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Interview

Dominique Méda et Pierre Larrouturou: «Une véritable machinerie idéologique a été mise en place autour des 35 heures»

A rebours de la philosophie de la loi travail, la sociologue et l’économiste appellent à passer à la semaine de 32 heures afin de créer de l’emploi. Etats-Unis, Allemagne, Belgique… le débat est de nouveau sur la table.
par Vittorio De Filippis
publié le 24 juin 2016 à 17h41

Qui se souvient que le temps de travail annuel des salariés en France était de 2 700 heures il y a tout juste un siècle ? Après une longue décrue, ce temps n'est plus que de 1 387 heures. Durant toute cette période, et même avant, les pleurnicheries et autres grognes contre la réduction du temps de travail (RTT), accusée d'entretenir la fainéantise et de disloquer la compétitivité économique, n'ont cessé. Pourtant, comme le montrent la philosophe et sociologue Dominique Méda et l'économiste et homme politique Pierre Larrouturou dans leur dernier ouvrage, la réduction massive du temps de travail n'a pas seulement amélioré les conditions de vie depuis des décennies, elle est au cœur de la dynamique économique de tous les pays qui l'ont mise en œuvre. Voilà un livre qui tombe à point, en pleine discussion sur une loi El Khomri pour laquelle la RTT est loin d'être une priorité. S'appuyant sur une analyse finement documentée, les deux auteurs tournent le dos à des perspectives régressives qui tendent à vouloir déréguler encore plus le travail. «Il faut provoquer un choc de solidarité en passant à la semaine de quatre jours», estiment-ils. Loin des slogans sans fond, leur démonstration montre comment cette mesure peut créer des emplois sans coût supplémentaire pour les entreprises.

La réduction du temps de travail n’a pas bonne presse. Le débat a même régressé, si l’on en juge les discussions sur la loi travail…

Dominique Méda : Il y a plusieurs explications. D'abord le processus de RTT a été arrêté avant terme. Alors que la loi Robien [en 1996, ndlr] puis la première loi Aubry [1998] avaient donné de très bons résultats parce que les exonérations de charges étaient conditionnées à des créations d'emplois, certaines entreprises ont profité de la deuxième loi sur les 35 heures [2000] pour flexibiliser l'emploi et intensifier le travail, encouragées par un Medef qui était vent debout contre le processus. Là où il n'y a pas eu de créations d'emplois suffisantes, comme à l'hôpital, les choses se sont mal passées. A partir de 2002, une véritable machinerie idéologique a été mise en place autour des 35 heures : elles auraient dégradé la valeur travail, mis la France à genoux, plombé les finances publiques… Le bilan présenté en 2014 par la Commission d'enquête de l'Assemblée a montré pourtant qu'il s'agissait de l'une des politiques d'emploi les moins coûteuses, et que jamais autant d'emplois n'avaient été créés (2 millions entre 1997 et 2002, dont 350 000 à 400 000 directement imputables à la RTT). Mais rien n'y a fait !

Mais à l’époque, c’est la croissance qui explique cette hausse de l’emploi…

Pierre Larrouturou : La croissance [due au contre-choc pétrolier et à la bulle internet] y a contribué évidemment. Mais sur cette même période, alors que la France enregistrait une croissance de l'emploi de 9 %, l'Allemagne ou le Royaume-Uni n'enregistraient qu'une hausse de 4,5 % en moyenne. L'Insee indique que la RTT réelle a été assez faible (4 % en moyenne) mais a créé au moins 350 000 emplois.

D.M. : Cette idée que la valeur travail aurait été dégradée par les 35 heures est fausse : les enquêtes montrent clairement que les Français sont parmi ceux qui sont le plus attachés au travail. Faut-il aussi rappeler que malgré les 35 heures, la durée de travail hebdomadaire des Français(e)s est supérieure à celle des Néerlandais(e)s ou des Allemand(e)s et que nous sommes (même si cela ne doit pas nécessairement être une source de fierté) parmi les plus productifs au monde ?

