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Sélection : quatre preuves noir sur blanc

par Marie Piquemal
publié le 4 juillet 2016 à 20h21

Le guide d’utilisation d’APB (admission post bac), que «Libération» a pu consulter, montre que, via des critères frôlant parfois l’absurde, les étudiants peuvent bel et bien être triés par les facs.

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1. Le lycée d’origine : un critère possible

Dans l'algorithme tel que publié par le ministère en juin, il est indiqué que, dans les filières où les places viennent à manquer (les fameuses licences en tension), la priorité est donnée aux élèves venant de l'académie. Mais ce que l'on ne savait pas, et qui est écrit dans le guide d'utilisation d'APB donné aux universités, que Libération a pu consulter, c'est que l'académie n'est que le périmètre «par défaut». Libre à l'université de délimiter une zone géographique de recrutement. Elle peut, dit le texte, l'élargir - «l'utilisateur sélectionne la ou les académies concernées au travers du bouton "ajouter une académie"». Ou la rétrécir, en limitant le périmètre à quelques départements ou même… à certains établissements. Ce qui veut dire qu'une université peut choisir de donner la priorité aux élèves venant des lycées de son choix !

L'entourage de la ministre de l'Education, Najat Vallaud-Belkacem, explique que «la zone n'est jamais élargie mais il peut arriver en effet dans certains cas, comme dans l'académie de Toulouse, très vaste, que le secteur soit resserré, pour éviter qu'au tirage au sort, un élève de Rodez soit envoyé à Toulouse alors qu'il y a une antenne de la faculté près de chez lui». Quant à la sélection en fonction des établissements d'origine : «Vous imaginez bien que les rectorats ne laissent pas les universités choisir que les bons lycées. Cela ne peut se justifier que pour des raisons géographiques et nous veillons à ce que le principe d'égalité soit respecté.» Mais une fois le secteur défini, l'outil APB laisse tout de même la possibilité aux universités d'accéder aux dossiers des candidats hors secteur. Pourquoi ? «Là, il n'y a pas de justification mais c'est rarement appliqué», répond le ministère. Un enseignant-chercheur à l'université de Grenoble confirme la pratique, pensant qu'il s'agissait d'une «faille». «Les dossiers des élèves hors académie apparaissaient dans APB, mon directeur m'a donc demandé de faire un classement. Il a décidé de faire ça sans débat au sein de l'université.» Au-delà du principe même du classement, il s'interroge : «Ce travail s'ajoutait à mes tâches, je me suis retrouvé à faire ça à la va-vite, en triant comme j'ai pu avec les notes du dernier trimestre. Du grand n'importe quoi.»

2. Les étudiants en réorientation : derniers servis, triés sur dossier… ou exclus

«Ce sont les derniers servis… et encore, quand ils le sont !» réagit avec fougue maître Jean Merlet-Bonnan, l'avocat de l'association Droit des lycéens. Il a relu le passage vingt fois pour être certain de ne pas faire de mauvaise interprétation. L'outil APB permet aux universités de choisir si elles souhaitent ou non accueillir des étudiants en réorientation, c'est-à-dire ceux qui changent de filière.

Selon le manuel, il leur est tout à fait possible de les exclure a priori du champ de recrutement, en cochant une case. Ainsi lit-on dans la notice : «Le premier point est de définir si tous les candidats doivent ou non être gérés sans distinction, au sein d'une même population, c'est-à-dire que les candidats néo-entrants et les candidats en réorientation sont mélangés dans un groupe unique.» Le guide détaille ensuite la procédure, différente selon qu'il s'agit de réorientation interne (au sein même de l'université) ou externe.

Dans un cas comme dans l'autre, il est possible pour une fac de fermer les portes aux étudiants en réorientation. «C'est le cas seulement pour les filières en tension, assure le cabinet de la ministre de l'Education. S'il y a de la place, par exemple en lettres ou en histoire, une faculté ne peut pas leur refuser l'accès.»

Autre possibilité, à la discrétion des universités : entrouvrir la porte, en acceptant les candidatures après étude du dossier. «Les candidats néo-entrants de l'académie ne peuvent pas faire l'objet d'une sélection, par contre les autres candidats peuvent éventuellement être sélectionnés sur dossier», précise un peu plus loin le guide d'utilisation d'APB. Ce qui veut donc dire que, dans le cas des élèves en réorientation, les universités ont accès aux dossiers, et peuvent trier à leur guise… Et ce, sans que les élèves en soient informés ! L'entourage de la ministre ne voit pas le problème : «Il est normal, quand un élève est en réorientation, de regarder son dossier, dans un souci pédagogique. Il a été, pour une raison ou une autre, en situation d'échec, il a donc un besoin d'accompagnement.»

