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Manifestation du 14 juin contre la loi travail : les calculs fous des militants

Le site initiative-communiste.fr prétend avoir les « vrais chiffres » de la mobilisation, et assure qu’un million de personnes au moins ont défilé. Mais ses calculs sont tout sauf rigoureux.

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Publié le 16 juin 2016 à 16h10, modifié le 19 juin 2016 à 19h01

Temps de Lecture 11 min.

Des personnes regardent la police se mettre en position devant eux, le 14 juin sur l'Esplanade des Invalides à Paris, lors de la manifestation contre la loi Travail.

La guerre des chiffres, encore et toujours. Comme nous l’expliquions mercredi, la participation à la manifestation du mardi 14 juin a marqué un record, celui de la différence entre chiffres policiers et syndicaux : à Paris, la police estime que 75 000 personnes ont défilé. Les syndicats, eux, parlent d’un million de personnes. Soit un écart de un à douze, du jamais vu.

Sur le Web, certains opposants à la loi travail n’en démordent pas et tentent de prouver que la participation a bien atteint le million. C’est le cas du site initiative-communiste.fr, qui tente une démonstration fondée sur des calculs mathématiques, souvent partagée sur les réseaux sociaux. Leur raisonnement est pourtant pour le moins fantaisiste.

1. La méthode des surfaces

Ils commencent par calculer les surfaces des lieux de la manifestation.

  • Place d’Italie : surface = 3,2 ha

  • Manifestation :

    • avenue des Gobelins : longueur 570 m ; largeur 40 m = 2,28 ha

    • boulevard du Port-Royal : 1 160 m x 40 m = 4,64 ha

    • boulevard du Montparnasse : 1 675 m x 40 m = 6,7 ha

    • boulevard des Invalides : 1 276 m x 40 m = 5,1 ha

  • Esplanade des invalides (lieu de dispersion) : 7,7 ha

Ces mesures sont relativement correctes, mais ne tiennent pas compte des obstacles physiques présents dans les rues (arbres, bancs, Abribus, véhicules garés…), qui sont pourtant nombreux. Elles leur permettent d’arriver à un total de 29,64 hectares de surface parcourue par le cortège.

Ils y ajoutent ensuite 6 hectares, au motif quelque peu obscur que « des manifestants ont également dû rejoindre depuis le périphérique la place d’Italie », pour arriver à 35 hectares. Ce qui leur permet de critiquer le comptage policier, en ramenant le nombre de manifestants au nombre d’hectares :

« Si on s’en tient au chiffrage de la police, 75 000 manifestants, et que l’on considère la surface du cortège, cela revient à une densité de 0,25 manifestant par mètre carré » .

Oui, mais…

Leur calcul est mathématiquement juste (pour une surface de 29 hectares). Bien qu’on puisse déjà objecter, outre cet étrange « rajout » de 6 hectares, que la densité est nécessairement une moyenne, avec des endroits pleins et d’autres vides, que les cortèges n’occupent pas la totalité de la largeur des rues, etc.

On peut aussi montrer une première limite à leur résultat final : en appliquant cette même méthodologie, mais cette fois avec le million de participants revendiqué par les syndicats, on parvient à presque trois personnes par mètre carré, ce qui représente une foule dense, similaire à celle d’un concert, sur la totalité de la surface du parcours, obstacles inclus.

Or, les images prouvent aisément que ce n’était pas le cas sur l’ensemble du cortège. On le voit dans cette vidéo amateur, les trottoirs ne sont pas systématiquement occupés, et les manifestants ont largement la place de circuler.

Filmée depuis la Tour Montparnasse, cette vidéo Periscope montre un cortège assez étendu, mais également peu dense, avec là encore des trottoirs loin d’être toujours occupés.

2. La méthode du temps de parcours

Le raisonnement ne s’arrête pas là. S’ajoute un autre principe : la vitesse.

« Au regard de la durée du défilé entamé à 13 heures et terminé vers 19 heures et sachant que la vitesse de marche est d’environ 4 km/h, c’est en fait au moins 4 ou 5 fois cette surface qui a été occupée par les manifestants. »

L’hypothèse ici est donc qu’on ne peut pas se contenter de rapporter la surface du parcours une seule fois : selon ce raisonnement, les manifestants étaient si nombreux qu’au moment où la tête du cortège avait fini le parcours, l’arrière ne l’avait pas commencé, et qu’un flux continu s’est écoulé, au point qu’on aurait pu positionner quatre ou cinq fois des manifestants sur la totalité du parcours.

