Société
Expert- Indonésie Plurielle

 

L’indonésien langue facile ?

Manuscrit javanais sur feuille de palmier, daté de 1531
Manuscrit javanais sur feuille de palmier, daté de 1531. Les dessins sont exécutés à l'encre avec un stylet à pointe, permettant de légèrement inciser la feuille. (Crédit : FREDRIK VON ERICHSEN / DPA via AFP)
Les réputations sont souvent tenaces. En matière de langues, elles sont multiples. Parmi celles que l’on dit les plus compliquées : le turc (vrai), le coréen (vrai), le chinois (bien plus facile qu’il n’y paraît ! ) Parmi les plus simples : l’anglais (faux, à l’exception peut-être de l’anglais sabir international) ou l’indonésien (faux). En réalité toutes les langues sont complexes car elles englobent une double dimension culturelle et historique qu’il faut intégrer afin de pouvoir les comprendre mais aussi parce que, lorsqu’elles n’appartiennent pas à un groupe de langues dont on maîtrise déjà la structure, les particularités ou la vision du monde (langues agglutinantes, langues latines, langues tonales…), elles demandent un effort d’apprentissage. Principe de base : on ne peut pas juger une langue à travers le prisme de la sienne, prise comme étalon de logique ou de perfection. Parmi ces langues considérées – parfois avec un peu de condescendance- comme simples, l’indonésien.
Anda Djoehana Wiradikarta nous explique pourquoi cette langue austronésienne parlée en Indonésie, mais aussi – avec des nuances- en Malaisie, est loin d’être aussi « facile » qu’on le dit trop souvent.
* Nom indonésien de la langue indonésienne. Bahasa, du sanskrit bhasa (भाषा), veut dire « langue » : bahasa Perancis signifie « langue française », bahasa Inggeris, « langue anglaise » etc.

** Solenn Honorine, Indonésie – Histoire société culture, ed. La Découverte, 2013, p.66

Pays où l’on parle plus de sept cents langues, l’Indonésie a une langue nationale : l’indonésien. Le site d’Assimil présente cette langue comme étant « d’une extrême simplicité car les conjugaisons, marques de genre ou de pluriel n’existent pas. » Une journaliste française qui a vécu quatre ans à Jakarta dit même plus : « Le ‘bahasa indonesia’* [est] peut-être la langue la plus facile au monde. […] Pas de masculin ni de féminin, pas de déclinaison, pas de conjugaison, pas de présent ni de futur. »**
*La famille austronésienne comprend notamment les langues dites « aborigènes » de Taïwan, celles des Philippines, de la majorité des Indonésiens, les langues du Pacifique et le malgache.
L’indonésien n’est pas la seule langue à se caractériser par l’absence de conjugaison, de déclinaison, de marque de genre ou de nombre. Dans les langues austronésiennes* en général, famille dont fait partie l’indonésien, mais aussi austroasiatiques, comme le khmer et le viêt, sino-tibétaines, comme le birman et le chinois, et tai-kadai [parlées dans la péninsule indochinoise et dans le sud de la Chine, NDLR], comme le lao et le thai, les mots sont invariables. On pourrait donc tout aussi bien qualifier ces langues de « faciles ».
Toutefois, à l’exclusion du khmer, ces langues présentent pour le francophone une difficulté : elles sont tonales. Dans ces langues, dont les mots de base n’ont qu’une syllabe, le niveau du ton (haut, moyen, bas, montant, descendant, modulé) change le sens du mot. L’acquisition du ton n’est pas aisée pour tout le monde. Prononcer correctement un mot en birman, en chinois, en thaï ou en viêt est donc difficile et peut produire de l’incompréhension. L’indonésien n’est pas une langue tonale et ne présente pas de difficultés de prononciation pour un francophone. En outre, les mots de base de cette langue ont en principe deux syllabes, ce qui diminue les possibilités de malentendu.

