Il y a eu les chouettes, après Harry Potter. Fascinantes à l’écran, pas si faciles à vivre au quotidien, puisque ces animaux demandent beaucoup de soins et peuvent vivre jusqu’à vingt ans. Résultat : des dizaines de chouettes ont été abandonnées dans la campagne anglaise, et la plupart, nées en captivité, en sont mortes.
Il y a eu les tortues, après Tortue Ninja. Mais, comme les chouettes, les tortues vivent longtemps et réclament de l’attention. Selon l’organisme American Tortoise Rescue, 90 % des tortues achetées après chaque film Tortue Ninja ont fini par mourir, tuées délibérément par leurs propriétaires ou abandonnées dans la nature.
Il y a eu, enfin, Le Monde de Nemo et son héros si mignon, un petit poisson clown séparé de son père par un plongeur au large de Sydney. Lors de la sortie du film, en 2003, la demande de poissons-clowns avait fortement augmenté dans les animaleries en Angleterre et aux Etats-Unis, de 30 à 40 % selon les estimations. On raconte aussi que certains enfants ont voulu, comme dans le film, rendre « leur » Nemo à la mer en le mettant dans la cuvette des toilettes…
Des aquariums inadaptés
Selon Karen Burke da Silva, professeure spécialisée dans la biodiversité et la conservation des espèces à l’université Flinders, en Australie, et fondatrice du Saving Nemo Conservation Fund, un million de poissons-clowns sont pêchés tous les ans sur les récifs coralliens pour être mis dans des aquariums, et au moins 400 000 sont envoyés aux Etats-Unis chaque année. « Les poissons-clowns se sont éteints localement, aux Philippines, dans certaines régions de Thaïlande, et au Sri Lanka », explique-t-elle au Washington Post.
De plus, ces poissons tropicaux réclament un soin tout particulier, ne pouvant être conservés dans de l’eau trop froide (à la différence des poissons rouges), ni, évidemment, dans de l’eau douce. La plupart d’entre eux meurent assez vite dans des aquariums trop étroits où la composition de l’eau ne convient pas à leur organisme. Les souvenirs de ce fiasco laissent présager le pire pour le poisson-chirurgien, « blue tang » en anglais, qui a inspiré le personnage de Dory dans Le Monde de Nemo.
Dory, c’est cette sympathique « poissonne » atteinte de troubles de la mémoire immédiate, celle qui accompagne le père de Nemo à travers tout l’océan Pacifique pour retrouver son fils. Elle est désormais l’héroïne d’un spin-off (film « cousin » d’un précédent, Le Monde de Nemo, en l’occurrence) sorti le 17 juin sur les écrans anglo-saxons, en salles mercredi 22 juin en France. Comme il fallait s’y attendre après le succès du premier film, ce second opus fait un malheur aux Etats-Unis, propulsé immédiatement en tête du box-office avec 136 millions de dollars (environ 120 millions d’euros) de recettes lors du premier week-end, selon AlloCiné, et en Angleterre.
Seulement voilà : le « monde de Dory », c’est l’océan Pacifique, et non un aquarium de salon. Or, il y a fort à parier que des enfants du monde entier voudront avoir « leur » Dory pour animal de compagnie, et cela inquiète fortement les experts.
Une espèce déjà en danger
L’écologiste Colum Brown, de l’université de Macquarie (Sydney), a expliqué à NPR que le poisson-chirurgien était d’ores et déjà « menacé » par la pêche illégale. Selon cet expert, l’espèce a également un rôle majeur dans les écosystèmes marins, puisqu’elle mange les algues sur les récifs de coraux, ce qui empêche la végétation de les recouvrir entièrement.
Dans la presse scientifique, les appels à ne pas acheter de poisson-chirurgien se multiplient depuis quelques jours. Car en plus de priver les récifs coralliens d’un élément important de leur écosystème, la pêche des poissons-chirurgiens se fait parfois à l’aide d’une solution au cyanure, un moyen rapide et efficace d’étourdir un poisson pour l’attraper plus facilement. Mais le cyanure est un poison puissant : le corail en meurt, les autres organismes aspergés de cyanure peuvent mourir également. Même le poisson capturé pourra mourir d’intoxication dans les mois ou les semaines qui suivent. Selon une étude mené par des universitaires de Virginie et citée par Le Figaro, « 50 % des poissons d’aquarium d’eau de mer testés après leur achat ont été pêchés en utilisant du cyanure ».
Selon le biologiste Andy Rhyne, interrogé par la NPR, entre 100 000 et 150 000 poissons-chirurgiens sont importés chaque année aux Etats-Unis pour être vendus dans des animaleries. « Quand vous rendez un animal charismatique, adorable et mignon en lui donnant la voix d’Ellen DeGeneres, vous ne pouvez empêcher les gens de vouloir en savoir plus sur cette espèce, puis de vouloir en posséder un spécimen chez eux », regrette le biologiste.
Dans le magazine spécialisé Hakai, une journaliste rapportait au début de mai la course contre la montre des biologistes de l’université de Floride pour élever des « Dory » en captivité, afin que le stock de poissons-chirurgiens sauvages ne soit pas affecté par l’effet de mode. Mais ces tentatives ont échoué pour l’instant et, actuellement, tout poisson-chirurgien vendu a nécessairement été capturé dans la nature.
Un effet de mode que nie la direction de Segrest Farms, une entreprise d’importation de poissons tropicaux aux Etats-Unis. Selon Sandy Moore, sa présidente, « il n’y a pas eu d’augmentation de la demande de poissons-clowns » après Le Monde de Nemo, et le secteur ne se prépare pas spécialement à un « effet Dory ». « Au mieux, ces films génèrent des prises de conscience de la vie des poissons tropicaux en captivité. »
C’est l’un des paradoxes de « l’effet Nemo ». Après tout, dans le film, le drame se noue lorsque Nemo est capturé par un plongeur : l’homme est présenté comme un prédateur cruel et irrespectueux de la nature, la vie en aquarium est un enfer dont chacun cherche à s’échapper… Selon Karen Burke da Silva, « l’effet Nemo a été une énorme surprise, car le message du film est axé sur la préservation des fonds marins. Le film montrait clairement qu’il ne fallait pas sortir Nemo de la mer. Et c’est l’inverse qui s’est produit. »
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