Rencontrer l’auteur du « Monde selon Garp », c’est rien de moins qu’avoir le privilège de serrer la main de l’un des derniers mythes vivants du grand roman américain. On pourrait imaginer qu’au bout de quelque cinquante ans de carrière, qui l’ont vu conquérir des millions de lecteurs dans plus de 40 pays, John Irving estime n’avoir rien à retirer d’une énième tournée internationale. Et voilà que s’assied devant nous un homme qui ne sait qu’une chose, c’est qu’il ne sait rien. À 74 ans et à l’heure où paraît son quatorzième roman, « Avenue des mystères », John Irving affirme n’en avoir résolu aucun. Prenez le storytelling dont il est l’un des maîtres incontestés. L’une de ses originalités est de construire ses romans à partir de la dernière phrase, ses personnages y gagnant une profondeur peu commune. « C’est simplement ainsi que mes livres s’imposent à moi. Je ne dis pas que c’est la bonne méthode et je n’en fais pas une religion. » La religion, parlons-en. Elle est l’un des thèmes de son nouveau livre dont le héros, un écrivain célèbre, fut jadis un orphelin mexicain tiré de sa décharge natale par des jésuites prétendant lui offrir un avenir à la hauteur de son potentiel.

L’occasion de quelques piques bien senties sur les tenants du dogme dans une intrigue qui compte a athées. Comment prétendre imposer à autrui une vérité qu’on ne peut pas prouver ? » Ce qui vaut pour la religion vaut aussi pour la société, dont Irving peine à comprendre qu’elle puisse écarter des individus au nom de leur différence. Saltimbanques, mères célibataires, enfants sans père, prostituées ou transgenres sont parmi ses personnages fétiches. Dans « Avenue des mystères », il offre à Flor, travesti magnifique, un rôle déterminant. « Ils me touchent parce qu’ils incarnent une minorité au sein de la minorité et s’en voient doublement rejetés. Le rapport des gens à l’orientation sexuelle s’apparente pour moi à celui qu’ils entretiennent avec l’avortement, auquel ma mère, aide-soignante auprès de femmes violentées ou abusées, m’a sensibilisé. Dénier à une femme ce droit, c’est lui assigner la procréation pour seul horizon. Ça revient à lui dire que sa vie n’est pas aussi importante que celle dont elle pourrait accoucher. »


« J’adorais ma mère »

Or s’il y a bien une chose que sait John Irving, c’est qu’il est impossible de tabler sur le tournant que prendra un destin. « Mon obsession est la catastrophe ou le miracle qui peut changer le cours entier d’une vie et rendre l’enfance plus prégnante que l’âge adulte. C’est le cas pour Juan Diego, écrivain accompli, reconnu par ses pairs et par ses lecteurs et qui, pourtant, se traîne à côté de lui-même. » Se sent-il concerné ? « Tout le monde sait que je n’ai pas connu mon père biologique. C’est un motif récurrent de mes livres, mais j’adorais ma mère et mon beau-père, et ça ne m’a en aucun cas déstabilisé. Cela m’amuse que les gens cherchent la part autobiographique de mes livres, alors qu’il n’y a rien dans ma vie qui justifie l’écriture d’un seul roman. » La remarque ne surprendra pas, venant d’un romancier qui a fait d’un imaginaire débridé sa marque de fabrique. Mais l’inventivité n’exclut pas l’exigence.

« Les recherches me passionnent. Je n’aime rien tant que découvrir d’autres modes de vie que le mien et avoir l’impression de retourner à l’école. Pour “Avenue des mystères”, j’ai fait deux longs séjours aux Philippines, où se rend Juan Diego adulte, et cinq autres au Mexique. Je voulais tout savoir sur la manière dont fonctionnent les décharges, sur les orphelinats catholiques et même les autres ! » Au-delà de la crédibilité des situations, l’auteur de « L’Hôtel New Hampshire » vise, avant tout, l’authenticité du ressenti. « Je ne crois pas que Flaubert ait été un jour une épouse adultère. Pourtant, Emma Bovary est plus réelle que toute autre femme dans sa situation. Je ne supporterais pas qu’un lecteur ayant vécu sur une décharge lise mon livre et qu’une erreur lui fasse dire que je ne sais pas de quoi je parle. Parce que c’est pour lui que j’écris. » John Irving a définitivement beaucoup à nous transmettre de tout ce qu’il sait.

« Avenue des mystères », de John Irving, traduit de l’anglais par Josée Kamoun et Olivier Grenot (Seuil, 515 p.).

Cet article a été publié dans le magazine ELLE du vendredi 10 juin 2016.
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