Une écriture romanisée

Une autre difficulté du birman, du chinois, du khmer ou du thaï est l’écriture. En chinois, il faut connaître plus de deux mille idéogrammes pour pouvoir lire un journal. Le birman, le khmer et le thaï, qui s’écrivent à l’aide d’alphabets d’origine indienne, sont plus abordables. Néanmoins, une inscription ou un texte dans ces langues restent inaccessibles si on ne maîtrise pas ces systèmes d’écriture. L’indonésien s’écrit avec l’alphabet latin et ne présente donc aucune difficulté de lecture et d’écriture pour un Français.
* Rappelons que le malais n’est en réalité aujourd’hui plus une langue unique, mais un groupe de langues résultant de l’évolution de la langue initiale dans différentes parties de l’archipel et de la péninsule de Malacca.

** Scott Paauw, One Land, One Nation, One Language: An Analysis of Indonesia’s National Language Policy, University of Rochester Working Papers in the Language Sciences, 5(1) (2009)

Cet usage de l’alphabet latin n’est pas récent. L’indonésien est une forme de malais*, qui est depuis des siècles la langue qui permet aux individus des différentes populations du vaste archipel de communiquer entre eux. (lire l’article publié sur Asialyst « Les langues de l’Indonésie« ). A leur arrivée au début du XVIe siècle, les Européens avaient constaté ce rôle du malais. En 1865 les Néerlandais, qui contrôlent alors la plus grande partie de l’archipel, instituent officiellement le malais comme deuxième langue d’administration, aux côtés du néerlandais**. Bien que le malais des textes classiques, juridiques et religieux s’écrivent dans un alphabet arabe adapté, le jawi, le gouvernement colonial adopte l’alphabet latin pour l’écrire. Le mouvement nationaliste qui naît dans les Indes néerlandaises dans les années 1910 adopte lui aussi le malais et l’alphabet latin, le rebaptisant bahasa Indonesia, « indonésien ». Le nom « Indonesia » était en effet devenu l’étendard du mouvement national dans ce qui s’appelle à l’époque les Indes néerlandaises. (lire l’article sur Asialyst « Une histoire du nom Indonésie« ).

Le faux argument du contexte

* Denys Lombard, N.F. Alyeva, Yazyki Yugo-Vostochnoi Azii : problemy povtorov, Archipel, volume 23 (1982), pp. 231-232
La description de l’indonésien que font Assimil et la journaliste citée plus haut est problématique. Cette dernière explique ce que la langue n’a pas, mais ne dit rien de ce qu’elle a. Certes, Assimil précise :  » L’importance du contexte, l’agencement de la phrase et les affixes constituent la différence essentielle avec les langues occidentales.«  L’indonésien, comme les autres langues austronésiennes, possède en effet un système d’affixes : préfixes, suffixes, circonfixes (combinaisons de préfixes et suffixes) qui permettent de former différents mots dérivés à partir d’un mot de base. Ces affixes ont une fonction, soit lexicale, soit grammaticale, sachant que « les frontières entre lexique et grammaire sont très floues »*.
L’affirmation d’Assimil qui voit dans « [l]’importance du contexte [une] différence essentielle avec les langues occidentales » est pour le moins curieuse. En français aussi, le contexte peut être nécessaire pour la compréhension d’un énoncé. Nous commencerons par en donner trois exemples.
Un premier est le mot « lecture » : nous ne savons pas s’il s’agit de l’acte de lire, par exemple dans « la lecture de romans policiers », ou de ce que l’on lit, par exemple dans « des romans policiers comme seule lectures ». Or le système d’affixes de l’indonésien distingue les deux sens du mot français : sur la base baca, « lire », on forme ainsi pembacaan, « acte de lire », par application du circonfixe pe- -an (avec la règle du sandhi – modification ou assimilation phonétique – qui transforme le « b » initial de baca en « mb » après le préfixe pe-), et bacaan, « chose qu’on lit », par application du suffixe -an.