La bataille des idées n’a-t-elle pas été gagnée par les opposants aux 35 heures, à droite et à gauche ?

P.L. : Si ! Aujourd'hui, à gauche et à droite, c'est le même credo : la croissance par la compétitivité. Certains dirigeants socialistes ont renoncé au progrès social et acceptent un partage du travail (et des revenus) que nous impose le marché.

On a tort de croire au retour de la croissance ?

P.L. : Il suffit de regarder le niveau du taux de croissance en France depuis 1960 pour constater qu'il ne cesse de baisser, décennie après décennie. En attendant, le nombre d'inscrits à Pôle Emploi dépasse les 6 millions de personnes. Le constat est le même dans tous les pays industrialisés. Cela fait vingt ans que le Japon a une croissance annuelle de 0,7 % en moyenne.

Mais vous ne pouvez pas nier que les Etats-Unis sont en situation de quasi plein emploi, et ce, grâce à la croissance retrouvée…

P.L. : C'est un mythe. D'abord, si les Etats-Unis ont retrouvé un certain niveau de croissance, c'est grâce aux 3 500 milliards de dollars [3 097 milliards d'euros] injectés par la banque centrale pour financer les dettes du gouvernement et favoriser la reprise. Mais le taux d'emploi s'effondre : chaque mois, 200 000 à 300 000 Américains renoncent à s'inscrire au chômage parce qu'ils sont découragés. Le taux d'activité a atteint un niveau inédit de 62,6 %. Et parmi celles et ceux qui ont un emploi, il y a tellement de petits boulots que la durée réelle moyenne est tombée à 34 heures !

D.M. : C'est pareil en Allemagne ou au Royaume-Uni, où le travail à temps partiel est plus répandu qu'en France (27 % de l'emploi total contre 18 % ici), plus court et moins bien protégé. En Allemagne, à partir de 2001, ce sont les emplois à temps partiel - voire très partiels - qui se sont multipliés, le plus souvent dans les services et pour les femmes… Avec les réformes Hartz [entre 2003 et 2005 en Allemagne], on a donc créé nombre d'emplois, mais en conservant le même nombre d'heures de travail : l'emploi a été fragmenté. En France, on a préféré réduire la durée normale du travail à temps complet. Vous voyez que, au-delà de ces chiffres, il y a de vrais choix de société, et notamment un enjeu majeur pour l'égalité homme-femme. Diminuer la durée normale des temps complets, c'est permettre aux hommes et aux femmes de s'engager pareillement dans les activités professionnelles, familiales, personnelles, citoyennes. C'est la clef de l'égalité hommes femmes.

Cette idée n’est pas centrale au sein de la gauche majoritaire…

D.M. : En effet, une partie de la gauche a cessé de défendre la réduction du temps de travail et ses multiples avantages : lutte contre le chômage, reconquête de temps pour les activités citoyennes, égalité homme-femme… Domine désormais l'idée que la compétitivité se gagnerait principalement par le coût du travail et qu'il faudrait donc continuer à le réduire - par exemple en diminuant la rémunération des heures supplémentaires - de même que les protections du travail. C'est l'idéologie du prétendu «consensus de Washington». C'est une voie sans issue. Suicidaire à moyen terme. Mais ces dogmes commencent à être remis en cause : le texte récemment publié par trois économistes du FMI qui attirent l'attention sur les conséquences délétères pour nos sociétés de la liberté totale de circulation des capitaux et des politiques d'austérité est extrêmement important. Peut-être le début d'un retour de balancier.