3. Les filières sélectives : une entorse au droit

Autant les mots «sélection à l'université» sont tabous dans la bouche du gouvernement, autant dans la notice APB, ils apparaissent à tout bout de champ, sans pincettes. Dans le manuel d'utilisation, on trouve le paragraphe «sélectivité», où les universités peuvent cocher que telle licence n'est accessible que sur dossier ou sur prérequis. En clair, qu'elle nécessite par exemple d'avoir tel niveau en anglais pour s'inscrire dans une bilicence droit français-droit international. Ces parcours universitaires - sélectifs, donc - sont ouverts avec l'accord de l'autorité de tutelle. «Vous comprenez bien que quand on ouvre de tels parcours, nous avons toujours l'aval du recteur», assure Jean-Loup Salzmann, de la Conférence des présidents d'université. Et d'ajouter, un peu énervé : «Certes, la case existe à cocher dans APB, mais c'est comme quand vous remplissez la feuille d'impôts, vous ne pouvez pas écrire n'importe quoi. Vous êtes surveillé.»

Ces dernières années, ces parcours d'excellence, plébiscités par les élèves et les enseignants, se sont multipliés, Le ministère dit ne pas avoir de chiffres précis. «Cela doit représenter aux alentours de 20 % des mentions proposées, mais en flux d'élèves, c'est très peu, puisque ces parcours sont limités à chaque fois à un petit nombre. Ce sont des produits d'appel pour les universités, pour concurrencer les prépas», explique l'entourage de Najat Vallaud-Belkacem.

Pour Bruno Magliulo, inspecteur honoraire, spécialiste de l'orientation, «on se retrouve avec une fac à deux vitesses, avec d'un côté ces voies royales où les universités mettent le paquet et de l'autre côté, les amphis bondés avec de moins en moins de moyens». Ces parcours sélectifs à l'intérieur de l'université, qui sont non seulement tolérés par le ministère mais paramétrables par la plateforme APB, interrogent néanmoins sur leur légalité. Ils apparaissent en effet comme une entorse au code de l'éducation, qui consacre le principe d'une université accessible à tous les bacheliers sans distinction. «Quel est le fondement légal de ce type de licence ? En tant que professeur de droit, je pose la question», interroge Antony Taillefait, spécialiste en éducation.

4. Des critères de tri opaques et surprenants

Nous sommes cette fois dans la partie du guide consacrée au «suivi des candidatures» pour les filières officiellement sélectives, c'est-à-dire les classes prépa, les BTS, les IUT mais aussi, de fait, les licences à la fac accessibles sur dossier bien qu'il n'y ait aucune base légale. Dans ces cas précis, APB permet de «générer des fichiers élèves», à partir d'une multitude de critères, inconnus du grand public. Quand un élève formule un vœu pour intégrer telle ou telle filière, il reçoit une réponse positive ou négative, mais jamais aucune explication sur les raisons de la décision dans un sens ou dans l'autre. Les critères utilisés pour la sélection ne sont pas publics. Le manuel d'utilisation d'APB permet de voir les informations dont disposent les chefs d'établissement et responsables de formation. «L'établissement visualise la liste des éléments disponibles. Il suffit de sélectionner en cochant ou décochant les éléments souhaités.» La liste est longue. Dans le lot, on trouve : «Nom du candidat, troisième prénom du candidat, sexe, commune de naissance, pays de naissance, boursier ou non…» Viennent ensuite : «Langue vivante 1, option 1, date d'entrée en seconde…»

D'où sortent ces critères ? Faut-il en déduire qu'il est techniquement possible de trier les candidats en fonction de critères aussi farfelus que le pays de naissance ou le troisième prénom ? Sur ce point, le cabinet de la ministre est prudent. «La liste a été établie de manière mécanique par rapport aux données récupérables dans le dossier des élèves. Cela ne veut pas dire qu'ils les utilisent ! Cela dit, la formulation n'est pas très claire, il faudra la reprendre.»

L'association Droits des lycéens, épaulée par son avocat, Jean Merlet-Bonnan, envisage de saisir le Défenseur des droits sur la question. Ainsi que la Cnil (Commission nationale de l'informatique et des libertés) à propos de l'onglet «aide à la décision» . Une phrase, page 16, fait bondir l'avocat : les responsables chargés de la sélection ont toute liberté dans le choix des élèves, et peuvent notamment «agir pour donner un bonus, forcer une moyenne…» La preuve la plus éclatante, selon lui, de l'arbitraire d'APB.

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