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Pauline Croquet / Le Monde

Japan expo : les mangakas français à la conquête du neuvième art nippon

Par  et
Publié le 10 juillet 2016 à 14h09, modifié le 11 juillet 2016 à 06h38

Temps de Lecture 10 min.

Cette année, les auteurs les plus en vue de la Japan Expo portaient des noms aux consonances familières : Elsa Brants, Tony Valente, Reno Lemaire… Ces dessinateurs font partie d’un mouvement au nom encore indéfini, tour à tour appelé « manga à la française », « manfra » ou encore « franga ».

L’appellation importe peu : les lecteurs de bande dessinée japonaise semblent prêts à adopter ces auteurs hexagonaux. Il suffit d’observer les nombreuses nouveautés mises en avant par les éditeurs pour s’en convaincre, qu’il s’agisse de Booksterz chez Kana, d’Outlaw Players chez Ki-oon ou encore d’Ayakashi chez Glénat.

Les premiers pas du manga français, au début des années 2000, ont pourtant été compliqués. Pierre Valls, qui travaillait à l’époque chez Pika, se souvient : « J’ai fait une première tentative avec le magazine de prépublication Manga Player. Je voulais lancer des jeunes auteurs français car on recevait de plus en plus de dossiers, donc j’ai fait passer ça dans le budget recherche et développement de Pika. L’idée était de se différencier de ce qui se passait au Japon, de proposer des choses que les Japonais ne feraient pas eux-mêmes. » D’où un cahier des charges bien précis : des scénarios « assez réalistes » dont l’action se situe impérativement en France.

Dans la boutique éphèmere Glénat, le manga français « Ayakashi » fait partie des têtes de gondoles.

Un public au départ frileux

Reno Lemaire est le premier à s’engouffrer dans cette brèche avec Dreamland, l’histoire d’un adolescent montpelliérain qui rejoint le monde (fantastique) des rêves à la nuit tombée. « On s’est fait maltraiter par les fans, qui nous disaient “ce ne sont pas des auteurs japonais”, “vous n’arriverez jamais à dessiner comme eux...” Il y a eu une véritable levée de bouclier des passionnés, même si des lecteurs plus curieux ont aussi été intrigués par cette tentative », se rappelle Pierre Valls.

Depuis qu’il a créé sa maison d’édition Ki-oon il y a douze ans, Ahmed Agne « a toujours reçu des projets d’auteurs français ». Mais finalement, Outlaw Players, qui sort à l’occasion de la Japan Expo, est le premier manga de création française qu’il édite. « D’abord pour des raisons de structure interne, mais aussi parce qu’auparavant, la qualité des projets n’était pas toujours au niveau. Les auteurs essayaient d’imiter leurs aînés japonais, situaient leurs histoires dans des lycées de l’Archipel sans vraiment de sens, tâtonnaient graphiquement… »

Reno Lemaire reconnaît lui-même, avec le recul, qu’il n’était pas « assez mature », notamment d’un point de vue graphique, pour convaincre immédiatement le public : « C’était trop tôt. Le manga français s’est fait défoncer. Les éditeurs comme les auteurs n’ont pas bien amené la chose au public. » L’échec commercial des revues de prépublication en métropole n’a pas non plus aidé le manga hexagonal à décoller.

Le déclic de la « génération Club Dorothée »

Comment expliquer alors le déclic de la création tricolore ? D’abord grâce à l’arrivée à maturité d’une génération biberonnée au Club Dorothée, comme Elsa Brants, auteur du manga humoristique Save me Pythie : « Quand je pense à une histoire, je la vois au format manga, j’ai les codes qui me viennent instinctivement, sans même y réfléchir. En 2002, je voulais lancer ma première création mais les éditeurs m’ont incitée à le faire en BD parce qu’ils étaient convaincus que ça ne marcherait pas, que le public n’était pas prêt. »

Tony Valente, l’auteur du shonen (manga pour adolescents) Radiant, estime pour sa part que le manga lui offre de bien plus grandes possibilités pour exprimer des émotions : « On peut prendre une pleine page pour montrer un personnage en train de pleurer alors qu’en BD, si on fait ça, il ne nous reste plus que trente pages et on est foutu ! »

Elsa Brants est l’auteure de « Save me Pythie », un manga d’humour inspiré de la mythologie gréco-romaine

C’est pour cette liberté que VanRah a abandonné le comic américain – et notamment son travail d’encreuse autodidacte pour DC Comics – lorsqu’elle a découvert « sur le tard et par hasard chez une amie » la bande dessinée japonaise. Un format qui lui a correspondu immédiatement, raconte-t-elle. « Le manga est plus dynamique que le comic dans les scènes d’actions et les thèmes beaucoup plus variés, surtout pour moi qui me suis spécialisée dans la fantasy, le folklore, le steampunk », explique l’auteure d’Ayakashi et de Stray dog.

