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Bulgarie: les forçats du textile

Une centaine d’ouvrières travaillent ici pour un salaire moyen de 150 euros.
Une centaine d’ouvrières travaillent ici pour un salaire moyen de 150 euros. © Axelle de Russé
La Rédaction

Huit heures par jour pour quelques euros... Maria et Polina cousent des boutonnières et des manches en série sur des vestes de couturier ou des tee-shirts griffés. A trois heures en avion de paris, Elles ne sont ni cambodgiennes ni indiennes mais vivent en Europe, en Bulgarie. 

C’est le moment de la pause déjeuner. Après quatre heures de travail sans interruption, Polina quitte enfin son poste. Ce matin, elle a cousu des dizaines de tee-shirts – aux étiquettes Diesel et Disney ou aux motifs des Minions – qui s’empilent à présent, de la contrefaçon selon les marques en question. A la fin de la journée, après huit heures de travail, Polina aura gagné 5 euros, non déclarés. Mais, malgré ses yeux qui fatiguent et ses douleurs dans le dos à force de se courber sur sa machine, Polina ne se plaint pas. Elle garde le sourire et confie, un peu gênée : « Mon employeur a promis de bientôt me déclarer. Je pourrai ainsi cotiser. » Il fait partie de la famille. Alors, pour l’instant, elle attend sans rien dire. Elle sait qu’elle ne peut pas contester. Car, si elle perdait son emploi, que ferait-elle d’autre dans son village de 2 000 âmes, ce petit bourg perdu au milieu des montagnes où elle est née ?

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Nous ne sommes ni dans un atelier au Cambodge ni dans un « sweatshop » du Bangladesh – ces destinations connues pour leurs coûts dérisoires –, mais en Europe, à l’extrême sud de la Bulgarie. Une région accidentée et sauvage, recouverte de forêts de conifères et de champs de tabac. Ici, les villages s’égrènent au creux des collines, avec leurs maisons de brique rouge, leurs rues boueuses et leurs vieilles voitures soviétiques. A l’écart des grandes villes, le temps s’écoule différemment. Après la saison d’été, en attendant d’être roulé, le tabac sèche dehors, à l’abri des intempéries, tandis que les hommes se réunissent au café au fil de la journée.

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Travail dissimulé, heures supplémentaires contraintes et non payées, revenus de misère...

Comme sur le reste du territoire, la production textile est une affaire qui marche. Mais c’est surtout une affaire de femmes. Déjà, sous la période communiste, le pays était connu pour son savoir-faire. Aujourd’hui, la production représente plus d’un quart des exportations. En 2014, le secteur a enregistré un chiffre d’exportation record de 1,86 milliard d’euros. Pour expliquer cette croissance, les raisons sont multiples. D’un côté, la Chine a augmenté ses coûts et il est devenu plus rentable de produire en Europe de l’Est. D’autant qu’après le scandale du Rana Plaza – l’effondrement de cet immeuble-atelier au Bangladesh qui a tué plus d’un millier de personnes – le « made in Europe » est mieux vu par les consommateurs. De plus, les taxes bulgares sont peu élevées et les salaires, très bas. Basés en Europe de l’Ouest, les acheteurs sont moins éloignés et les temps d’acheminement sont plus courts. Dans le pays le plus pauvre et le plus corrompu d’Europe, beaucoup de fabriques fonctionnent dans l’illégalité, ce qui réduit encore considérablement les tarifs.
Travail dissimulé, heures supplémentaires contraintes et non payées, revenus de misère… Que ce soit au sud-ouest, au centre ou au nord, les mêmes histoires circulent chez les petites mains du textile.

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Au total, le secteur emploie 150 000 personnes, dont un tiers ne sont pas déclarées. Selon un directeur d’usine qui connaît très bien le marché, plus de 65 % des entreprises travailleraient ici sans déclarer leurs salariés ou leurs heures, ou seulement une partie. Le schéma classique : les marques occidentales font appel à des sociétés grecques, plus proches des Balkans et de l’Europe de l’Est, qui font produire dans des ateliers bulgares comme celui de Polina. A l’association des producteurs et exportateurs de textile, Radina Bankova, la présidente et chef d’entreprise, détaille : « Les grandes marques utilisent des intermédiaires, souvent grecs, qui chargent les prix. [...] Ils passent ensuite commande à des sous-traitants, difficiles à contrôler. Ce sont des micro-entreprises familiales qui réunissent quelques salariés. Leurs employés se trouvent dans des situations très précaires et c’est aussi une concurrence déloyale pour nous. » De son côté, la femme d’affaires a lancé sa marque. Elle ne produit pas en quantité mais fabrique sa propre collection.