Un deuxième exemple est la voix passive d’un verbe. Si on dit « Il a été renversé par une voiture », nous ne savons pas s’il s’agit d’un accident ou d’un crime. L’indonésien a deux formes de passif. Si quelqu’un dit « Dia ketabrak mobil », qui est une traduction en indonésien de l’énoncé ci-dessus, le préfixe ke-, qui marque le passif sans agent (il s’agit ici du préfixe « informel », le préfixe formel étant ter-), indique que c’était un acte involontaire de la part du conducteur. Mais si cette personne dit « Dia ditabrak mobil », le préfixe di-, qui marque le passif avec agent, indique clairement que le conducteur a volontairement dirigé sa voiture contre la victime.

*Philippe Grangé, La syntaxe de l’indonésien, Le Banian, no. 16 (décembre 2013), pp. 16-51
Un troisième exemple est le mot « louer ». Si quelqu’un dit « Je loue cette chambre », nous ne savons pas si cette personne est propriétaire de la chambre et l’a mise en location, ou si elle en est locataire. L’indonésien fait la distinction. Si quelqu’un dit « Kamar itu saya sewa », on sait que la personne est locataire. Si elle dit « Kamar itu saya sewakan », le suffixe -kan indique que cette personne est un propriétaire qui a mis en location une chambre qu’il possède. Le suffixe -kan est dit « télique » car « [il] indique […] que le procès doit s’achever »* (telos en grec ancien signifie « achèvement »). Ce suffixe a trois valeurs : télique simple, causatif (l’action se traduit par un changement d’état de son objet) et bénéfactif (l’action se fait au bénéfice de quelqu’un). Dans notre exemple, le locataire est le bénéficiaire de la location.
Nous voyons donc à travers ces trois exemples qu’un Indonésien averti pourrait affirmer qu’en français, le contexte est nécessaire pour comprendre l’énoncé.
Dernière édition de la grammaire officielle de l'indonésien, publiée chez Balai Pustaka, sous les auspices du ministère indonésien de l'Education et de la culture.
Dernière édition de la grammaire officielle de l'indonésien, publiée chez Balai Pustaka, sous les auspices du ministère indonésien de l'Education et de la culture. (Crédit : DR)

La subtile expression des temps

* Jérôme Samuel et Saraswati Wardhany, Manuel d’indonésien, volume I (2012)
La journaliste française affirme qu’en indonésien, le verbe n’a « pas de présent ni de futur. » En l’occurrence, cette affirmation est fausse. Le verbe indonésien peut marquer le futur avec l’auxiliaire akan. Ce qui est vrai néanmoins, c’est que le verbe indonésien ne marque en principe pas le temps, qui « permet, en français, de situer un procès (événement, état) sur l’axe du temps »*. En revanche, il marque l’aspect, c’est-à-dire « la façon dont est exécuté ou se déroule le procès ». L’opposition aspectuelle de base est entre l’accompli et l’inaccompli. L’accompli se marque à l’aide de l’auxiliaire sudah, qu’on peut souvent traduire par l’adverbe « déjà » mais qui exprime plutôt l’idée que « ça y est », « c’est fait ».
L’inaccompli se marque à l’aide de l’auxiliaire belum, qu’on peut souvent traduire par la locution adverbiale « pas encore » mais qui exprime plutôt l’idée que le procès n’est pas encore engagé.
Parmi les autres aspects qu’exprime l’indonésien, on trouve notamment l’accompli proche, le procès en cours simple, et le procès en cours qui va s’achever. Parler indonésien, c’est marquer l’aspect verbal, faute de quoi le discours est défectueux. Par exemple, l’énoncé « Ma petite sœur est à Paris » peut se traduire de trois manières différentes en indonésien :
  • Adik saya di Paris (sans auxiliaire) veut simplement dire que la petite sœur vit en France,
  • Adik saya sudah di Paris (avec l’auxiliaire de l’accompli sudah) signifie que la petite sœur, partie pour Paris, y est finalement arrivée,
  • Adik saya sedang di Paris (avec l’auxiliaire du procès en cours simple sedang), qu’elle y est en ce moment mais qu’il est prévu qu’elle en reparte.
  • Nous avons là encore un exemple où l’indonésien décrit précisément la situation, alors qu’en français, le contexte est important pour comprendre plus précisément l’énoncé.