P.L. : En France, ceux qui sont à temps plein sont en moyenne à 39,5 heures [par semaine] alors que 5 millions de chômeurs sont à zéro heure. Seuls les actionnaires profitent de cette situation, car un tel niveau de chômage et de précarité permet d'entretenir un sentiment de peur du côté de ceux qui ont un emploi, qui ne cessent de s'entendre dire, à la moindre revendication : «Si tu n'es pas content, tu peux aller voir ailleurs.» Si le gouvernement veut lutter contre le chômage et sauver les retraites, il n'a pas le choix : il faut négocier un autre partage du travail. Partout, le débat revient. Aux Etats-Unis, c'est l'ancien ministre du Travail de Bill Clinton, Robert Reich, qui affirme que c'est «la» grande réforme que doit faire l'Amérique. En Allemagne, le syndicat Verdi du Bade Wurtemberg demande le passage à 30 heures. A Bruxelles, c'est le ministre de l'Economie qui plaide pour la semaine de quatre jours. Le syndicat belge FGTB et les écolos wallons veulent aussi relancer la négociation. Même chose en Espagne…

Le chômage explique, en partie, la baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée…

P.L. : Oui, la peur du chômage est dans toutes les têtes et déséquilibre la négociation. Au total, et sur trente ans, dans l'ensemble des pays de l'OCDE, la part des salaires dans le PIB a chuté de 10 %. Ce sont des sommes considérables qui auraient dû aller aux salariés, aux caisses de sécurité sociale ou à l'Etat et sont parties vers les actionnaires… Nous subissons une forme de partage qui est totalement sauvage, soumise à la seule loi du marché. A qui profite le crime ? On comprend pourquoi certains veulent absolument ringardiser l'idée d'un autre partage plus civilisé, plus juste… Si on agit fortement sur le temps de travail, si - dans le même temps - on investit les 1 000 milliards que va créer la BCE [Banque centrale européenne] dans la transition écologique, si on aide vraiment à développer les PME, si on change de modèle agricole, si on met le paquet sur le logement et sur les services aux personnes aux deux extrémités de la vie, on peut créer plusieurs millions d'emplois.

Comment financer cette nouvelle RTT ?

D.M. : Nous proposons une nouvelle étape de réduction (ou d'augmentation pour les petits temps travaillés) du temps de travail : les entreprises qui réduisent leur temps de travail à 4 jours (ou 32 heures en moyenne) par semaine et créent 10 % d'emplois en CDI bénéficient d'une exonération permanente de 8 % des cotisations (6,4 % de cotisations chômage et 1,6 % de cotisations de sécurité sociale). Cette exonération permet de créer des emplois sans baisser les salaires. Il faut aussi un grand plan de formation-requalification pour permettre aux exclus de l'emploi d'en retrouver. Au terme d'une période d'expérimentation, un référendum pourrait décider d'un mouvement général si le bilan est positif.

P.L. : On montre dans ce livre que plus de 400 entreprises sont déjà passées à quatre jours. Aussi bien des grandes comme Mamie Nova, Fleury Michon ou la Macif que des PME de 3 ou 12 salariés. Dans tous les secteurs : une agence de publicité, une entreprise de construction métallique, un cabinet d'avocat… Ça ne s'est pas fait tout seul mais partout le bilan est bon. Un mouvement général pourrait créer entre 1,5 et 2 millions d'emplois.

Mais peut-on faire comme si la mondialisation n’existait pas ?

D.M. : Non, bien sûr. Mais nous montrons que c'est possible sans attendre puisque le passage à quatre jours n'augmente pas le coût du travail, et il est probable que d'autres pays suivront très vite. Nous pensons qu'il est urgent aussi de remettre de l'ordre dans la mondialisation. Il faut donner un rôle central à l'OIT [l'Organisation internationale du travail] : les normes du travail doivent s'imposer à l'OMC [l'Organisation mondiale du commerce].

L’Europe est-elle mûre ?

P.L. : Dominique a raison. Il faut faire de l'Europe une zone de haute qualité sociale, environnementale et démocratique. Provoquer un sursaut avec 9 ou 10 pays. Déjà en 2003, avec Stéphane Hessel, nous avions rédigé un «traité de convergence sociale». Il est urgent de l'adopter, sinon nous risquons de voir monter les extrêmes droites et s'accélérer le repli nationaliste. Pour nous, il n'y a aucune fatalité : le progrès social, c'est possible !

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