femmes qui luttent contre un incendie
Illustration : Julia Kuo

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reportage

Salaire de misère et promiscuité : la vie dans une caserne-prison pour femmes

En Californie, des détenues luttent contre les feux de forêts en échange d'un dollar de l'heure et d'une réduction de leur peine.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

Il s'avère que l'on peut lutter contre un incendie lors d'une tempête. C'est ce que mon capitaine m'a expliqué, la première fois que je suis arrivée au camp et que je l'ai pris pour un fou. Un an plus tard, presque jour pour jour, je me suis retrouvée en haut d'une montagne à éteindre un feu en plein orage, le mot « PRISONNIER » inscrit sur le dos de mon uniforme.

Pendant deux ans et trois mois, j'ai été détenue dans une caserne unique en son genre dans le comté de San Diego, au sud de la Californie. Après un premier séjour en prison en 2009 pour conduite en état d'ivresse, je n'ai malheureusement pas réussi à régler ma myriade de problèmes, au lieu de quoi je me suis terrée dans la douleur, le dégoût de moi-même et l'insécurité. J'ai fait une dépression l'année suivante, et j'ai utilisé l'alcool pour m'abrutir. Puis, j'ai été de nouveau arrêtée pour conduite en état d'ivresse.

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Ma condamnation, même si je l'avais vue venir, a été un véritable choc. J'étais une épave le jour où j'ai quitté le palais de justice pour retrouver le dortoir de la prison du comté. Mes codétenues m'ont rapidement pris sous leurs ailes. L'une d'elles s'appelait Linda et était une habituée de la taule. Elle avait des cheveux longs jusqu'aux cuisses et un regard constamment fatigué. La meth avait ruiné ses dents et terni sa peau. Elle avait beaucoup plus de rides autour des yeux et de la bouche qu'une femme typique de son âge – elle pouvait avoir 40 ans comme 65. Elle m'a demandé de m'asseoir et m'a donné quelques conseils qui allaient influencer les quatre prochaines années de ma vie : « rejoins le programme de pompiers ». En larmes et le nez empli de morve, je l'ai écoutée me parler de son expérience dans la lutte contre les incendies.

Linda m'a expliqué que l'on pouvait obtenir une remise de peine en prêtant main-forte aux pompiers. Elle m'a ensuite détaillé les conditions de recrutement. Les pompiers ont une liberté relative, et effectuent toutes sortes de tâches, qui peuvent aller des projets pour la communauté aux luttes contre les incendies. Les détenus emprisonnés pour crimes violents et graves ne peuvent pas postuler, bien que certains crimes de ces catégories peuvent exceptionnellement être réétudiés. Par exemple, certains cas d'ivresse au volant sont classés comme violents, mais ils ne posent pas les mêmes risques de sécurité que les tentatives de meurtres, par exemple (même s'ils sont classés dans la même catégorie).

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J'ai choisi d'aller au camp car la simple idée de rester enfermée dans une cellule me faisait paniquer. C'était ma seule chance de travailler en extérieur et d'acquérir une compétence que je n'aurais pas pu apprendre autrement. Cette expérience m'a apporté une estime de moi-même, un sens de la camaraderie et de l'objectif.

Les recrues du camp en 2015. Photo publiée avec l'aimable autorisation de la California Department of Corrections

Le programme a été mis en place en 1946 (en 1983 pour les femmes). La Californie compte à ce jour 43 camps : 40 pour les hommes et 3 pour les femmes. Les détenus prêtent main-forte aux pompiers et partent en mission à travers l'État pour combattre des incendies de toutes les formes et de toutes les tailles. Ils peuvent également être amenés à intervenir sur des inondations et d'autres sauvetages en cas de besoin, ce qui n'est pas rien.

Il faut passer des entraînements spéciaux avant d'intégrer le camp, notamment une randonnée chronométrée à pleine vitesse. Courir deux kilomètres est une chose ; faire une randonnée affublée d'une combinaison ignifuge, d'un casque, de gants, et d'un sac à dos plein en est une autre. La randonnée a été surnommée « Stairway to Heaven ».

Une fois au camp, on est intégrées à une équipe et c'est parti. Au quotidien, on s'occupe de débroussailler, couper les arbres morts, planter de nouveaux arbres, et surtout de désherber. La plupart du temps, ça s'apparente plutôt à un boulot de jardinier.

