19 ans a été séquestrée, avec des centaines d'autres, dans une grande maison de Mossoul où des combattants venaient faire leur marché. « Ils comparaient les physiques, les âges, les prix. C'était vraiment comme un supermarché de femmes », murmure-t-elle en regardant ses pieds.

J'aime tout de mon nouveau pays. Rien ne me manque, sauf ma maman

Leïla est achetée par un homme d'une quarantaine d'années, qui fait également l'acquisition d'une esclave de 11 ans. « Il nous a dit : “Vous êtes comme mes filles, je ne vous ferai aucun mal.” Bien sûr, nous ne l'avons pas cru. » Un soir, Leïla profite du viol de sa compagne pour s'enfuir. Depuis, la culpabilité la ronge. Ses parents et ses deux frères sont toujours entre les mains de l'EI. Ici ou ailleurs, la jeune femme n'a pas l'énergie de commencer une nouvelle vie : « Je me sens triste, seule, sans but. »

Dessin d'enfant Daech

©Véronique de Viguerie

La résilience des plus jeunes

Même dans l'exil, ces survivantes restent engluées dans leur chagrin. Bouchra, 36 ans, passe ses journées, prostrée, dans sa chambre. Achetée par un djihadiste de Raqqa, elle a été violée pendant neuf mois devant ses trois jeunes enfants. Chaque nuit, son petit dernier, 4 ans, se réveille en hurlant. Son aîné, 17 ans, a été recruté de force par l'EI et envoyé dans un camp d'entraînement au djihad. D'une voix basse, Madjid raconte l'apprentissage obligatoire du Coran, dont il peut encore réciter soixante-sept versets par cœur, la formation intensive au maniement des armes et les exécutions publiques. « Une fois, ils ont surpris un des leurs en train de vendre de la drogue. Ils nous ont forcés à regarder quand ils l'ont égorgé. » Le fils de Bouchra a été relâché moyennant 10 000 $, quelques semaines après sa mère et ses frères et sœurs, rachetés 50 000 $. Selon le témoignage d'habitants de son village, son père, introuvable, serait enseveli dans une fosse commune. « Parfois, je préférerais être morte que veuve, criblée de dettes et assommée de cauchemars », dit sa mère en sanglotant. « Pour les plus âgées, le processus de reconstruction est particulièrement délicat, à cause de la pression sociale et du poids des croyances religieuses », note le docteur Ilhan Kizilhan, spécialisé dans le domaine du traumatisme psychique, qui a notamment travaillé avec les victimes des guerres de l'ex-Yougoslavie ou du génocide au Rwanda. Le psychiatre, de confession yézidie, observe en revanche une résilience « bluffante » chez ses patientes âgées d'une dizaine d'années. Des gamines qui, après quelques semaines en Allemagne, se remettent à manger, parler, sourire, vivre normalement. Rounak, 8 ans, a appris à parler couramment l'allemand en six mois : « J'aime tout de mon nouveau pays, et même aller à l'école. Rien ne me manque de mon ancienne maison, sauf ma maman », toujours entre les griffes des hommes de l'EI, comme près de 4 000 femmes et enfants. Alors que le Programme des quotas spéciaux du Bade-Wurtemberg –autorisé et financé pour 1 100 personnes – s'est terminé en janvier dernier, des centaines d'autres rescapées attendent, dans des camps de misère, une aide qui ne vient pas.