La fin de l’eldorado japonais

Depuis trois ou quatre ans, les éditeurs multiplient les créations françaises. Elles culminent pour cette édition de la Japan Expo. Nombre d’auteurs reconnaissent que ceux qui leur ont souvent fermé la porte auparavant – parce que le manga ne pouvait provenir que de Japonais et qu’ils se méfiaient d’auteurs parfois autodidactes – éditent eux-mêmes désormais du manga d’auteurs français.

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L’éditrice de Tony Valente chez Ankama, Elise Storme, reconnaît que la qualité de la vingtaine de projets hexagonaux qu’elle reçoit désormais chaque mois s’est considérablement améliorée. « Il y a plus d’originalité dans le scénario, les thèmes abordés, c’est moins formaté qu’au Japon. » Et la France rattrape aussi son retard sur les sorties des hits japonais. « C’est la fin de l’eldorado pour l’achat de licences au Japon », confirme Ahmed Agne. « En dix-quinze ans, on a publié tous les blockbusters nippons qui étaient sortis sur trente ans. »

La théorie de la pizza

Sur les stands de la Japan Expo, les ventes françaises suivent. Les titres mis en avant sur les stands lors de ce salon amènent toujours de bons résultats commerciaux, mais encore faut-il que le public soit au rendez-vous sur les tomes suivants.

« Avant, les gens étaient allergiques au manga français sous prétexte que c’était écrit par des Français, un peu comme pour les séries TV. Ils se disaient que si ce n’était pas japonais, ce serait mauvais », lance Izu, aka Guillaume Dorison, le scénariste d’Ayakashi. « Mais cette génération de fan hardcore, celle qui a grandi avec le Club Dorothée, est un peu passée à autre chose et n’achète plus forcément de manga. Les plus jeunes, les enfants des années 2000, eux, n’ont pas forcément cette barrière », estime Izu.

« C’est en train de changer. Les lecteurs voient passer beaucoup de choses, souvent des histoires répétitives. Maintenant, ils cherchent la qualité du récit et s’en foutent de qui est derrière », confirme sa co-auteure sur Ayakashi, VanRah.

L’auteur du manga « Radiant », Tony Valente en séance de dédicace à Japan expo.

De là à parler de manga français comme un courant à part… « C’est un style avec des codes… Soit on fait du manga, soit on n’en fait pas. Mais non, il n’y a pas de manga français », défend VanRah. « Une pizza qui n’est pas faite en Italie est quand même appelée “pizza”, même si elle moins bonne ou qu’elle est différente », lance Tony Valente, le créateur de Radiant.

Izu confirme et pense qu’« il vaut mieux parler de manga de création, c’est-à-dire déniché et acheté par un éditeur français qui gère les auteurs et les droits. C’est ce qui se fait beaucoup avec les auteurs en France qu’ils soient japonais comme français. »

Treize heures de travail, sept jours sur sept

Si certains d’entre eux ont du mal à se définir comme « mangakas » – le terme donné aux auteurs de BD japonaise, et qui inspire un grand respect dans l’Archipel –, leur rythme de travail intensif – sept jours sur sept, avec en moyenne treize heures par jour – les rapproche plus de leurs homologues japonais que franco-belges.

Rémi Guérin, scénariste de City Hall et coscénariste de Booksterz, a pu le constater en voyant travailler son acolyte Guillaume Lapeyre : « Pour pouvoir vivre, Guillaume devait faire deux pages par jour contre cinq pages par mois en moyenne pour un auteur de BD. »

Pour terminer le premier tome d’Ayakashi dans les temps, VanRah a dormi trois heures par nuit pendant quatre mois. « J’exerce deux métiers à plein-temps : mangaka et ostéopathe pédiatrique. Maintenant que je gagne ma vie en tant que mangaka, la question se pose de savoir quelle profession je vais garder », explique celle qui s’est professionnalisée dans le manga en 2012 après dix ans de pratique.

Peut-on aujourd’hui gagner sa vie en tant qu’auteur de manga français ? « J’ai commencé à 50 euros la page sur City Hall. Maintenant, je tourne autour de 70 et 90 euros sur Booskterz, explique Guillaume Lapeyre, Il y a en moyenne 160 pages par tome, donc le calcul est vite fait. » Son homologue et épouse Elsa Brants plaisante : « Je mange tous les jours et je peux habiller mes enfants ! »

Dessin du mangaka #Shonen , auteur de Outlaw players #Kioon à l'occasion de la #japanexpo2016

Une vidéo publiée par Pauline 💄🤘 (@pauline_p0cket) le

Etre publié au Japon, une consécration ?

