Halal, modest fashion et consorts : ces nouveaux marchés identitaires

L'offre de produits et de services ainsi que les parcours de consommation prennent de plus en plus en compte l'origine ethnique ou la religion. Illustration.

Par

Modest Fashion Week à Istanbul en mai 2016.
Modest Fashion Week à Istanbul en mai 2016. © Anadolu Agency/ONUR COBAN

Temps de lecture : 11 min

Ryan est cadre dans le secteur bancaire à Amiens. Comme beaucoup de Français, il fait ses courses dans les enseignes classiques. Depuis quelques années, le trentenaire s'y fournit aussi au rayon de produits halal, de plus en plus étendu et achalandé : « J'ai l'habitude de consommer halal depuis tout petit. Mais là où mes parents achetaient uniquement de la viande ou des produits sans alcool, j'ai accès à une gamme élargie de produits : diverses charcuteries, bonbons sans gélatine de porc, boissons sans alcool, plats préparés… » Indique-t-il. Son épouse Eloïse, si elle n'achète pas de façon systématique ces produits, les consomme néanmoins aussi régulièrement. Pour le jeune couple, ces aliments « sont bien présentés et ressemblent aux autres produits ».

La newsletter Économie

Tous les jeudis à 17h

Recevez le meilleur de l’actualité économique.

Votre adresse email n'est pas valide

Veuillez renseigner votre adresse email

Merci !
Votre inscription a bien été prise en compte avec l'adresse email :

Pour découvrir toutes nos autres newsletters, rendez-vous ici : MonCompte

En vous inscrivant, vous acceptez les conditions générales d’utilisations et notre politique de confidentialité.

Un marché en pleine expansion

Selon Abbas Bendali, consultant pour Solis Conseil, le marché du marketing ethnique et/ou religieux est effectivement en plein essor. Son cabinet conseille depuis plus de dix ans, à travers diverses études, les entreprises qui souhaitent développer des offres spécifiques à destination d'une population « d'immigration récente, du Maghreb ou d'Afrique subsaharienne ». « La part la plus importante en est évidemment l'alimentation. On trouve quasiment tout le panier de la ménagère en version halal », indique le consultant. Les multinationales n'hésitent d'ailleurs plus à investir dans ce marché considéré comme d'avenir. Ainsi derrière les marques de boissons ethniques telles Hawaï ou Melinda se trouvent de fait les géants Coca-Cola ou Pepsi. Ce marché connaît aussi une forte hybridation avec une multiplication d'offres de produits et de services. Ainsi du transfert d'argent, avec la présence de Western Union ou de MoneyGrame, de la téléphonie avec Orange, SFR ou encore Bouygues, des offres de programmes spécifiques de chaînes télévisées, des hôtels aux prestations « halal », des banques et assurances dans une logique différente de celle des autres structures…

Un produit halal de marque Reghala dans un rayon de supermarché.  ©  GODONG / BSIP
Supermarket. Hallal meat. © GODONG / BSIP


Être et avoir, le consumérisme identitaire

Selon Florence Bergeaud-Blackler*, anthropologue et chercheuse associée à l'Iremam (Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman), le marketing ethnique se comprend comme « une stratégie marchande qui consiste à cibler, dans une population générale donnée, une population particulière sur la base de son origine culturelle, ethnique ou religieuse, afin de mieux correspondre à ses attentes ou besoins spécifiques, et donc de vendre davantage ». Nul prosélytisme systématique, donc, dans les motivations des entreprises, mais la simple logique économique qui pose que, là où il y a un besoin (quitte parfois à le créer), il y a un marché.

Au sein du marketing ethnique, le marketing religieux en est une forme particulière, « dans le sens où la segmentation va s'appliquer à une religion ». Exemple typique du marketing religieux, le marketing islamique, né dans les années 2000 entre Londres et Dubaï « d'une rencontre entre la finance, les pétrodollars et le fondamentalisme wahhabite qui promeut un rapport littéral au texte et fait passer la culture au second plan », rappelle au Point Afrique Florence Bergeaud-Blackler.

Le marketing islamique se développe sur une acception élargie de la notion de « halal ». Ce terme, en droit musulman, désigne ce qui est « permis » ou « licite ». Théoriquement sont interdits de consommation la viande de porc et l'alcool ainsi que toute chair d'animal qui n'aura pas été abattu rituellement. Mais de qualificatif cette notion est peu à peu devenue aussi un substantif, « le halal ». Indice probant de cet élargissement, les divers produits et services désormais « halalisés » : services médicaux, tourisme, médias et même cosmétiques.

Ainsi, Neila, 22 ans, musulmane pratiquante, ne jure plus que par le vernis « halal » qu'elle se fait poser régulièrement dans une petite onglerie parisienne vantant ce service spécifique : « Le vernis classique imperméabilise l'ongle et empêche les ablutions pour la prière d'être correctement faites. Celui que je porte répond aux exigences, car il est moins imperméable », explique-t-elle au Point Afrique, montrant ses mains joliment ornées d'un rose pâle.

