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Catastrophes nucléaires

Quand la France se sert de Charles Aznavour pour banaliser Fukushima

La semaine dernière, l’ambassade de France au Japon a organisé un « dîner d’amitié » pour promouvoir les produits agricoles de Fukushima. Dans ce grand exercice de communication, l’essentiel était de « servir les intérêts de la France au Japon » en défendant l’industrie nucléaire.

-  Tokyo (Japon), correspondance

« Les océans sont des poubelles, les fonds de mer sont souillés, des Tchernobyl en ribambelles voient naitre des fœtus mort-nés », chantait Charles Aznavour en 2009 dans La Terre meurt. Pourtant, à l’ambassade de France de Tôkyô, vendredi 17 juin, à un diner dont il était l’invité d’honneur, c’est une tout autre chanson qui fut chantée au nonagénaire par l’ambassadeur, Thierry Dana. En partenariat avec la préfecture de Fukushima et le géant de la grande distribution Aeon, l’ambassade de France a organisé dans ses murs un grand évènement pour la promotion des produits agricoles de Fukushima. Des « mets délicieux » préparés et servis par le chef de l’ambassade à des convives triés sur le volet.

Charles Aznavour avec l’ambassadeur Thierry Dana

Ce n’est pas la première fois que l’ambassade de France s’active pour promouvoir l’industrie nucléaire et minimiser les risques à la suite de l’accident de Fukushima. L’ex-ministre-conseiller nous avait même affirmé de but en blanc, en 2013, que le rôle principal de l’ambassade était de « servir les intérêts de la France au Japon, c’est-à-dire du nucléaire ».

« On veut clore ce drame avec cet évènement »

Mais avec cet évènement, un nouveau cap a été franchi dans la promotion du nucléaire, assumée et décomplexée : une négation pure et simple des conséquences sanitaires de cette catastrophe sur la région. Car, sous le masque d’une pseudo « amitié » avec les habitants de Fukushima, singulièrement absents de la réception, le diner fut surtout un grand exercice de communication.

« On veut clore ce drame avec cet évènement », nous explique une chargée de communication avant que la conférence de presse ne démarre. Et clore le débat sur la radioactivité ? « On ne veut pas présenter les choses comme ça… » commence-t-elle, avant de partir ailleurs. Et effectivement, l’ambassadeur de France, Thierry Dana, réalise la prouesse de faire un discours sur Fukushima sans jamais prononcer les mots « accident nucléaire » ou « radioactivité ». Il devait y penser fortement cependant lorsqu’il évoque « des rumeurs infondées sur des produits qui sont à la fois délicieux et sûrs pour la santé  » [1]. Lorsque la phrase est traduite en japonais, Masao Uchibori, gouverneur de Fukushima, et Tsuyoshi Takagi, ministre chargé de la Reconstruction, hochent la tête, visiblement satisfaits que la France joue son rôle de faire-valoir dans cette affaire.

Masao Uchibori, le gouverneur de Fukushima, Thierry Dana et Tsuyoshi Takagi, le ministre chargé de la Reconstruction (de gauche à droite), vendredi 17 juin, à l’ambassade de France, à Tokyo.

Alors que nous interrogeons l’ambassadeur sur ce non-dit et sur le danger, voire l’irresponsabilité, de faire la promotion de produits venant d’une région contaminée, dans le temps qui nous est imparti — 5 minutes de questions pour les journalistes dans une « conférence de presse » de 1 h 15 — il nous fait une réponse bien rodée : « Notre objectif est d’éclairer la lanterne des gens qui ne savent pas, et comme votre question le prouve, il faut continuer de promouvoir ces produits, qui ne présentent aucun risque, et les manger », avant de nous tendre de manière théâtrale, devant les caméras de TV Asahi, un concombre de Fukushima.