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Parfois, nous sommes confrontées au feu, aussi petit soit-il. Et quand ça arrive, c'est une sensation forte : des feux de voiture sur le bord de l'autoroute, un enfant qui met le feu dans son jardin, etc. Mais peu importe la taille, ils sont tous gérés de la même manière. Pour contrôler un incendie, il faut creuser des tranchées autour du feu – c'est là où les détenus entrent en jeu. Les équipes utilisent des tronçonneuses et des outils manuels pour créer une ligne – il ne doit plus y avoir de végétation autour du périmètre de l'incendie, seulement de la terre nue sur un à deux mètres de large.

Donc, quand le présentateur des infos vous dit que le feu est « contenu à 50 % », cela signifie qu'une ligne entoure le feu à moitié. Selon la végétation, créer une ligne peut s'avérer vraiment difficile. Cela peut prendre des heures, même avec plusieurs équipes.

L'incendie du camp Pendleton à San diego. Photo : Dan Tentler via Flickr

Être pompier-détenu revient à être payé une misère pour effectuer le travail d'un bûcheron sur la ligne de front, souvent armé d'une simple pelle. Contrairement aux pompiers professionnels, les détenus n'empochent qu'un dollar de l'heure pour un incendie, et 1,47 dollar par jour pour des opérations habituelles. Ce « salaire » n'a apparemment pas augmenté depuis les années 1950.

Ce travail de forçat est souvent sujet à controverse, notamment après des projets atroces ou des interventions de 24 heures. Quoi qu'il en soit, chaque personne présente dans le camp l'a intégré de son plein gré et peut le quitter dès qu'elle le souhaite. La décision de quitter le camp peut être difficile à prendre, mais j'ai vu des femmes faire des croche-pattes ou donner des coups de poing juste pour être renvoyées.

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Aucune de nous n'est irremplaçable. Parfois, nous nous sentions complètement surchargées et sous-estimées. Ce qui débouchait toujours sur la même conversation avec un membre de l'équipe ou une amie :

Moi : « Qu'est-ce que je fais là ? Je suis fatiguée, énervée. Je pourrais retourner à la normale, regarder la télé toute la journée et manger des barres chocolatées. »

Elle : « Tu pourrais oui. Mais alors [ta mère, ta sœur, ton copain etc.] ne pourraient plus venir te rendre visite. Et tu grossirais. »

Moi : « Ouais, mais je pourrais les appeler toute la journée. Je pourrais traîner en tongs au lieu de marcherdans ces bottes ridicules avec une tronçonneuse sur le dos. »

Elle : « C'est vrai, mais pense à tout le poids que tu perds ici ! »

Moi : « Et alors ? J'en ai marre de faire ça. »

Elle : « Pense à la personne courageuse que tu es en choisissant de faire ça ! Un pompier ! Tu pourras dire à [ta fille, ton neveu, tes petits-enfants, etc.] que tu es pompier ! »

Moi : « Je m'en fous. J'en ai marre de travailler pour rien et d'être fatiguée, de me faire engueuler, de me coltiner 80 femmes stupides 24 heures sur 24 et de manger de la nourriture de merde. »

Elle : « OK, alors va-t-en. »

Moi, le lendemain matin : « Je pense que je vais rester un peu, finalement. »

Curieusement, plus vous travaillez dans le camp, plus le salaire dérisoire vous paraît honnête. Mon équipe a travaillé 36 jours d'affilée lors des incendies dévastateurs en Californie l'année dernière. Trente-six jours d'affilée à dormir sur du béton ou dans un buisson, à être cloîtré avec les mêmes personnes jour et nuit. Et pourtant, le chèque d'environ 850 dollars que nous avons reçu a donné lieu à une grande célébration. Il fallait bien fêter ce butin. Après ces incendies lucratifs, la cantine du camp a été nettoyée et les cuisiniers ont préparé un véritable festin : des tamales avec des chips et des haricots secs, du riz frit à base de mayonnaise, des ramen et plein de gâteaux différents. Personnellement, mon préféré était au beurre de cacahuète et au Milky Way fondu.