De la viande halal dans un supermarché Carrefour en mai 2012.  ©  AFP PHOTO / PHILIPPE HUGUEN


« Halal way of life », d'abord une logique économique

Cedomir Nestorovic**, professeur de marketing à la Business School Essec, observe ainsi qu'à Singapour, là où il vit, « même l'eau, commercialisée par Danone, ou encore les ordinateurs peuvent garantir un label halal ». Ce « halal way of life » a aussi son sommet mondial qui se tient à Dubaï, où s'organise chaque année le GIES, Global Islamic Economic Summit. En France, récemment, le marketing religieux et/ou ethnique a été au cœur d'un débat vif. Laurence Rossignol, ministre des Droits, avait estimé que les marques qui proposent des vêtements islamiques faisaient « d'un certain point de vue la promotion de l'enfermement du corps des femmes ». Dans la visée de la ministre des Droits de la Femme, le britannique Marks & Spencer ou encore le japonais Uniqlo qui ont développé des vêtements « islamo-compatibles ». Même la très italienne griffe Dolce & Gabbana a lancé en début d'année une collection nommée « Abayas », du nom de ces longues robes couvrantes portées dans les pays moyen-orientaux, même si, vues par D & G, ces abayas de luxe sont toutes de soie transparente et de dentelles mêlées. En 2015, ce sont les américains Tommy Hilfiger et Oscar de la Renta qui ont commercialisé une collection destinée  spécifiquement aux femmes musulmanes. Les géants du prêt-à-porter Mango ou H&M ont, quant à eux, produit des campagnes publicitaires figurant des mannequins voilées.

Pourtant, selon Cedomir Nestorovic, il ne faut pas chercher dans ce marketing ethnique et sa variante religieuse autre chose qu'une simple volonté de profiter d'un marché porteur. « Il s'agit là d'une opération purement économique. Si ces sociétés se lancent dans ce créneau, ce n'est pas par parce qu'elles sont devenues musulmanes ou qu'elles s'essaient au prosélytisme, mais simplement parce qu'elles pensent qu'il y a là un marché, donc du profit à faire. Il y a une grande confusion entre le problème politique, la dimension religieuse et la dimension économique. Évidemment, la France qui se vit comme un pays laïque s'interroge sur la place de la religion dans la société. Mais ces questions, d'un simple point de vue économique, ne sont pas intéressantes », indique-t-il au Point Afrique.

Des mannequins défilent au Modest Fashion Week d'Istanbul de mai 2016. Ici au Haydarpasa Terminal d'Istanbul. ©  Mohammed Elshamy


Un marché de plus de 700 milliards d'euros...

Rien qu'en France, avec une population musulmane estimée à cinq millions, les chiffres sont effectivement là, éminemment alléchants : « Le marché français du halal est estimé à 5,5 milliards euros », indique Abbas Bendali, de Solis Conseil. Pour la seule année 2015, selon le World Halal Forum, le marché mondial du halal s'est élevé à plus de 700 milliards d'euros. D'après une étude mondiale de Thomson Reuters, les musulmans dépensent annuellement 266 milliards de dollars en vêtements et chaussures par an, soit plus que les Japonais et les Italiens réunis. Plus encore, d'ici à 2019, ce chiffre devrait passer à 484 milliards de dollars. Plus largement, sur le plan mondial, en 2025, 30 % de la population mondiale sera musulmane.

Si les marques H&M, Uniqlo ou Marks & Spencer ont créé la controverse en France, leurs produits s'inscrivent pourtant dans un double mouvement mondial indéniable : le phénomène du « muslim proud » et la volonté des entreprises d'investir dans le créneau de la diversité. Le « muslim proud », ou fierté musulmane, est un mouvement encore diffus, certes, mais déjà  aisément décelable au Royaume-Uni avec, par exemple, ces tutoriels à succès où des youtubeuses musulmanes montrent comment nouer de façon coquette son voile ou comment se maquiller avec des produits « conformes ». Il s'accompagne du désir de consommer des produits spécifiques, avec un pouvoir d'achat en constante augmentation.

... mais aussi une philosophie de vie

L'islam n'est d'ailleurs pas la seule religion travaillée par ce désir qui a pris, entre autres, la forme de la « modest fashion » (mode pudique). Dans le christianisme, notamment aux États-Unis ou au Brésil avec les mouvements évangélistes, se développent aussi des lignes de vêtements pour femmes. Le credo en est simple : « Modest is hottest » (qu'on pourrait traduire par « la modestie est plus sexy »). Des marques se créent aussi, s'adressant aussi aux femmes juives pratiquantes (la très new-yorkaise Mimu Maxi, par exemple). Étonnamment, on assiste même à un certain œcuménisme vestimentaire, ces lignes pouvant être adaptées aux femmes juives, chrétiennes et musulmanes de façon indifférente.

