Mais qu'est-ce que Rockfeller Jr vient faire sur le chef-d'œuvre de Diego Riviera ?
En une : Diego Rivera, L'homme, Contrôleur de l'Univers ou L'homme à la croisée des chemins, 1934

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Culture

Mais qu'est-ce que Rockfeller Jr vient faire sur le chef-d'œuvre de Diego Riviera ?

En 1933, Diego Rivera est commissionné par le milliardaire Nelson Rockefeller pour réaliser une immense fresque dans le Rockefeller Center, alors en cours de construction à New York. Mais un homme va se dresser entre eux. Récit d’un choc de titans.

Au deuxième étage du somptueux Palais des beaux-arts de Mexico, un homme tient dans ses mains les rênes du monde. Depuis son trône de fer, il a engendré deux visions antinomiques de la civilisation. À sa droite, le capitalisme – avide de conquête, d'argent et de progrès – et à sa gauche, le communisme – ses prolétaires, son collectivisme et ses illustres hérauts. Ce créateur manichéen est L'homme, Contrôleur de l'Univers, né de l'esprit et des pinceaux du maître mexicain Diego Rivera. Parmi les dizaines de visages qui ornent l'immense fresque murale, celui de Lénine et Marx, reconnaissables entre mille, et d'autres dans l'ombre, mystérieux anonymes ou presque.

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À tribord, dissimulé au milieu des danseurs et des joueurs de cartes, un visage dur et sombre prend part à la débauche, un martini à la main. Cet homme à lunettes, a priori inconnu au bataillon, n'est autre que l'homme d'affaire John D. Rockefeller Junior, le fils de son non moins célèbre papa, le magnat du pétrole John Davison Rockefeller. Mais que fait donc l'un des membres les plus influents de la puissante économie américaine dans cette fresque de Rivera ? L'historie commence deux ans plus tôt.

1932. L'Amérique est plongée dans la noirceur de la Grande Dépression. Tandis que le président Roosevelt tente en vain de redresser son pays gangrené par la crise économique depuis le krach boursier de 1929, les métayers dépossédés des romans de Steinbeck affluent vers la Californie pour tenter leur chance sous les orangers de la terre promise. De son côté, la famille Rockefeller – prémunie jusqu'à la fin des temps contre toute forme de récession – débute les travaux du colossal Rockefeller Center au cœur de Manhattan.

Quelques années plus tôt, John Davison Rockefeller a décidé d'investir une partie de sa fortune dans l'immobilier et se lance à l'époque, avec l'aide de son fils et de son petit-fils Nelson, dans la construction de cet immense complexe commercial de style Art déco entre la 5e avenue et l'avenue des Amériques. Plus de 4 000 ouvriers new-yorkais vont travailler sur les quatorze bâtiments qui composent ce centre. Très rapidement, ce chantier colossal va devenir l'un des plus gros projets privés d'aménagement urbain que le XXe siècle ait jamais vu. John Davison Rockefeller ne verra jamais le Rockefeller Center : il meurt en 1937 et laisse à ses héritiers les rênes de son rêve inachevé.

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Diego Riviera et Nelson Rockefeller

Quelques années avant la mort de son illustre grand-père, Nelson Rockefeller se voit confier la décoration du Radio City Music Hall, la salle de spectacle du complexe, qui deviendra à son ouverture le plus grand théâtre couvert du monde. Comme « Rockefeller » rime avec « folie des grandeurs », Nelson réclame les plus grands peintres pour habiller le Radio City d'or et de renom. Son choix se porte modestement sur Pablo Picasso, Henri Matisse et Diego Rivera. Épaulé par Raymond Hood, l'architecte du bâtiment, il exige des trois artistes qu'ils leur soumettent des échantillons de leurs projets pour le théâtre. Offensés, Matisse et Picasso refusent platement. Rivera décline l'offre lui aussi, pour les mêmes motifs, sans parler de ses opinions politiques, en contradiction totale avec l'essence même du projet.

Mais Rockefeller insiste et lui propose un thème qui va faire mouche dans son cœur de visionnaire en mal de révolution : L'homme au croisement des chemins, regardant avec espoir et d'une façon éclairée vers le choix d'un avenir meilleur et novateur. Malgré ces préliminaires compliqués, Rivera est séduit par ce sujet moderniste. Poussé par le milieu artistique new-yorkais qui l'encourage aussi par provocation à accepter la commission, il concède finalement à travailler avec Rockefeller et il lui fournit les croquis demandés. En mars 1933, il arrive à New York et commence les esquisses de L'Homme à la croisée des chemins, le nom originel de cette fresque qu'il ne finira jamais.

