Même si l’économie collaborative est commerciale, elle permet aux individus-utilisateurs de se libérer des chaînes du néocapitalisme mais elle crée aussi les conditions d’un hypercapitalisme individualisé.

L’économie collaborative, ou la réappropriation de la valeur-travail par les individus-utilisateurs

Philippe Coulon

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Le philosophe Michel Serres le dit : nous assistons à la plus grande transformation sociétale depuis l’invention de l’imprimerie ! Cette transformation a d’ailleurs déjà débuté dans les années soixante avec les événements de mai 68. Elle s’accélère désormais avec la révolution numérique en cours, qui, avant d’être sociétale, est économique et technologique. Parfois de manière contre intuitive, l’innovation technologique est de fait le moteur d’un changement social qui l’accompagne. Marx le précisait déjà : “les rapports de production correspondent à un stade défini du développement des forces productives”.

Mais quel est-il ? Quel est l’impact de la nouvelle économie (numérique et collaborative) sur notre modèle sociétal ? Plus de liberté ? Les individus-utilisateurs, les “petites poucettes” de Serrès — en référence à l’utilisateur de portable qui utilise son pouce — , disposent d’une liberté accrue par rapport aux grosses entreprises capitalistes. Le pouvoir économique en tout cas change de mains. La “valeur-travail”, pour parler comme Marx, est désormais aux mains des individus et leur travail est désaliéné du (grand) capital. Les individus de l’économie collaborative ont désormais un rapport direct avec le produit de leur travail, ils décident ce qu’ils vont “produire”, avec qui, pour qui, pour combien. Il y a double désaliénation, tant du côté des “producteurs”, qui ne sont plus aliénés par le capital d’un autre (mais par le leur en l’occurrence), que du côté des “consommateurs” pour lesquels une nouvelle donne privilégie “sans cesse davantage (…) l’accès ou l’usage qui libère plutôt que la propriété qui asservit”, comme le dit Luc Ferry dans son livre La Révolution transhumaniste.

Et Ferry poursuit: “il s’agit de faire entrer dans le domaine de la liberté humaine, de la maîtrise de son destin par l’être humain, des pans entiers du réel qui appartenaient naguère encore à l’ordre de la fatalité.”

Hier, tout était permanent. Le monde était fixe. L’Eglise, l’Etat, l’éducation, la famille, les amitiés, les carrières et mêmes les entreprises aussi. L’horizon était le village, la nation, le certain, l’écrit. Les individus étaient habitués à une certaine sécurité réifiée dans la permanence du monde et de la société. La permanence d’hier fait maintenant face à l’impermanence d’aujourd’hui. Personne ne peut dire aujourd’hui ce qu’il fera dans quelques années. Même le rêve d’un emploi en CDI dans une grande entreprise a fait place aujourd’hui auprès des jeunes à des rêves d’entrepreneuriat, de création d’entreprise. L’accomplissement de soi passe par une prise en mains presque complète de sa vie. L’individualisme, au sens de l’accomplissement de soi tellement bien décrit par Foucault, règne. L’économie collaborative n’est alors pas une nouvelle forme d’économie, c’est la façon future de faire de l’économie. Tout se décide, tout est variable. L’individu décide à chaque instant de sa vie comment il veut gagner sa vie et combien il veut gagner.

Et le concept de “gagner de l’argent” avec l’économie collaborative choque certains. L’économie collaborative ne serait pas collaborative mais commerciale. Certes, Aristote aurait dit que la valeur d’échange est plus élevée que la valeur d’usage (pour soi-même), il y a donc commerce. Mais cette chrématistique est, dans la plupart des cas, naturelle. Elle vise à l’approvisionnement de l’oikos (c’est-à-dire la famille ou communauté). Les moyens dégagés par l’économie collaborative permettent d’arrondir les fins de mois de nombreuses familles. Cette économie là n’est pas condamnable.

La valeur d’échange (que ce soit un appartement, un dîner, une voiture, un service ou une foreuse) est le liant d’un rapport social qualitatif qui se “repersonnalise”. Nous n’achetons plus de services en ignorant ceux qui les ont produit et nous ne voulons plus les ignorer. La valeur-travail de Marx n’est plus directement une réduction de tous les types de travaux humains à une mesure commune et à la dépersonnalisation de la fabrication des marchandises. Elle représente toujours un certain travail, mais plutôt dans un sens de sacrifice de son temps libre pour une certaine valeur d’échange.

Le rôle de la propriété

Reprenons ici les propos de Stéphane Haber: “Il n’apparaît guère raisonnable d’essayer de donner un seul nom propre ni même d’attribuer un caractère prédominant au genre de société que nous désirons voir advenir après toutes ces choses dont nous avons été les contemporains. Simplement, il se trouve (une situation contingente à certains égards et peut-être réversible) que bien de problèmes que nous rencontrons aujourd’hui sont liés, plus ou moins directement, aux logiques de reproduction du néocapitalisme globalisé. Parler de « société post-capitaliste » permet donc de dire beaucoup de choses (mais pas tout non plus !) à ce propos.” On voit donc que dans une société plus acceptable, “le régime de la propriété devra être complètement repensé d’une façon qui devra laisser une place importante à une propriété collective radicalement rehaussée et à tout ce qu’une telle propriété collective, à côté d’autres modèles de possession et de rapport aux choses, aux biens et aux richesses, permet de faire et de vivre.” La notion de possession, ciment de nos sociétés capitalistes s’en trouve changée et son importance diminuée, pour une plus grande liberté.