Toujours dans la même région, nous sommes à Gotsé Delchev, dans l’usine Pirin Tex, l’une des plus grandes du pays dans le secteur. Il est 14 heures et d’autres ouvrières finissent leur journée. Parmi elles, Maria, 47 ans, cheveux bruns mi-longs, rondeurs et joli sourire. Avec ses copines, elle se dirige vers le parking pour prendre le bus de l’entreprise qui la ramène dans son petit village de Gorno Borovo. A la sortie de la grande usine, alignés en rang, des dizaines de bus attendent les passagères. Aujourd’hui, Maria a cousu des centaines de boutonnières, ces fentes surpiquées de tissu où se glissent les boutons. Cela fait dix-neuf ans qu’elle fait des trous dans des vestes, toujours le même geste, même si les machines, elles, ont évolué. Pour son labeur, Maria est payée à la pièce, avec un salaire minimal. Le calcul est simple. Depuis ce matin, elle a travaillé sur 300 vestes. Elle touchera 3,50 centimes d’euro par pièce, soit un total de 10,50 euros pour une journée de huit heures. « Ceux qui repassent sont mieux payés », précise-t-elle, avant de poursuivre : « Bien sûr, j’aimerais toucher plus mais je reste positive. J’aime ce que je fais. Pirin Tex est une bonne entreprise. La paie arrive toujours et tombe à temps. » A l’écouter, être payé dans les règles semble un argument de poids, voire un privilège…

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Bertram Rollmann le sait bien. Installé en Bulgarie depuis 1993, le propriétaire allemand de Pirin Tex cherchait un endroit où la main-d’œuvre était peu chère, tout en gardant une qualité élevée de production. Car l’usine Pirin Tex travaille surtout dans le haut de gamme. Hormis sa propre marque, Rollmann, très vendue en Bulgarie, il produit surtout des costumes Hugo Boss en série, mais aussi d’autres grandes marques, comme Armani ou Givenchy. En 2001, son entreprise comptait 1 300 employés. Aujourd’hui – quinze ans après – elle totalise 3 500 personnes et en embauche chaque mois entre 30 et 70 nouvelles. Dans son bureau vitré avec vue imprenable sur les immeubles maussades de Gotsé Delchev, le principal employeur des environs analyse, calmement, derrière ses lunettes. « Il n’y a pas beaucoup d’autres possibilités dans le coin. Chez nous, le salaire est régulier, les ouvriers sont déclarés et cotisent. Et puis nous essayons de retenir les jeunes dans la région, de leur offrir des perspectives. Nous avons, par exemple, mis en place une formation professionnelle et des cours de langue. »

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Acheter un pantalon à 20 euros, c'est oublier la valeur des choses. A ce prix-là, on peut être sûr qu'il y a un problème

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Et si la plupart des patrons refusent d’ouvrir leurs portes aux journalistes, Bertram Rollmann, lui, préfère communiquer : « Nous sommes toujours montrés du doigt, mais les marques investissent de moins en moins dans la production au profit du marketing et des loyers exorbitants de leurs points de vente. [...] Et le consommateur veut payer le minimum. Pourtant, acheter un pantalon à 20 euros, c’est oublier la valeur des choses. A ce prix-là, on peut être sûr qu’il y a soit un problème de matière première, soit d’écologie, soit de conditions de travail. »

Après un quart d’heure de bus à discuter et plaisanter avec ses copines, Maria est arrivée à Gorno Borovo, où elle habite. Entre deux allées de maisons en brique, elle emprunte le chemin terreux qui la ramène chez elle, s’arrête pour quelques courses à l’épicerie : des gâteaux, du lait fermenté, de la pâte feuilletée, du fromage frais. Elle n’achète habituellement pas de fruits ni de légumes, car autour de sa petite maison le jardin lui permet de vivre. Son potager réunit des vignes, du maïs, des carottes, des tomates, des pommes de terre, des haricots. « Mes plus grosses dépenses, ce sont la nourriture et le chauffage » : 100 euros par mois pour le téléphone, Internet, l’électricité ; 400 euros par saison pour acheter le bois pour l’hiver.