    Une autre caractéristique de l’indonésien est la notion de thème. L’indonésien met en effet facilement en valeur, par différents moyens grammaticaux, un des éléments de la phrase : ce peut être l’agent de l’action, l’action elle-même, l’objet de l’action, son bénéficiaire là où en français, le contexte sera nécessaire pour comprendre ce qui est mis en valeur dans l’énoncé. Un des moyens grammaticaux pour indiquer le thème est l’ »agencement de la phrase » dont parle Assimil.

    Pluriel et réduplication

    ** Solenn Honorine, Indonésie – Histoire société culture, ed. La Découverte, 2013, p 66
    Enfin, la journaliste explique qu’en indonésien, « pour faire un pluriel, il suffit de répéter deux fois le même mot »**. En fait, comme dans la plupart des langues d’Asie orientale, le pluriel grammatical n’existe pas en indonésien. Le mot rumah, « maison » par exemple, peut signifier « une », « la » ou « des » maison(s) selon le contexte, mais il ne change pas de forme quand il est précédé d’un nombre : dua rumah, « deux maisons ».
    Cela dit, l’indonésien possède bien le procédé de la réduplication, qu’il partage avec les autres langues austronésiennes. La réduplication permet de créer toutes sortes de mots dérivés ou d’exprimer des nuances du discours. La fonction générale de la réduplication est soit l’affaiblissement, soit la généralisation du sens, ce qui inclut effectivement la notion de « collectif » ou de « pluralité ». La réduplication peut se combiner avec l’affixation pour créer encore d’autres mots et nuances.
    Nous ne pouvons qu’en donner quelques exemples :
  • Anak, « enfant » : anak-anak, « enfant » en tant qu’opposé à « adulte », la réduplication pouvant le cas échéant avoir le sens collectif de « les enfants » (en revanche, la réduplication ne s’applique pas si l’on veut simplement signifier « les enfants » au sens de la progéniture d’une personne)
  • Bapak, « père », (seorang) bapak-bapak, « (une) personne à l’allure paternelle »
  • Jalan, « aller, marcher », jalan-jalan, « aller sans but, se promener »
  • Orang, « personne », orang-orangan (avec le suffixe -an), « épouvantail »
  • Ibu, « mère », keibu-ibuan (avec le circonfixe ke- -an), « maternelle »
  • Kuning, « jaune », kekuning-kuningan, « jaunâtre »
  • Pukul, « frapper », memukul-mukul (avec le préfixe me- au début), « frapper de manière répétée », mais pukul-memukul (avec le préfixe me- uniquement sur le deuxième terme), « se frapper réciproquement ».
  • * Un spécialiste des littératures indonésienne et malaise disait un jour dans les années 1980 à l’auteur de ces lignes que la réduplication en malais classique était « tout sauf le pluriel ».
    Réduire la réduplication à un « pluriel » qui de toute façon, n’existe pas*, c’est perdre une des richesses de la langue indonésienne.
    Pramoedya Ananta Toer (1925 - 2006)
    C'est une langue toute en finesse, déployant tout un éventail de registres, de la poésie à la colère, qu'utilisait l'écrivain indonésien, plusieurs fois nobélisable, Pramoedya Ananta Toer (1925 - 2006) (Crédit : DR)

