LE PARISIEN MAGAZINE. Le bikini : 70 ans de scandales

Ce maillot de bain inventé par un Français en juillet 1946 n’en finit pas de choquer ou de séduire. Retour sur une saga unique avec des images du livre-anniversaire que nous publions en exclusivité.

Présentation d’une collection Louis Réard en 1958, à la piscine Molitor, à Paris.
Présentation d’une collection Louis Réard en 1958, à la piscine Molitor, à Paris. Collection privée « nuit de satin »

    Une bombe ! Mais une « bombe anatomique », selon la formule de l'ingénieur français Louis Réard, qui baptisa son invention, le bikini, du nom d'un microscopique atoll du Pacifique Sud sur lequel les Américains procédèrent à un essai nucléaire le 1er juillet 1946. Quelques jours plus tard, le 5 juillet, Louis Réard présente ce nouveau maillot, qu'il veut tout aussi explosif, lors du défilé de « la plus jolie baigneuse » à la piscine Molitor, à Paris. Porté par une danseuse du Casino de Paris, le vêtement très minimaliste a tout pour faire scandale.

    « Le deux-pièces avec une culotte montante existait déjà depuis 1935, mais c'était la première fois qu'un maillot dévoilait ainsi le nombril, les hanches, et même une partie des fesses, car la culotte était presque un string. Dans cette France de l'après-guerre, les codes de bienséance étaient encore très forts. On ne pouvait se permettre de se déshabiller ainsi sans passer pour une fille de rien », rappelle Ghislaine Rayer, auteure avec Patrice Gaulupeau d'un livre consacré au sujet, Bikini, la légende (Michel Lafon) dont nous publions des photos en exclusivité. Avant-gardiste, Louis Réard a senti l'air du temps : les femmes veulent bronzer plus facilement, profiter des bains de mer lors des vacances, qui sont devenues accessibles à tous depuis la généralisation des congés payés, en 1936.

    Renaissance à Cannes, en 1953, grâce à Brigitte Bardot

    Mais son « plus petit maillot de bain du monde » est encore bien trop choquant pour l'époque. « Ce 5 juillet 1946, Louis Réard a fait un flop, explique Patrice Gaulupeau. Il n'appartenait pas au monde de la mode et on le jugeait beaucoup trop vulgaire. Après ce coup d'éclat manqué, le bikini va connaître un purgatoire de presque dix ans : il est interdit dans de nombreux pays, notamment l'Espagne franquiste ou la très catholique Italie, mais aussi la Belgique ou l'Allemagne, où il sera prohibé jusqu'en 1970. »

    En 1949, les préfectures françaises bannissent le bikini de certaines plages de la côte Atlantique, le Vatican le dénonce dans son journal quotidien L' Osservatore Romano, et même le magazine Vogue dénigre, en 1951, « ce bikini qui a transformé certaines côtes de nos régions en coulisses de comédies musicales et qui, de plus, n'embellit pas la femme ». C'est en 1953, lors du Festival de Cannes, que le maillot scandaleux connaît une seconde naissance, beaucoup plus médiatique, grâce à la jeune Brigitte Bardot qui, à 18 ans, affole les photographes en posant en bikini sur la plage de l'hôtel Carlton. Grâce aux starlettes, aux actrices, aux mannequins… le bikini sort doucement de l'ombre, mais garde encore un côté transgressif, sulfureux, comme dans le tube de Dalida Itsi bitsi, petit bikini, qui, en 1960, raconte l'histoire de cette jeune fille en « bikini rouge et jaune à p'tits pois », qui n'ose quitter sa cabine de peur de « choquer ses voisines ». Deux ans plus tard, dans James Bond contre Dr. No, Ursula Andress enfile le maillot le plus célèbre de l'histoire du cinéma et marque les esprits. Ceux des hommes bien sûr, mais aussi ceux des femmes, qui commencent à se reconnaître dans cette féminité plus assumée, s'affranchissant des carcans et des interdits.