Autre preuve du succès croissant des mangas français : leur exportation au Japon. Tony Valente a été l’un des premiers auteurs à voir son nom écrit sur des albums dans les librairies japonaises avec Radiant. Son éditeur sur l’Archipel, Frédéric Toulemonde, a même réussi à obtenir « l’aval » de mangakas réputés comme Yusuke Murata (One Punch-Man) et Hiro Mashima (Fairy Tail) : « Je me suis adressé à eux directement et ils ont accepté d’en faire la promotion sur des bandeaux distribués avec les premiers tomes. Murata pensait qu’il était peut-être un peu trop tôt pour que le public japonais soit prêt à accueillir un manga fait par un étranger, mais le très bon accueil de Radiant a prouvé le contraire. » Le premier tome a été réimprimé quatre fois au Japon.

« Ce n’est pas mon objectif principal mais ce serait une grande victoire », concède VanRah dont une des précédentes histoires est retenue parmi les trois finalistes d’un tremplin de Shonen Jump +, un prestigieux magazine.

« La parution au Japon, c’est plus un but pour mon éditeur que pour moi, lance Shonen, l’auteur d’Outlaw players en cherchant du regard Ahmed Agne. Quand j’ai écrit l’histoire, j’avais plus en tête un public français. Quand je vois l’histoire, la mentalité de ma série, je ne suis pas sûr que cela plairait aux Japonais. »

Un modèle économique encore fragile

Aujourd’hui, le développement du manga français s’appuie sur une véritable stratégie commerciale, comme l’explique Pierre Valls : « Les prix astronomiques déboursés pour obtenir les dernières licences japonaises sur un marché qui se tarit incitent les éditeurs à se tourner de plus en plus vers la création française. »

A Japan expo 2016, un stand-exposition consacré à Dreamland de Reno Lemaire, premier mangaka français.

L’œuvre de création représente aussi une vraie prise de risques : « Cela coûte beaucoup plus cher de faire du manga de création – entre 15 000 et 20 000 euros par tome – que d’acheter une licence à environ 3 000 euros par tome », détaille Ahmed Agne, de Ki-oon. Il faut aussi accompagner l’auteur, le guider. Mais aussi assumer « un risque de retard important, d’autant que, contrairement à l’achat d’une licence, on n’a pas la sécurité de connaître le nombre précis de tomes à paraître », explique Pierre Valls.

Il s’agit également de s’assurer que le rythme de publication soit régulier afin de ne pas trop faire attendre un lecteur de plus en plus impatient. « Il n’existe pas les mêmes infrastructures en France qu’au Japon, qui nous permettraient d’avoir des assistants et donc d’aller plus vite », explique Shonen dont l‘éditeur a demandé de produire quatre tomes avant de lancer la série, afin d’avoir un peu de réserve.

Essoufflement des blockbusters nippons

L’éditeur Ahmed Agne a aussi sorti le grand jeu pour la sortie d’Outlaw players : un trailer de trente secondes réalisé par le prestigieux studio d’animation japonais GONZO (Gantz, Trinity Blood, Gankutsuo…). Une stratégie qui se rapproche des lancements nippons.

« Décliner le modèle stratégique japonais, donner une légitimité nipponne au manga français, c’est ce qui nous permettrait d’avoir une activité pérenne », admet Ahmed Agne avant d’ajouter : « Le Japon est le meilleur pays où être fan de quelque chose. Ils savent décliner une franchise depuis longtemps, imposer une marque avec les goodies et les adaptations en dessins animés. »

VanRah rejoint son point de vue : « ce qui va jouer sur l’audience d’une série, c’est l’adaptation en animé, quasiment systématique au Japon en cas de succès. Il nous faudrait cet équipement médiatique autour de nos mangas. »

Reno Lemaire et Elsa Brants aimeraient pour leur part voir les éditeurs retenter l’expérience d’un magazine de prépublication mais selon un modèle précis : 400 pages de manga français à seulement deux euros. L’auteur de Dreamland est persuadé de pouvoir tenir cet éventuel rythme hebdomadaire, comme celui des auteurs japonais. Le trio à l’origine de Booksterz est quant à lui convaincu de l’avenir du transmédia, la déclinaison d’un univers sur différents supports (manga, anime, jeux vidéo…).

Tous les auteurs s’accordent en revanche sur les beaux jours à venir du manga français, voire sur un éventuel âge d’or. Côté éditeurs, l’essoufflement des blockbusters japonais rebat les cartes entre les historiques et les benjamins de l’édition de manga. Elise Storme en est bien consciente : « C’est palpable sur les stands des éditeurs à la Japan Expo. Les grands sont plus discrets, ils décélèrent, même si leurs grosses séries les mettent à l’abri. Mais ça fait du bien ! Ils sortent de leur zone de confort. »

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