L’économie collaborative n’est qu’une étape intermédiaire d’un changement sociétal unique et sans précédent dans l’histoire de l’humanité: l’affranchissement complet de la société permanente et possédante vers une société dans laquelle tout est immanent, utile et partagé et dans laquelle le rôle des institutions est considérablement modifié. Il se pourrait bien que la notion de possession en soit changée et qu’elle perde de son importance. La valeur de la (non)-possession devenant plus importante que la possession elle-même.

Le rôle de l’Etat

Dans ce monde changeant, l’économie collaborative apparaît à la fois comme une source de possibilités uniques et comme une source d’anxiété. On le voit, certains se précipitent pour offrir de nouveaux services et diversifier leurs sources de revenus, d’autres font front et cherchent à conserver les modèles traditionnels. L’économie collaborative est souvent perçue par les gouvernements comme une source de chaos et de désordre. Elle gêne de manière jamais connue auparavant les économies et l’équilibre sociétal. Elle fait penser qu’il n’y a plus de solidarité économique et sociétale entre les citoyens.

La révolution numérique a remplacé les individus par des utilisateurs. Au sens utilitariste de Hobbes, leur utilité doit être maximisée par la sphère numérique. Il s’agit donc d’un hypercapitalisme individualisé. Dans ce paradigme, l’Etat ne peut pas y être vu comme un obstacle, sans quoi son rôle sera décrédibilisé.

Comment un gouvernement peut-il encadrer ces activités ? Doit-il le faire ? En régulant, ne court-il pas le risque de braquer les individus-utilisateurs qui cherchent à maximiser leur utilité personnelle ? L’Etat est déjà aujourd’hui pris entre deux feux. Le premier est celui des citoyens-employés — relayés par les grosses entreprises capitalistes traditionnelles — qui souhaitent que leur sécurité (et leurs marchés) soit assurée. Le second feu est celui des individus-utilisateurs qui voient les nouvelles possibilités économiques individuelles et qui ne souhaitent pas que l’Etat forme un obstacle à leurs affaires.

L’Etat doit donc réguler quelque chose qui n’est que le reflet visible d’un changement sociétal profond en sachant que cette régulation même fait courir le risque d’un désengagement des citoyens par rapport à ce régulateur. Le rôle de l’Etat est questionné.

Face à l’impermanence, à la complexité et au changement, l’Etat doit peut-être apparaître comme une entité rassurante et permanente. C’est son seul salut. L’Etat est seul face au monde et aux “poucettes”. Son message doit être simple, rapide, efficace et bienveillant. Il doit apporter une certaine valeur, doit permettre cette maximisation d’utilité individuelle tout en proposant des limites pour l’intérêt général. L’Etat se doit de simplifier, pour être totalement lisible par tous. Ainsi, tâcher de réguler dans le détails les activités de l’économie collaborative est vaine.

Comment en effet réguler quelque chose d’impermanent ? Et qu’en pensent les petites poucettes ? Pourquoi l’Etat veut-il limiter leur pouvoir ? L’Etat doit rappeler les valeurs de tous et doit rappeler l’éthique et la morale. Il doit rappeler aux acteurs les règles d’une vie en société, renvoyer les problématiques vers les acteurs. Sans quoi il court le risque de se noyer dans la masse… Un exemple, tous les jours, des centaines d’applications, de plateformes commerciales sont lancées dans le monde, comment les Etats peuvent-il considérer tous les cas, toutes les formes de transactions dans la loi ? Son rôle: simplifier le complexe. Encadrer simplement ce qui est complexe.

Nous évoluons inexorablement vers un modèle hypercapitaliste et hyper libéral, on peut s’en réjouir ou le déplorer. Les frictions et grèves actuellement n’y feront rien car “petite poucette” le veut. Et ce qu’elle veut, elle l’obtient. Mais gageons que “petite poucette” veut aussi une certaine éthique et une certaine solidarité car elle est perdue dans la société qu’elle a elle-même contribué à créer. Petite poucette cherche des repères, car elle a le vertige, elle est à la fois excitée par les nouvelles possibilités qu’offrent un avenir prometteur, mais elle a aussi peur pour ses enfants. Elle rêve d’un monde politique qui a bien saisi les enjeux en cours et qui anticipe les changements sociétaux à venir, mais ce monde politique est lui-même perdu dans ce monde changeant. Il reste à l’arrière, devancé par les petites poucettes. L’un a peur de l’autre, alors qu’ils ont besoin l’un de l’autre…

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Philippe Coulon

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