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L’idée amène en tout cas à moquer encore davantage les chiffres policiers, en les divisant par cinq, soit :

« une densité de manifestants selon les chiffres de la police de 0,05 à 0,0625 manifestant par mètre carré. Il y aurait donc eu un manifestant tous les 20 m². Soit un espace de 5 mètres entre chaque manifestant. Ridicule… ».

Oui, mais…

Sauf que ce calcul tombe un peu à plat, car il mélange surface et flux : si les manifestants n’ont pas défilé tous en même temps, calculer une densité théorique d’un cortège qui défilerait dans une surface cinq fois supérieure n’a pas de sens.

En réalité, les manifestants n’ayant pas rempli, loin de là, l’immense esplanade des Invalides, et n’ayant pas non plus occupé la totalité de la surface des rues, on peut aussi réduire la surface de parcours de 30 à 20 hectares, ce qui donne, pour les 75 000 manifestants comptés par la police, 2,6 m2 par manifestant, une moyenne déjà plus réaliste.

Autre mauvais raisonnement : 4 km/h correspondent à la vitesse d’un marcheur « normal » qui n’est pas dans une foule. Or, on connaît ici la vitesse du parcours : si on en croit les témoignages sur les réseaux sociaux, les premiers manifestants sont arrivés dès 16 h 30 aux Invalides.

S’ils sont partis vers 13 heures de la place d’Italie, ils ont donc mis 3 h 30 à 4 heures pour faire 4,8 km. Soit une vitesse de… 1,2 km par heure. Logique, étant donné que le cortège, déjà par nature plus lent qu’un marcheur isolé, a en outre été plusieurs fois interrompu et arrêté par la police.

3. La méthode des hypothèses

Les auteurs de ce raisonnement cherchent ensuite à démontrer les « vrais chiffres », grâce à des calculs fondés cette fois sur le « flux ». Ils prennent l’hypothèse suivante :

  • « une foule dense sur les boulevards, de 1 à 4 pers/m2 » ;

  • « l’espace du cortège a été occupé par 2 à 5 cycles de manifestants » (toujours avec ce raisonnement sur le temps de parcours à 4 km/h).

Ils font ensuite plusieurs calculs :

  • un « chiffre minimum », comptant une personne par mètre carré au départ du cortège, multiplié par les 220 000 m2 de l’avenue des Gobelins, plus 0,1 personne par mètre carré aux invalides, le tout multiplié par deux (pour deux « cycles ») : 455 000 manifestants ;
  • Une « estimation basse » (1,2 personne par mètre carré au départ du cortège, 0,2 en fin de parcours, et trois « cycles ») à 900 000 personnes ;
  • Une « moyenne inférieure » comptant différentes densités selon les parcours et arrivant à un million de manifestants ;
  • Ils vont même jusqu’à une hypothèse inspirée des calculs de la Manif pour tous, qui donne jusqu’à… 4,2 millions de manifestants.

Oui, mais…

Sans rentrer dans les détails des calculs, rappelons que la population de Paris est de 2,2 millions d’habitants, l’hypothèse haute supposerait donc qu’a défilé dans cinq rues et deux places parisiennes l’équivalent du double des habitants de la ville… Ou la population complète de la Croatie (4,253 millions d’habitants en 2013).

L’hypothèse « moyenne inférieure », elle, revient à dire que l’équivalent de la moitié des Parisiens était dans la rue. Quant à l’estimation « basse », elle représente tout de même plus que tous les habitants de Marseille (850 000 habitants en 2010).

Les plus grandes manifestations depuis 1944
La manifestation du 14 juin marque le plus important écart entre chiffres de la police et des manifestants

Historiquement, les plus gros cortèges parisiens, si on s’en tient aux chiffres policiers, ont défilé le 11 janvier 2015 (1,5 million de personnes), pour la défense de l’école privée en 1984 (850 000), contre le plan Juppé en 1995 (500 000 à 800 000), ou dans l’entre-deux-tours de 2002 (500 000). Le plus important cortège de la Manif pour tous contre le mariage gay, le 13 janvier 2013, était estimé à 340 000 personnes par la préfecture. A cette aune, aucun des scénarios ne semble très réaliste.