    Registres et niveaux de langue

    *Jérôme Samuel, Modernisation lexicale et politique terminologique : le cas de l’indonésien (2005), p. 82
    Une autre caractéristique de l’indonésien est une situation de diglossie*. A côté de l’indonésien standard, qui est la langue de la presse, de la radio, de la télévision, des textes et des événements officiels, mais aussi de l’enseignement et de la littérature, qui représente le registre formel, les Indonésiens parlent dans un registre informel. Nous avons déjà vu, à propos du passif sans agent, qu’il existait deux préfixes, l’un formel, ter-, l’autre informel, ke-. Le registre informel se caractérise par un vocabulaire et une grammaire qu’on peut qualifier de plus « laxiste ». Néanmoins, les règles syntaxiques sont toujours observées.
    Une telle situation n’est évidemment pas propre à l’indonésien. Ce qu’il faut néanmoins souligner, c’est que dans une conversation, les Indonésiens passent rapidement au registre informel. Celui-ci n’est nullement contradictoire avec une situation de différence sociale, hiérarchique ou d’âge : il peut être celui d’une conversation entre un médecin et un chauffeur de taxi, entre un patron et un employé, entre un vieillard et une petite fille.
    *Philippe d’Iribarne, Penser la diversité du monde (2008)
    Une langue n’est pas seulement un outil de communication. Son utilisation repose sur des conceptions d’une bonne manière de vivre ensemble. Pour saisir ces conceptions, nous partons du fait que « dans chaque société, l’opposition entre deux expériences tient une place centrale. D’un côté, un péril particulier est perçu comme menaçant gravement chacun […] conduisant à un état catastrophique. De l’autre, des voies de salut sont vues comme permettant de conjurer ce péril »*.
    *Anda Djoehana Wiradikarta, Gérer les femmes et les hommes en Indonésie : le cas de Total (thèse de doctorat soutenue en 2010)
    Une recherche menée par l’auteur montre que dans la société indonésienne, ce « péril » semble lié à la crainte d’être confronté à quelque chose perçu comme « fermé »*. Les « voies de salut […] permettant de conjurer ce péril » sont alors notamment des relations entre individus faites de proximité, de chaleur et d’ouverture. Le registre formel a tendance à être perçu comme kaku, « rigide », et donc à être associé à quelque chose de « fermé ». Face à cette rigidité, le registre informel peut alors être compris comme une « voie de salut ». Le registre informel ne « facilite » ni ne « simplifie » l’indonésien. Son usage relève d’un souci d’idéal social fait de rapports proches, chaleureux et ouverts.
    On voit donc que l’indonésien n’a rien d’une langue « d’une extrême simplicité ». L’illusion provient du fait qu’au lieu de prêter attention à la structure de la langue, on se contente de la regarder à travers une grille française. Or, parler une autre langue ne peut se limiter à placer des mots de cette langue dans la structure de la sienne. Parler une langue, c’est faire appel aux ressources de cette langue.

    D’une langue aux relents coloniaux à une langue d’élite

    *Ann Laura Stoler, Carnal Knowledge and Imperial Power (2002)

    **Le malais est la langue des populations de la côte orientale de Sumatra, de la péninsule de Malacca et de la plus grande partie du littoral de Bornéo.