Rester sur place et apprendre à vivre avec la radioactivité 

Certes, comme l’explique M. Uchibori, qui tient également à nous répondre, des tests sont réalisés sur des produits comme le riz, et un seuil maximal de radioactivité de 100 becquerels par kilogramme a été fixé depuis 2012 pour les légumes et les fruits — dans les premiers mois, le seuil avait été fixé à 500 becquerels. Mais quand bien même ces tests seraient systématiques, ce qui n’est pas le cas pour tous les légumes, les aliments venant de Fukushima contiennent souvent de faibles doses de particules radioactives. Même l’eau du robinet de Tokyo contient aujourd’hui encore des traces de césium 134 et 137. Or, on sait que la radioactivité est bien plus néfaste lorsqu’elle est interne et répétée. Ingérées, les particules radioactives s’accumulent, et peuvent provoquer cancers, affaiblissement du système immunitaire et maladies diverses.

Sur place, une centaine de laboratoires citoyens ont été créés pour vérifier, aliment après aliment, la teneur en radioactivité. Une pratique qui risque de devenir au fil des ans affreusement banale : la durée de vie des éléments radioactifs se compte en plusieurs dizaines d’années, voire en milliers d’années pour le plutonium.

Une sélection de produits, dont des champignons, de Fukushima.

La présence d’Aeon, première chaîne de supermarché de l’archipel nippon, comme partenaire de cet évènement est plus significative. La compagnie est très engagée avec la préfecture de Fukushima dans le déni du risque radioactif. Dès août 2011, Aeon avait été au centre d’un scandale après avoir vendu dans ses supermarchés de Tokyo plusieurs centaines de kilos de viande de bœuf de Minamisoma, dont la teneur en césium radioactif était trois à six fois supérieure à la normale. Le président de la compagnie, M. Okada, bien que présent à la conférence de presse et au dîner, s’est fait discret. Et pourtant, il semble avoir été l’artisan principal de cet évènement.

Un dîner aux bougies, et à la radioactivité invisible

« M. Okada et M. Dana se sont rencontrés en amont, et l’ambassadeur a généreusement proposé d’organiser cet évènement », nous explique la directrice de communication d’Aeon. M. Okada connait en effet bien l’ambassadeur, qui lui a remis la Légion d’honneur en décembre 2015. M. Yasuhide Chikazawa, vice-président d’Aeon, a participé au programme Ethos en 2013. Le programme Ethos, bénéficiant d’importantes subventions de l’Union européenne, avait déjà été mis en place à Tchernobyl, et vise ni plus ni moins à inciter les habitants des zones contaminés par la radioactivité à rester sur place et à apprendre à vivre avec, car leur évacuation est jugée trop coûteuse.

Accords de libre-échange entre le Japon et l’Union européenne 

Un programme qui semble avoir porté ses fruits puisque dans la commune de Tamura, fortement contaminée mais ouverte aux réfugiés depuis avril 2014, les petits écoliers reçoivent des cours sur la radioactivité et les activités agricoles, professés par Mme Yukiko Okada, du laboratoire d’énergie atomique de l’université de la ville de Tokyo.

Depuis 2012, Aeon s’est mis à inonder ses supermarchés de produits de Fukushima, à prix cassés. Car si l’apologie de produits venant d’une zone ayant connu une catastrophe nucléaire est une première pour la France, au Japon, les publicités pour les produits de Fukushima, orchestrées par le publicitaire Dentsu, sont permanentes [2]. Aeon, bien développé dans le reste de l’Asie, a commencé aussi à exporter ces produits vers d’autres pays. Et demain, vers l’Europe ?

Les Japonais semblent y songer très fortement. Le ministre de la Reconstruction, M. Takagi, se lamente : « Malheureusement, il y a encore des pays ou des régions dans le monde qui refusent d’importer des produits de Fukushima. » Mais cela pourrait évoluer. Depuis janvier 2016, la Commission européenne a facilité l’importation en arrêtant tout bonnement d’exiger des certificats de contrôle de la radioactivité pour la plupart des fruits et légumes, du thé ou encore du bœuf de Fukushima.

Cette facilitation, bien loin de considérations sanitaires, a en fait été accordée dans le cadre d’accords de libre-échanges en cours entre le Japon et l’UE. En somme, l’UE ferme les yeux sur les produits venant de Fukushima en échange d’une baisse des tarifs douaniers du Japon pour l’exportation du porc, du fromage ou du vin. Ce « dîner d’amitié » ne pourrait être bien qu’une des dernières étapes dans ces négociations commerciales.

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