4. La méthode des « cycles »

Pour faire « rentrer » un million de personnes dans les 300 000 mètres carrés de parcours, il faut une densité, constante, de 3,3 personnes par mètre carré. Impossible pour une foule en mouvement.

Sur cette autre vidéo, on constate d’ailleurs encore une fois qu’on est loin d’une foule compacte et défilant sur l’intégralité de la surface de la rue.

La parade trouvée par les militants est celle des « cycles » successifs de manifestants sur le parcours, déjà détaillée plus haut.

Oui, mais…

Prenons l’hypothèse la plus « basse » à deux « cycles » de manifestants, qui parcourent chaque fois 300 000 m2, et une densité « moyenne » au regard des chiffres des auteurs (0,5/m2). On a donc, au même moment, 150 000 personnes sur le parcours.

Cela signifie donc que pendant que 150 000 manifestants font ce parcours, 305 000 (dans l’hypothèse basse, et donc 850 000 dans l’hypothèse du million) patienteraient pour « partir », se masserant place d’Italie. Cette dernière faisant 3 hectares, elle aurait donc dû être pleine à craquer une bonne partie de l’après-midi, à raison d’un minimum d’un manifestant par mètre carré sur toute sa surface.

Or, photos comme vidéos montrent bien que ce n’est pas le cas, par exemple sur ce cliché pris à 16 heures :

5. La méthode des flux

Dernière méthode évoquée par les auteurs du billet, celle des flux. Voici leurs hypothèses :

  • considérant que le cortège a défilé à 3 km/h (on l’a vu, cette vitesse est erronée) ;
  • considérant un point de passage place d’Italie de 50 mètres (l’avenue des Gobelins fait 40 mètres de large et non 50) ;
  • considérant un flux continu de 12 heures à 19 heures (contradictoire avec les chiffres donnés plus haut : départs à 13 heures et non midi) ;
  • considérant un parcours de 6 km (il en fait en réalité 4,7) ;
  • considérant, enfin, qu’un manifestant sur trois n’a pas parcouru la totalité du cortège (la densité aux Invalides étant incontestablement plus basse).

Alors, nous expliquent les auteurs, on aurait bien un million de participants.

Oui, mais…

Raisonnons à l’envers à partir des mêmes hypothèses : à raison d’un manifestant par mètre carré, soit donc une « ligne » de 50 personnes qui passent en même temps avenue des Gobelins, il faudrait que 20 000 « lignes » de manifestants soient passées pour parvenir au million. Or, 20 000 « lignes » en sept heures font 2 857 « lignes » à l’heure, soit 47 par… minute. Impossible, évidemment.

Même en considérant deux manifestants au mètre carré, soit 100 par « ligne », et en essayant de parvenir à 450 000 personnes (hypothèse « basse » de nos auteurs), cela ne fonctionne pas : il faudra 4 500 « lignes », ce qui, en sept heures, représente dix rangées de manifestants chaque minute, soit une toutes les 6 secondes.

6. Les calculs théoriques ne sont pas fiables

(Nous avons édité ce paragraphe qui comportait une erreur d’unité, dont nous nous excusons. Le raisonnement, qui vise à démontrer le peu de fiabilité des méthodes de calcul par flux, reste cependant valable avec d’autres hypothèses)

Gardons quelques chiffres et essayons de raisonner autrement :

  • considérons qu’en moyenne et compte tenu des arrêts, quatre lignes passent chaque minute (soit une toutes les 15 secondes), chiffre totalement arbitraire ;
  • considérons qu’ils sont un par mètre carré au départ, soit une « ligne » de 50 personnes ;
  • considérons qu’ils ont défilé de 13 heures à 19 heures, soit six heures pour « vider » la place d’Italie.

On a donc 360 minutes x (50 x 4) personnes, soit… 72 600 personnes, moins que le chiffre de la police. C’est là le problème de ces calculs par densités ou flux, qui ont conduit une commission indépendante à estimer que ces derniers n’étaient pas fiables, au contraire des comptages manuels effectués par la police, jugés plus pertinents.

Toujours est-il que, si on ne peut pas confirmer le chiffre policier, il semble qu’on peut sérieusement douter de la pertinence du fameux « million » de manifestants à Paris revendiqué par les syndicats.

Lire aussi la réponse du Pôle de Renaissance Communiste en France suite à notre article

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