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Chronique

Vieilles lois et nouveau travail

Les opposants à la loi El Khomri veulent que rien ne change dans le monde du travail. Mais tout devrait changer, sous la pression des jeunes, des exclus, des nouvelles technologies. L’enjeu, c’est de tout réinventer.

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Fabien Clairefond pour Les Echos

Par Jean-Marc Vittori

Publié le 13 juin 2016 à 16:13

Non, non, rien n’a changé. Tout, tout a continué. » C’était un tube des années 1970, chanté par des Poppys qui n’ont pas laissé une trace indélébile dans l’histoire de la musique. C’est pourtant un tube d’avenir. Celui que pourront chanter les cheminots de la SNCF. Celui que voudraient entonner les pilotes d’Air France, les éboueurs, les ouvriers des raffineries. Rien ne doit changer. Tout doit rester comme avant. Etrange révolte, en vérité, que celle contre la loi Travail. Comme l’a relevé Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT, ceux qui portent le mouvement ne sont pas concernés par le projet. Mais ils ont évidemment une excellente raison de protester: ils sont menacés par la concurrence car ils ont des avantages que d’autres n’ont pas. Ils réclament que tout continue comme avant. Même si cette continuité mène la direction d’Air France à préférer développer les activités KLM, la mairie de Paris à lorgner du côté des opérateurs privés, les clients de la SNCF à prendre les bus Macron et le groupe Total à accélérer la fermeture des raffineries françaises.

L’injustice dans cette histoire, c’est que seuls les « insiders » sont audibles. Ceux qui sont à l’intérieur des entreprises, avec un emploi stable, un salaire appréciable et d’autres avantages non négligeables. Qui sont aussi, et ce n’est pas un hasard, beaucoup plus souvent des hommes que des femmes. Eux refusent en bloc tout assouplissement des règles du travail, même l’article 2 de la loi El Khomri dont le principal impact sera la possibilité très encadrée d’abaisser la majoration des heures supplémentaires. Or l’assouplissement n’est plus seulement une vieille revendication patronale. C’est aussi l’aspiration croissante des jeunes générations. Le meilleur moyen de réintégrer ceux qui sont les plus éloignés du marché du travail. La condition indispensable pour explorer les immenses possibilités de la révolution numérique.

Les jeunes générations ? Ecoutons Manon. Cette jeune diplômée d’une école de commerce intervenait dans une table ronde sur l’avenir du travail, lors du « D Day Economic Forum » à Caen: « Mon grand-père est entré dans une entreprise à 17 ans et il en est parti à 59 ans. Moi, dans mon job actuel, je panique quand on me demande de m’engager à plus de trois mois. (...) Alors qu’il n’a jamais été aussi difficile de trouver un emploi stable, certains d’entre nous - les plus chanceux - refusent de s’engager dans quoi que ce soit. Merci… mais non merci. » Ronan a enchaîné : « Nous préférons les missions courtes, les changements de poste et la formation professionnelle pour acquérir de nouvelles compétences plutôt que la sécurité, l’action plutôt que le confort, les expériences plutôt que les considérations matérielles. » Bien sûr, Manon et Ronan ne sont pas représentatifs des millions de jeunes qui galèrent dans leur quête du Graal de l’emploi. Mais leur message exprime bien un rapport au travail qui a profondément changé, bien au-delà des plus favorisés. Ne serait-ce que parce que les nouvelles générations ont souvent vu leurs parents perdre leur emploi - ou se perdre dans leur emploi.

Pour faire bref, le poste stable à temps plein n’est plus la référence. C’est difficile à comprendre pour les parents qui se désolent de voir leurs enfants entrer dans la vie active par petites touches. C’est difficile aussi pour les experts qui continuent de raisonner avec des concepts anciens. Ils répartissent la population active en « emploi stable » et « emploi précaire », la seconde catégorie relevant au mieux de l’ersatz et au pire de l’exploitation sauvage. Dans cette catégorie, on trouve l’emploi partiel, alors que plus de la moitié des salariés occupant de tels postes en France le font par choix (l’une des proportions les plus élevées d’Europe). Et l’intérim, alors qu’un tiers des intérimaires auraient eux aussi décidé librement cette forme de travail. Et le travail à la tâche, comme la « pige » journalistique – alors que, par exemple, les deux tiers des anciens élèves de l’Ecole de journalisme de Sciences Po qui travaillent en pige disent l’avoir choisi.

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Les exclus du marché du travail ? Ecoutons Pierre, rencontré lors du « Prix des bonnes nouvelles du territoire », une manifestation qui mêle joyeusement esprit entrepreneurial et préoccupations sociales. Pierre est haut fonctionnaire, mais aussi à la tête d’une association réputée pour ses actions en faveur de l’insertion des chômeurs. Son message ressemble étrangement à ceux des jeunes bien formés. « Ceux qui sont éloignés de l’emploi n’ont souvent pas les moyens, ou pas l’envie, de retrouver un emploi classique à temps plein. L’un de mes principaux défis de président, c’est de convaincre les militants qu’ils ne doivent pas plaquer leur modèle sur ceux qu’ils veulent aider. » Il existe d’autres formes de vie active - le travail indépendant bien sûr, mais aussi une foule de formats différents au sein même du salariat. Encore faut-il les laisser s’épanouir, ne pas vouloir tout préserver dans le formol de règles écrites à une autre époque.

Et la révolution numérique dans tout ça ? Elle engendre à la fois de nouvelles offres, de nouvelle demandes et de nouvelles organisations du travail. Les plate-formes comme eBay, Uber, Leboncoin, AirB&B mettent en relation des acheteurs et des vendeurs qui ne seraient jamais entrés en contact sans elles. Le forum des pays avancés, l’OCDE, parle de l’« économie à la demande ». Au XXIe siècle, la question n’est pas de savoir s’il est raisonnable de changer trois virgules du Code du travail. La question, c’est de savoir comment nous allons adapter le système à ce nouveau monde du travail, à ces nouvelles aspirations, ces nouvelles exigences, ces nouvelles possibilités. Comment nous allons réinventer le financement de la protection sociale, les règles de l’assurance chômage, l’accompagnement des moins favorisés. Soudain, le grand blocage de la France en ce printemps 2016 ressemble à une tempête dans un dé à coudre.

Jean-Marc Vittori

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