Cette tendance, qui cherche à concilier foi et consumérisme, aspirations religieuses et mode de vie séculier, a ainsi été parfaitement comprise par des multinationales qui trouvent là une formidable vitrine publicitaire mais aussi des niches inexplorées de consommatrices. Paradoxe ultime, ces multinationales, pourtant construites sur l'offre de gammes standardisées, uniformisées car mondialisées, mettent ainsi en avant l'argument du respect de la différence. Cedomir Nestorovic remarque ainsi qu'« il s'agit surtout d'utiliser l'argument de la diversité comme un formidable instrument marketing. Et, par cette notion, les sociétés n'entendent pas seulement la diversité ethnique mais aussi la diversité religieuse ».

Un mannequin défile au Modest Fashion Week d'Istanbul de mai 2016. Les modèles présentés étaient ceux de Mimya, Gulshaan, Ainee Suhaidi, K¸bra Biriktir, Monika Jufry, Hannie Hananto, Najua Yanti, Mustafa Dikmen and Zehra Kocbay. ©  Onur Coban / Anadolu Agency


Une perception particulière en France

Comment comprendre les réactions vives qui ont entouré en France le lancement de ces lignes de vêtements « islamo-compatibles » ? Pourquoi ce qui est considéré par les sociétés qui les commercialisent comme entrant dans une simple logique économique de répondre aux désirs d'une clientèle spécifique est-il compris en France comme une insupportable atteinte aux droits des femmes ou à la laïcité ?

Pour Florence Begeaud-Blecker, cela s'explique d'abord par le fait que « les Français considèrent que la visibilité du religieux peut être un message prosélyte ». Elle note également:  « La polémique arrive à une période particulière de notre histoire, qui s'est ouverte en janvier 2015. La société française a été obligée de regarder l'islamisme en face et dans sa forme la plus violente qu'on appelle le djihadisme. (…) Avec ses jeunes de la troisième, voire quatrième, génération issus de l'immigration et ses convertis en burqa et en qamis [un vêtement long porté traditionnellement par les hommes musulmans], la société française multiculturelle des années 2010 se découvre transformée, profondément, et meurtrie, ce qui dans un contexte politique et économique difficile est déstabilisant. » L'anthropologue observe d'ailleurs que c'est peut-être là la limite du développement du marketing islamique, car, « s'il est trop politisé, le chaland fuit ».

Intégration et mondialisation, l'identité « glocalisée » ?

La multiplication des produits ethnico-religieux traduit-elle forcément un repli identitaire ? Ou assiste-t-on aussi à une « gentrification » du halal, avec l'émergence d'une « beurgeoisie » au pouvoir d'achat élevé ? Cette « beurgeoisie » a-t-elle développé des stratégies originales de consommation, liant dans le même mouvement désir de produits élaborés mais également respect de leur foi et culture ? On serait tenté de répondre par l'affirmative à observer de près les produits alimentaires offerts par le marché du halal en France. Il est, en effet, frappant de constater que beaucoup sont des ersatz d'aliments déjà existants. Certains sont même typiques de la gastronomie hexagonale : foie gras, choucroute, champagne sans alcool, saucisse fumée, le tout évidemment estampillé halal.

Selon Abbas Bendalli, « ce sont des copiés-collés de ce qui existe sur le marché français. Ils sont faits pour des gens actifs et jeunes qui plébiscitent leur praticité. La référence de ces consommateurs est la France, donc ils recherchent forcément des copies de produits que consomme leur voisin non musulman ». Pour Cedomir Nestorovic, il faut toutefois nuancer cette approche : « Certes, il y a une augmentation du pouvoir d'achat des musulmans installés dans les pays occidentaux qui entraîne un désir de consommation. En parallèle, on constate une tendance à se renfermer sur sa communauté, notamment en raison de la discrimination ou du questionnement identitaire. Cette tendance s'accompagne de la recherche de produits spécifiques. »

Un modèle défile au Modest Fashion Week d'Istanbul de mai 2016.  ©  Mohammed Elshamy / Anadolu Agency


« Discriminer sans exclure »

Mais, plus largement, le spécialiste de marketing ethnique souligne que c'est là une tendance générale qui se perçoit dans le monde occidental : « Ce renfermement identitaire est, d'un point de vue politique, négatif. Mais, du point de vue du business, il ne l'est pas. La société qui se ferme consomme des produits spécifiques, car le produit consommé est aussi devenu indice d'identité. » Dis-moi ce que tu consommes, je te dirai qui tu veux être, en somme… Or ce repli identitaire qu'a très bien saisi le marketing ethnique semble trouver dans la mondialisation son élan et le moyen de son développement, dans un double mouvement paradoxal mêlant local et global, particularisme et uniformité. Aussi Florence Bergeaud-Blacker constate-t-elle que « le marketing ethnique peut chercher à répondre à un petit segment de population et profiter de sa mauvaise intégration. Mais, en général, il a une vocation extensive. Il cherchera donc à s'adresser à d'autres populations,  à des acheteurs en recherche d'exotisme, par exemple. Tout le dilemme du marketing ethnique est de discriminer sans exclure ».


* Auteur notamment de Comprendre le halal, Edipro, avec Bruno Bernard, 2010

** À paraître Islamic Marketing, Springer, 2016