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Euro 2016 : restons amis, « bitte schön », par Albrecht Sonntag

Avant la demi-finale France-Allemagne, notre chroniqueur revient sur l’évolution des relations footballistiques, qui ne sont plus parasitées par l’histoire extrasportive.

Publié le 04 juillet 2016 à 13h56, modifié le 05 juillet 2016 à 19h03 Temps de Lecture 5 min.

Fallait bien que cela arrive, une demi-finale France-Allemagne. Je vous préviens tout de suite : je me suis juré de ne pas prononcer ni écrire le mot en « S » d’ici à jeudi soir. Aucune référence donc à la capitale de la communauté autonome d’Andalousie. Ni à la traduction allemande du métier qui consiste à fabriquer des chaussures.

Il y a deux ans, quand Français et Allemands se sont rencontrés au Maracaña, la frénésie commémorative – pas trop revancharde, plutôt obsessionnellement élégiaque – a frôlé l’overdose. On souhaite aux joueurs français de rester dans leur bulle et d’éluder stoïquement, avec un haussement d’épaules, les questions histoire-géo en conférence de presse.

D’autant plus que les Français sont tout sauf rancuniers. Quand on leur demande s’il y a une équipe nationale qu’ils souhaitent « voir éliminée le plus tôt possible » en Coupe du monde ou lors de l’Euro – et ils sont 35 % à avouer que c’est le cas –, l’Allemagne n’arrive même pas sur le podium ! Seuls 6,2 % d’entre eux ont hâte de voir la Mannschaft quitter le tournoi par la petite porte.

Et ils sont généreux, les Français ! Quand on leur demande s’ils ont une deuxième équipe nationale de cœur qu’ils « soutiennent » en dehors de la leur, ils sont 54,4 % à dire oui, contre 42 % en Allemagne, 34 % en Espagne, 27 % en Italie et seulement 17 % en Pologne. Et quand on creuse pour savoir laquelle, le trio de tête est Brésil, Espagne et… Allemagne ! C’est d’ailleurs réciproque : les Allemands placent la France également en troisième, à égalité avec l’Italie et derrière les Espagnols.

Clichés extrasportifs

Ce qui relève en apparence de l’anecdotique ressort en fait d’une enquête sérieuse conduite en 2014 par le projet de recherche Football Research in an Enlarged Europe et ayant pour objectif de mesurer les sympathies et les antipathies spontanément exprimées en matière de football.

Une analyse plus approfondie permet de défendre la thèse selon laquelle le football du XXIe siècle n’est plus autant parasité par l’histoire extrasportive que celui du XXe. Quand on lit les ouvrages des grands historiens du football – comme ceux signés Alfred Wahl, Paul Dietschy, Matthew Taylor et Pierre Lanfranchi –, on est frappé par le lien étroit qui est quasi systématiquement établi entre l’équipe nationale, le soi-disant « style de jeu » qu’elle pratique, et le soi-disant « caractère national » du peuple qu’elle représente. Comme si à l’époque à laquelle le vocabulaire du football et ses discours dominants ont été formés, tous les particularismes observés dans une activité sportive devaient être essentialistes, indissociablement liés à une « mentalité » dont les traits seraient durablement inscrits dans les gènes d’une nation.

Dans le cas de la France et de l’Allemagne, il est intéressant de voir à quel point les clichés extrasportifs et préexistants sont mobilisés pour faire l’exégèse du football

Il faut dire que le football, pour plusieurs raisons propres au jeu, ne se prête que trop bien à ce type d’attributions à autrui et à soi-même. L’Espagne est un exemple parlant, récemment examiné en détail ici même. Dans le cas de la France et de l’Allemagne, il est particulièrement intéressant de voir à quel point les clichés extrasportifs et préexistants sont mobilisés pour faire l’exégèse du football. Prenons un exemple tout bête, sorti tout droit d’un ouvrage allemand tout à fait anodin, destiné au grand public et datant du début des années 1980 :

« Le fait que la France n’ait réalisé que si peu sur le parquet international était sans doute dû à la mentalité des joueurs. Depuis toujours, les Français possèdent des footballeurs excellents, très doués techniquement, de véritables acrobates du ballon, mais à chaque fois que les choses sérieuses commençaient, que la tactique devenait un facteur décisif pour la réussite, et que le physique, la volonté sans faille, la sobriété et l’endurance étaient demandés, les Français manquèrent à leur tâche. Ils étaient trop amoureux du ballon, faisaient trop de fioritures. »

Just Fontaine et Raymond Kopa apprécieront !

De toute évidence, les mots-clés de ce passage – « mentalité », « doués », « sérieux », « volonté » et « endurance » – proviennent très précisément du stock des clichés accumulés depuis des siècles. Les Français sont superficiels, frivoles, insouciants, inefficaces, peu fiables. Bref, des gens tout à fait aimables, mais pas sérieux. Faut-il énumérer la liste des clichés colportés en France sur les footballeurs allemands, ces bourrins, monstres physiques sans réel talent, mais pleins d’opportunisme, ces machines disciplinées et impitoyables, rouleaux compresseurs, voire « Panzer » ?

Emancipation continue

Il est réjouissant de voir que ces images n’ont plus guère de prise sur les fans de football aujourd’hui. Alors que les antipathies spontanées exprimées lors de l’enquête renvoient souvent clairement à l’histoire extrasportive – comme les relations compliquées gréco-turques par exemple, ou les rapports entre Polonais et Russes –, les sympathies sont, elles, liées au football lui-même. Pour les Français, par exemple, l’amour qu’ils portent à d’autres équipes nationales est d’abord basé sur « la qualité du football joué par cette équipe » (58 % des réponses) ou sur « la contribution que cette équipe a faite à l’histoire du football » (39 %), alors que des considérations d’ordre politique (« les relations de ce pays avec la France ») ou des rapports individuels (« relations personnelles avec ce pays : amis, famille, voyages… ») arrivent bien derrière.

Il y a plusieurs raisons à cela : l’européanisation du football avec sa mobilité sans limite des joueurs et des influences ; l’évolution parfois spectaculaire des styles préconisés par certaines équipes (Espagne, Allemagne…) couplée au phénomène de la répétition traité ici il y a quelques jours et qui met les observations dans une perspective historique.

Puis, il y a une question de génération. En Pologne l’Allemagne est à la fois l’équipe nationale étrangère la plus détestée et la plus aimée. Je vous laisse deviner quelles classes d’âge ont quels sentiments. En France, parmi les moins de 30 ans, quasi aucun Français ne souhaite voir l’Allemagne éliminée le plus vite possible – le chiffre monte à 17 % dans la classe d’âge qui a commencé à découvrir le football international dans les années 1980…

L’évolution des amitiés footballistiques est donc une émancipation continue de l’histoire extrasportive. Par le passé, on s’est laissé conter des bêtises par ceux qui tenaient à tout prix à faire le lien entre équipes nationales, « caractères » des peuples, et événements politiques. Aujourd’hui, on fait nous-mêmes les allusions au contexte politique – quelle jubilation de lier le « Brexit » à la sortie de l’équipe anglaise de l’Euro ! – et on les fait dans un esprit plutôt farceur, parfois potache, histoire de caser une bonne blague sur Twitter et de récolter quelques « like ! ».

C’est bien plus superficiel, mais c’est tant mieux. Je crois qu’on restera amis, quel que soit le résultat de la demi-finale jeudi.

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