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Photo : Peter Reid via Flickr

Pendant mes deux ans au camp, mon équipe a changé du tout au tout à trois reprises. L'équipe était toujours composée de 12 à 16 détenues. Comme dans n'importe quelle famille, les membres étaient partagées entre l'amour, la haine, la tension et l'exaspération. Quand vous chiez, vous douchez et suez à côté de la même personne toute la journée, tous les jours, vous êtes vouée à avoir envie de la tuer à un moment donné, tout comme vous êtes vouée à être lié à elle grâce à toutes les expériences que vous avez partagées. Il y avait souvent des bagarres, des cris, des larmes, des rires, mais surtout beaucoup de câlins. Les moments les plus mémorables ont été les incendies, qui représentent une multitude d'anecdotes.

Un jour, sur le site d'un incendie, j'ai failli mourir de froid. C'était en octobre 2013 – une bonne partie du Camp Pendleton, la base maritime du sud de la Californie, a pris feu. La zone en flammes était remplie de collines et de rivières, de végétation noueuse et épaisse. Nous nous sommes retrouvées dans l'eau au beau milieu de la nuit, après avoir créé une ligne pendant quelques heures. Puis, nous sommes restées à l'affût de toute braise indésirable qui aurait rendu inutile tout le travail éreintant que nous venions d'effectuer. Nous étions réparties le long de la rivière par binômes, à environ 15 mètres de distance. Nous avons attendu, frigorifiées.

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J'étais en binôme avec une détenue nommée Heather et nous étions toutes les deux trempées de sueur. Nous commencions littéralement à nous transformer en glaces à l'eau humaines. Heather était grosse, coriace et maniait la tronçonneuse comme personne. Elle avait une crête, des tatouages de partout – même sur les globes oculaires (vraiment) – et mesurait plus d'1 mètre 82. Et pourtant, elle pleurait comme un enfant (désolée Heather, mais c'est vrai). Le binôme juste après nous passait de temps en temps en courant ou en sautant. Heather et moi avons décidé que le seul moyen de nous réchauffer était de nous enterrer dans la terre.

Nous avons donc creusé. Heather en reniflant, moi en grommelant. Nous nous sommes assises dans le trou quelques minutes avant de décider de le reboucher, en restant à l'intérieur. Pendant des heures, seules nos têtes dépassaient du sol. À mon avis, nous n'aurions pas été d'une grande utilité si une braise avait réellement surgi, mais au moins nous avions (un peu plus) chaud.

Puis vers 3 heures du matin, une scène nous a vraiment marquées : un de nos capitaines a surgi avec un lance-flammes dans les mains, mettant le feu où il passait. On ne pouvait voir que sa silhouette qui se déplaçait le long des arbres, créant un chemin de flammes dans son sillage.

C'est une technique parfois utilisée pour contenir le feu, qui consiste à créer une ligne de feu en laissant une zone sèche entre vous et l'incendie. Ensuite, la zone non brûlée entre la ligne et le feu est enflammée, ce qui permet de contrôler ce qui brûle. Quelqu'un avait donné le feu vert pour brûler des parties de ce lit de rivière et mon équipe n'y avait pas prêté attention. Nous nous sommes installées confortablement près du feu pour nous réchauffer.

Nous avons dormi un peu, nous nous sommes réveillées au matin, et c'était fini. Mais nous avons ressassé cette histoire pendant des mois. Au sein de l'équipe comme avec d'autres équipes. J'ai même raconté l'histoire aux nouveaux capitaines. Plusieurs années sont passées, mais le fait que nous nous soyons enterrées vivantes et que nous ayons pleuré ensemble nous fait encore marrer, Heather et moi.

Shawna Lynn Jones. Photo publiée avec l'aimable autorisation de la Fire Family Foundation

En février 2016, Shawna Lynn Jones, une détenue pompier de 22 ans est décédée après avoir été cognée par un énorme rocher alors qu'elle luttait contre un incendie à Malibu. Elle est la première détenue à être décédée en Californie. Son décès rappelle que devant les flammes, peu importe ce qui est inscrit sur l'uniforme de la personne à côté de vous. Les détenus s'engagent pour une variété de raisons, mais tout ce qui importe, c'est qu'ils s'engagent. En y repensant, je suis fière des choses que j'ai accomplies au camp et des leçons que j'y ai apprises. Je salue toutes mes camarades détenues, et j'espère que l'histoire de Shawna témoignera du travail courageux et magnifique que les femmes en orange peuvent accomplir.