Après avoir nourri les poules, Maria prépare le dîner. Son mari travaille dans le bâtiment. Il rentre plus tard. Dans le salon aux murs lambrissés, la décoration est simple : des icônes, quelques plantes vertes, une bouteille de vin bulgare, la pendule qui marque chaque seconde. Et surtout les photos de famille, ses deux fils, deux Bulgares costauds qui sourient à l’objectif. Ils ont 21 et 23 ans et, très fière, leur maman a les yeux qui brillent : « Ils sont partis étudier à Sofia. Ils ne rentreront pas, je le sais bien. Il n’y a pas de travail ici. Mieux vaut qu’ils vivent ailleurs, souffle-t-elle, un peu triste. Heureusement, l’aîné a sa fiancée près d’ici, alors il revient souvent nous voir. »

Un salaire élevé à 210 euros par mois alors qu'il devrait être de 1 000 euros pour vivre décemment

Partir ailleurs et vivre mieux... Pour financer les études de leurs enfants, Maria et son mari se saignent : 300 euros par mois, soit presque la totalité de la paie de Maria. Mais « c’est l’histoire de chaque famille qui travaille dans le textile. Nous n’avons pas d’argent pour aller en vacances, ni pour nous soigner. Nous devons trouver des revenus complémentaires, pas pour consommer, non, j’insiste, seulement pour subsister. Presque chacun de nous espère au fond de lui aller vivre ailleurs », confie, très remonté, un des collègues de Maria. Cette année, en 2016, le salaire minimal des ouvriers textile a été officiellement élevé à 210 euros par mois. Pourtant, selon les rapports de Clean Clothes Campaign – une campagne qui vise à améliorer les conditions de travail dans l’industrie du vêtement –, pour couvrir les dépenses quotidiennes et au regard du coût de la vie, il devrait atteindre les 1 000 euros mensuels.

Alors, pour arrondir les fins de mois dans un pays où le salaire moyen s’élève à 400 euros, beaucoup ont un autre job. Pas de vacances, pas de loisirs, mais une vie de labeur, avec l’espoir que les enfants s’en sortiront mieux. « On n’arrête jamais et on continuera sans doute à travailler jusqu’à la vieillesse », rigole un peu tristement Helena, une autre collègue de Maria. Et, forcément, cette situation attise les rancœurs. « Aujourd’hui, j’ai repassé une veste. Elle portait une étiquette et valait trois fois ma paie. Vous imaginez ? » s’énerve un autre de ses collègues.

L'inspection du travail n'a pas les moyens d'agir

Pour faire connaître leur mécontentement et dénoncer les abus, peu de recours existent. Chez Pirin Tex, le syndicat Podkrepa est actif, mais c’est la seule entreprise de la région où il est présent. A Sofia, la capitale bulgare, la présidente du secteur industrie légère chez Podkrepa, Rositsa Marinova, explique : « Les ouvriers ont peur, ils ne connaissent pas leurs droits et n’osent pas se syndiquer. Ils se plaignent mais il y a beaucoup de chômage, ils ont des crédits à rembourser, des revenus misérables, ce qui les rend dépendants de leurs employeurs. [...] Ils nous demandent de lutter, qu’ils se syndiqueront après, mais nous ne pouvons pas entrer dans les entreprises. Nous pouvons seulement adresser des plaintes à l’inspection du travail qui, même si elle veut intervenir, n’a pas assez de moyens pour agir. »

Retour dans le petit village de Polina, ses 2 000 habitants, ses six ateliers qui embauchent la majorité des femmes, des Pomaks, la minorité musulmane, souvent plus pauvre, qui habite dans le sud de la Bulgarie. Ici, bien sûr, aucun syndicat. D’ailleurs, la plupart des entreprises sont familiales et gérées au sein de la communauté.Dans une des petites maisons, tout au bout du village, plusieurs ouvrières d’une même lignée se retrouvent pour la pause déjeuner. C’est le rituel du vendredi. Autour du repas, les filles discutent de la famille, prennent des nouvelles de chacune et s’occupent du bébé nouvellement arrivé. Sur la table basse, pas de viande mais du chou, des pommes de terre, des fruits en bocaux et du yaourt. « Nous vivons ainsi. Nous nous nourrissons de choses simples », confie Seika, un peu gênée. A 52 ans, elle travaille elle aussi à l’atelier.

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Au milieu de toutes ces femmes, le grand-père est le seul homme présent. Les autres, les jeunes, sont partis. Ils ont quitté le village et travaillent à l’étranger, souvent dans le bâtiment, économisent aux Etats-Unis ou en Europe. A leur retour, les maisons modernes poussent comme des champignons. Plus hautes, plus récentes, on les reconnaît facilement à leur enduit de couleur pour recouvrir les briques rouges du labeur. Seika, elle, a vu son fils partir pour l’Allemagne, il y a quelques mois. Il a laissé sa femme et sa fille derrière lui au village. Mais ce ne sont pas seulement les hommes qui partent. Quand arrive l’été, les femmes vont aussi récolter le tabac en Grèce. Elles le ramassent de nuit, car sinon il fait trop chaud pour rester exposées, la tête au soleil et le dos courbé. A l’idée de la Grèce, Seika sourit. Elle aime bien y aller. Sûrement parce qu’elle y voit du pays, elle qui n’a jamais vraiment voyagé. Et, surtout, « parce que c’est mieux payé que le textile ». 

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