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Deux mois passent sans que Nelson Rockefeller et Diego Rivera ne se soient encore jamais rencontrés. Ils communiquent alors par lettres et par l'intermédiaire de Raymond Hood et des journaux qui s'intéressent à l'avancée de la fresque. C'est justement une interview que Rivera va donner courant avril au World Telegram qui va celer le destin de son tableau. Le journaliste l'interroge quant à la représentation de Lénine dans sa peinture et Rivera répond, conscient qu'il va à l'encontre de l'opinion publique américaine : « Tant que l'Union Soviétique existera, le fascisme nazi ne sera jamais sûr de sa survie (…) Si les États-Unis souhaitent préserver la démocratie, ils doivent s'allier avec l'Union Soviétique contre le fascisme. Et puisque Lénine est l'éminent pré fondateur de l'Union Soviétique et aussi le premier et altruiste théoricien du communisme moderne, je l'ai représenté comme l'instrument d'une alliance inévitable entre les Russes et les Américains. » L'article paraît le jour suivant.

Le journaliste raconte qu'étant donné les opinions politiques très rouges de Rivera, une fresque murale révolutionnaire est en cours de réalisation au Radio City. Il suggère aussi implicitement un glorieux et provocateur pied de nez au propriétaire des lieux, Nelson Rockefeller. Sans surprise, après quelques jours de silence, une lettre de Rockefeller parvient à Rivera lui demandant expressément d'effacer le visage de Lénine du tableau, quand bien même le portrait du philosophe figurait dans les croquis que Rivera avait fourni à Raymond Hood et à Rockefeller dès le départ. Calmement, Rivera refuse et répond qu'il préfère, plutôt que de mutiler son œuvre, la détruire physiquement et dans son entièreté pour en préserver au moins l'intégrité. Son contremaître le prendra au mot un an plus tard, non sans avoir essuyé la tempête médiatique que provoqua leur discorde, mêlant intellectuels et artistes révoltés d'un côté et conservateurs inflexibles de l'autre.

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Au printemps 1933, alors que la bataille bat son plein, Rivera donne sa vision des faits au micro d'une petite radio new-yorkaise. Dans un élan universaliste, il soulève la question fondamentale de la propriété des œuvres d'art : « Si un millionnaire achète la Chapelle Sixtine qui contient le travail de Michelangelo, ce millionnaire a-t-il le droit de détruire la Chapelle Sixtine ? Dans la création humaine, il y a des choses qui appartiennent à l'humanité toute entière, et aucun propriétaire individuel ne devrait avoir le droit de détruire ou de garder une œuvre d'art pour lui seul et pour son seul plaisir ». En février 1934, malgré les contestations de tous bords, la fresque est détruite.

À gauche, Rockefeller Jr un verre de Martini à la main

À gauche, Rockefeller Jr un verre de Martini à la main

Quand Diego Rivera l'apprend, il est rentré à Mexico depuis plusieurs mois et travaille déjà sur la reproduction de L'Homme à la croisée des chemins – qu'il renommera L'homme, Contrôleur de l'Univers – dans le Palais des beaux-arts de Mexico. Il est désormais complètement libre de ses mouvements et de la représentation de ses engagements politiques. Vindicatif, il décide d'intégrer d'autres grandes figures du communisme aux côtés du sulfureux Lénine – notamment Marx, Trotski, et Engels – qui ne se trouvaient pas dans la version qu'il avait réalisée pour le Rockefeller Center.

Sur sa fresque, dans les limbes du capitalisme, à la droite de son créateur ressuscité non pas le fils et encore moins le Saint-Esprit, mais le fameux portrait peu flatteur de John D. Rockefeller Junior, le père de Nelson Rockefeller. Un affront manifeste envers cette famille symbole du capitalisme effréné à l'américaine qui a vandalisé et méprisé sa vision éclairée du futur. Pour l'anecdote, c'est après ce différend fatal avec les Rockefeller que Diego Rivera inventa le « mural transportable ». Cela n'empêchera pas par la suite certains de ses tableaux mobiles d'être perdus ou subtilisés. Mais ceci est une toute autre histoire.

Lucie Etchebers-Sola est sur Twitter.