    Il s'impose après Mai-68

    « Jusqu'ici, les starlettes qui osaient porter un bikini étaient surtout des faire-valoir, commente Ghislaine Rayer, des femmes-objets qui alimentaient les fantasmes des hommes. Dans ce film, pour la première fois, le bikini est porté par une femme indépendante, sportive, qui existe par elle-même. En un sens, le personnage joué par Ursula Andress était déjà une pré-soixante-huitarde. » Aux Etats-Unis – pays particulièrement puritain où, dans les années 1920, des « juges de plage » mesuraient même le maillot des femmes pour vérifier la distance entre le genou et le bas de la pièce –, le film fait voler en éclats le très sévère Code Hays, le code de censure qui verrouille les films hollywoodiens depuis les années 1930. Un peu partout dans le monde, c'est finalement après le bouleversement de Mai-68 que le bikini s'impose enfin sur les plages familiales. « Il est alors d'autant mieux accepté qu'il devient beaucoup plus sportif avec un simple soutien-gorge en triangle alors que, dans les années 1950-1960, il était souvent à balconnet, avec un côté pin-up », poursuit Ghislaine Rayer.

    Pour en arriver à ce dévoilement assumé du corps de la femme, il aura fallu tout de même plus de cent ans, depuis les premiers costumes de bain du XIXe siècle en passant par les « maillots de bain 1900 », qui laissent voir les bras dans les années 1920 puis les épaules et les cuisses dans les années 1930… « Apparu progressivement, le bikini représente une étape importante dans l'émancipation des femmes. Il a ouvert la voie à d'autres dévoilements jugés encore plus scandaleux, comme la mini-jupe, le monokini, qui dénude la poitrine, les robes transparentes d'Yves Saint Laurent, dont les magazines américains refusaient de publier les photos, ou le string, dans les années 1980… », analyse Frédéric Monneyron, sociologue de la mode, auteur avec Patrick Mathieu de L'Imaginaire du luxe (Imago, 2015).

    Maillot de bain aujourd'hui le plus vendu au monde, le bikini continue parfois à choquer et à diviser. En utilisant – à plus ou moins bon escient – des demoiselles en bikini dans leurs campagnes, les publicitaires créent régulièrement la polémique, s'attirant les foudres des associations féministes qui les accusent de véhiculer une image sexiste de la femme, en la réduisant au rang de simple objet. En 2011 et 2012, la compagnie irlandaise Ryanair a ainsi dû retirer deux de ses publicités, tandis que l'été dernier, une campagne des Galeries Lafayette, jugée « dégradante pour l'image de la femme », avait été dénoncée par Pascale Boistard, la secrétaire d'Etat aux Droits des femmes.

    « On a remis à la femme un autre corset : celui du corps parfait... »

    Pas facile non plus pour les femmes d'assumer leur corps lorsque des créatures sans défaut envahissent les pages de magazines. « Avec le bikini, on a "décorseté" la femme, mais on lui a remis un autre corset, celui du corps parfait, jeune, mince, commente Eliette Abécassis, qui s'est inspirée du maillot mythique pour écrire son nouveau roman Deux-pièces (Steinkis). La cellulite faisait partie de l'esthétique féminine, comme on le voit par exemple sur les tableaux de Courbet. Aujourd'hui, c'est presque devenu une maladie. Cette libération de la femme s'est accompagnée d'une nouvelle servitude. »

    Souvent concurrencé par le monokini, par le trikini – reliant les deux pièces du maillot sur le devant par une bande de tissu ou un anneau –, ou récemment, par le sexykini, ultra-échancré, le bikini n'a jamais été égalé. « Prononcé de la même manière dans toutes les langues, c'est un intemporel, un ovni dans la mode : c'est la seule pièce de la garde-robe féminine qui n'a pas bougé en soixante ans, à l'exception de sa matière, affirme Patrice Gaulupeau. Finalement, cette invention française a conquis le monde entier. »

    > Bikini, la légende, de Ghislaine Rayer et Patrice Gaulupeau, Michel Lafon, 192 p., 29,95 €.

    Le burkini fait des vagues

    Bien plus que le bikini, c'est le « burkini », contraction de burqa et de bikini, qui fait aujourd'hui scandale : en mars dernier, la marque Marks & Spencer a décidé de commercialiser, en Grande-Bretagne, ce maillot qui couvre le corps dans son intégralité, hormis le visage, les mains et les pieds. Signe de multiculturalisme pour certains, de sexisme et de retour en arrière pour d'autres, le « maillot burqa » crée la polémique. « C'est avant tout une opération commerciale destinée à atteindre la communauté musulmane », tranche pour sa part le sociologue de la mode Frédéric Monneyron. Après les hijabs vendus par Uniqlo, les tuniques islamiques de Dolce & Gabbana… le secteur du vêtement balnéaire se lance lui aussi sur le marché de la « mode musulmane », ou de la mode dite « pudique », qui devrait peser près de 500 milliards de dollars d'ici à 2019.