    Cette qualification de langue simple et facile frappait déjà le malais à l’époque coloniale. Les Néerlandais considéraient que c’était une « langue simple, enfantine »*. En réalité, le malais qu’utilisaient les Néerlandais était un sabir plutôt limité, qui à l’origine permettait à des individus de langues différentes de mener des transactions commerciales. En tant que « maîtres » colonisateurs, les Néerlandais utilisaient le malais pour s’adresser à des « inférieurs », indigènes ou vreemde oosterlingen (orientaux étrangers, c’est-à-dire Arabes, Chinois et Indiens), domestiques, marchands mais aussi notables et aristocrates. Enfin, le malais n’était la plupart du temps pas la langue** des personnes auxquelles les Néerlandais s’adressaient, qui ne la parlaient donc qu’imparfaitement. En somme, ce malais « simple » et « enfantin » était tout simplement une construction des Néerlandais eux-mêmes.
    "Azab dan sengsara" (Tourments et souffrances) de Merari Sinegar (1896-1941) est considéré comme l'un des premiers livres publiés en bahasa Indonesia, dès 1920, aux éditions officielles gouvernementales, Balai Pustaka.
    "Azab dan sengsara" (Tourments et souffrances) de Merari Sinegar (1896-1941) est considéré comme l'un des premiers livres publiés en bahasa Indonesia, dès 1920, aux éditions officielles gouvernementales, Balai Pustaka. (Crédit : DR)
    * K. A. Adelaar, « Minangkabau », in Darrell T. Tryon, Comparative Austronesian Dictionary: An Introduction to Austronesian Studies (1995)
    En 1900 pourtant, il existait une presse et une littérature en malais bien vivantes. Mais les auteurs aussi bien que les lecteurs n’avaient pas d’autre norme que la langue véhiculaire. Ils n’avaient vraisemblablement pas accès au malais classique écrit en jawi. Le mouvement national sera idéologiquement motivé à construire une langue moderne. Dans les années 1930, il donne naissance à une littérature moderne qui se veut « indonésienne » et non plus « malaise ». Beaucoup des auteurs sont originaires de Sumatra et ont comme langue, soit le malais, soit le minangkabau qui n’en est linguistiquement pas toujours aisément distinguable*. Ils sont issus de milieux aristocratiques, parlent néerlandais et ont reçu une éducation européenne. L’indonésien qu’ils écrivent s’éloigne de la « langue simple, enfantine » du colonisateur néerlandais. C’est la langue d’une élite éclairée et moderne.
    D’une certaine manière, la plupart des étrangers en Indonésie, touristes ou expatriés, utilisent l’indonésien dans le cadre de relations qui rappellent celles qui prévalaient entre les Européens et les indigènes à l’époque coloniale : les premiers le parlent avec des serveurs de restaurant ou des vendeurs de magasins, les seconds, soit à la maison avec leur cuisinière ou leur chauffeur, soit éventuellement sur le lieu de travail avec des subordonnés. Pour notre part, dans les formations interculturelles ou à l’expatriation que nous donnons en entreprise, nous déconseillons d’utiliser l’indonésien en situation formelle si on ne maîtrise pas la langue, et bien entendu, de passer au registre informel si on n’est pas certain que ce soit approprié.
    *Entretien, Matinées de France Culture, 2 mai 1969

    **Romain Bertrand, Etat colonial, noblesse et nationalisme à Java : la tradition parfaite (2005), p. 608

    Il nous semble que cette idée d’une langue simple et enfantine appartient à une « archive », au sens où l’entend Michel Foucault, à savoir « cette masse complexe de choses qui ont été dites dans une culture »*, « occidentale » sur le monde malais. Il existe un « mythe du ‘Malais indolent’, dont on trouve trace dès les premiers récits de voyages en Asie du Sud-Est d’explorateurs européens ».**
    * Pour notre part, nous voyons dans le « sourire » indonésien un impératif social, une manière inconsciente de signifier à autrui qu’on n’est pas « fermé ». C’est en tout cas ce que nous expliquons dans nos formations.
    Dans son roman Max Havelaar (1860), qui est une dénonciation de la condition du paysan indigène, Eduard Douwes Dekker qualifie les Javanais de « peuple le plus doux du monde ». Un cliché touristique répandu est de dire des « Indonésiens [qu’ils] sont très souriants, courtois et tolérants« . Il existe donc un imaginaire de l’ »Indonésien » indolent, doux et souriant* dans lequel le mythe d’une langue simple et facile a sa place. Mais nous ne faisons là qu’une hypothèse…
    Par Anda Djoehana Wiradikarta

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    A propos de l'auteur
    Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.
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