Pierre Rabhi, enquête sur un prophète

Pierre Rabhi élevait des chèvres en Ardèche avant de devenir un penseur écolo ultra-médiatique. Aujourd’hui, il publie des best-sellers, donne des conférences dans la France entière, inspire les politiques et les célébrités. Dans le numéro de décembre 2015 de Vanity Fair, Sophie des Déserts dévoile les secrets d’une ascension qui intrigue.
Mon exprience de « Hysterical Literature »
Marion Cotillard, Leonardo DiCaprio, Nicolas Hulot et Alain Juppé sont des adeptes de Pierre Rabhi. Le paysan-philosophe s'est rendu célèbre avec la légende du colibri, ce petit oiseau qui tente d'éteindre seul un incendie. Il incite chaque individu à « faire sa part ».Lincoln Agnew pour Vanity Fair

Doucement, elle a pris sa main et ne l’a plus lâchée. À la tombée de la nuit, ce 22 juillet 2015, Marion Cotillard a guidé son ami dans la foule rassemblée au domaine Bertaud Belieu, sur les hauteurs de Saint-Tropez, à l’invitation de Leonardo DiCaprio et de sa fondation pour l’environnement. « Je suis arrivée un peu tard, confie-t-elle, car j’étais en tournage à Paris. J’avais promis à Pierre de l’accompagner dans cet univers qu’il n’a pas franchement l’habitude de côtoyer. » Il était là, au milieu des créatures capiteuses et des smokings ­orgueilleux. Pierre Rabhi, pieds nus dans ses sandales de cuir, tout petit, tout fripé, si frêle. On aurait dit E.T. échoué dans un cocktail à Beverly Hills. Ses yeux doux flottaient au-dessus des magnums de champagne et des visages célèbres : Sylvester Stallone, Elton John, Adrien Brody, Naomi Campbell... « Je crois que Pierre ne connaissait aucun d’entre eux », s’attendrit Banksyd. Il n’a pas su non plus que le dîner, sponsorisé par des bijoutiers et des banques suisses, se payait entre 7500 et 150.000 euros la place. DiCaprio a lancé les enchères, mis à prix sa Rolex, des œuvres de Banksy, de Warhol et même un domaine paradisiaque sur une île du Belize, micro-État d’Amérique centrale au sud du Mexique. Rabhi, lui, a continué de converser avec son actrice. Les deux dans leur bulle ; elle caressant sa main, lui agrippant ses épaules. Les curieux se demandaient qui pouvait bien être ce bonhomme ensorcelant. Un père ? Un gourou ? Un prêtre ? « Je sais, ce soir-là, la présence de Pierre a beaucoup intrigué, s’amuse Marion Cotillard d’une voix cristalline*. Vous verrez, dans quelque temps, on ne se posera plus cette question. On se demandera plutôt : qui est cette femme au bras de Pierre Rabhi ? »*

Pierre Rabhi Marion Cotillard Leonardo DiCaprio

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Pierre Rabhi avec Marion Cotillard et Leonardo DiCaprio à Saint-Tropez, le 22 juillet 2015 (handout/Getty images).

Sur la Riviera, la jet-set plane encore mais la vraie France, elle, n’ignore pas qui est Pierre Rabhi. Le paysan ardéchois en lutte depuis cinquante ans contre les engrais et les pesticides, le pionnier de l’agroécologie, l'orfèvre du compost, le poète ardent de la beauté du monde est en train de conquérir l’Hexagone. Il est célébré partout, des festivals bio aux universités du Medef, des pages de L’Humanité à celles du Figaro, sur France Culture et BFM TV, au Grand Journal de Canal +. Les ventes de ses livres battent des records et ses conférences font salle comble, jusqu’en Italie, en Suède, en Belgique... À 77 ans, Pierre Rabhi commence une carrière de rock star. Seul en scène, avec sa silhouette de griot africain et son doux phrasé d’académicien. Il faut voir le public l’écouter parler des folies de la modernité – malbouffe, pollution, OGM –, théoriser la « puissance de la modération », exalter le bonheur de regarder grandir un enfant, pousser un arbre, rougir une tomate. « Comment se fait-il, demande Rabhi, que nous n’ayons pas pris conscience de la valeur de notre planète, seule oasis de vie au sein d’un désert sidéral ? Comment se fait-il que nous ne cessions de la piller, de la polluer, de la détruire aveuglément ? » Il faut voir les fans trembler devant l’oracle, lui offrir des cadeaux – confiseries, dessins, poèmes –, le remercier d’avoir changé leur vie. Et lui, christique, sourire ailleurs, qui enchaîne les encouragements, les bises, les étreintes.

Mercrediff 23 septembre, à l’université de Liège, ils sont des ­dizaines à l’attendre, après une conférence au côté du moine bouddhiste Matthieu Ricard.« M. Rabhi, vous m’avez sauvée », confie une étudiante, tresse lâche et Perfecto noir. Un prof d’économie, la cinquantaine élégante : « Merci. J’aime vos mots, votre calme, votre sincérité. Pouvons-nous entamer une correspondance ? » Une bénédictine l’embrasse : « Vous, vous êtes rempli de l’Esprit saint ! » Derrière elle, un tout jeune couple confesse en rougissant avoir séché les cours pour venir le voir. Ils voudraient un selfie avec lui. « Qu’est-ce que c’est, un selfie  murmure le vieil homme. Son assistante l’éloigne de la foule ; les hautes instances de l’université attendent pour le faire docteur honoris causa. « Je suis désolée, soupire-t-elle. On a plus de cinq cents demandes de conférence par an. Je suis obligée de faire barrage. » Les plus obstinés repartent avec un autographe sur la bible, le petit livre rouge de Rabhi : La Part du colibri : l’espèce humaine face à son devenir (Éditions de L’Aube, 2009). Le paysan-philosophe est un écrivain prolixe : il a publié seize ouvrages dont Le Gardien du feu (Éditions de Candide, 1986), L’Offrande au crépuscule (L’Harmattan, 1989), Le Recours à la terre (Terre du ciel, 1995), Conscience et environnement, la symphonie de la vie (Éditions du Relié, 2006), Éloge du génie créateur de la société civile (Actes Sud, 2011) et tout dernièrement, La Puissance de la modération (Éditions Hozhoni). C’est l’histoire du colibri qui l’a propulsé dans le cercle restreint des auteurs de best-sellers. Inlassablement, il conte la légende amérindienne de ce petit oiseau qui, sans penser à ses maigres forces ni à l’ampleur de la tâche, transporte de l’eau dans son bec pour éteindre un incendie. « Faites votre part. Soyez des colibris ! » rappelle-t-il toujours dans ses discours. Le guide de la révolution rabhienne – une trentaine de pages à peine – s’offre comme l’opuscule Indignez-vous ! de Stéphane Hessel. Les ventes, déjà supérieures à 120 000 exemplaires, ne faiblissent pas. Le message est simple, prêt à l’emploi, porteur d’espoir. « Dans une société laïque, Pierre Rabhi comble le ­besoin de religieux, analyse la philosophe spécialiste de l’environnement Catherine Larrère. C’est un message de de sagesse assez inoffensif. » Le peuple des convertis a grandi bien au-delà des premiers fidèles, ex-soixante-huitards et bobos en manque d’oxygène. Rabhi essaime désormais dans les cercles huppés de la capitale jusqu’aux clubs privés de Saint-Tropez et dans le show-business (Juliette Binoche, Gilles Lellouche, Zaz, Julien Doré...) sans compter les hommes d’affaires disposés à le financer, tels le patron de vente-privee.com, Jacques-Antoine Granjon, ou celui du fonds d’investissement américain Colony Capital, Tom Barrack. Succès inespéré, périlleux aussi au crépuscule d’une vie d’engagement. Soudain, à 77 ans, il faut courir, parler d’argent, se contorsionner. Prêcher la sobriété heureuse pour les autres, l’oublier pour soi-même, au risque de se perdre.

LE SEIGNEUR DE MONTCHAMP
Trois mois, c’est le temps qu’il a fallu attendre pour obtenir une audience au royaume de Pierre Rabhi, à Montchamp, dans le sud de l’Ardèche. De la gare de Montélimar, la route, sinueuse, file à travers la garrigue et les villages assoupis. « Vous aussi, vous allez voir Dieu ? s’amuse le chauffeur de taxi. Il m’arrive de prendre de vieilles dames qui viennent voir Rabhi avec leur valise. Elles disent qu’elles veulent finir leur vie avec lui. » Sur ces terres conservatrices grignotées par le FN, l’aura du paysan basané dérange. Il paraît que des familles entières débarquent à sa recherche, que de jeunes chevelus font le chemin à pied, sac au dos. D’autres laissent leur Mercedes en bas de la colline pour se présenter décemment au pape de l’agroécologie. Pour le trouver, il faut emprunter un chemin caillouteux bordé de chênes magnifiques. Tout en haut, une grande ferme en pierres, gardée par une énorme citerne et deux molosses. Le soleil brûle mais Rabhi porte toujours son pantalon de velours à bretelles. ­Regard d’agneau, dents du bonheur, de beaux sillons sur le visage. « Merci de vous intéresser à ma modeste personne », souffle-t-il, mains tendues en désignant les montagnes du Cévenol et les dix-sept clochers alentour. Il marque une pause, comme s’il attendait qu’on le filme. Le matin même, le seigneur de Montchamp a accueilli une équipe de télévision avec des drones. Il n’en dit mot. À petits pas, il fait le tour de la maison, des enfilades de pièces bricolées au fil du temps, sans confort, un peu vides depuis que les cinq enfants sont partis. Un écran plat gigantesque trône dans le salon : « Je regarde des westerns et des séries pour me vider la tête, précise-t-il. Je ne lis pas les journaux, je n’écoute pas la radio, je ne sais pas me servir d’Internet. Je me tiens hors du monde. » Derrière le rideau de perles, l’épouse aux yeux limpides, Michèle, s’affaire en silence. Il la présente du bout des lèvres puis grimpe à l’étage. Son repaire est là : des murs ocre, un bureau minuscule, une vierge sculptée, un bol tibétain en cuivre et, par terre, une natte – « C’est ici que je dors. » À côté traînent de vieux exemplaires de Bibi Fricotin et une cassette audio des Lettres de mon moulin qui l’aide, paraît-il, à trouver le sommeil. « Tout ce qui m’arrive, c’est inespéré, assure-t-il. Je n’ai jamais cherché à être une vedette. » Son idole, pourtant, en est une. Elle a pour nom Jiddu Krishnamurti (1895-1986). En voiture, chez lui, partout, Pierre Rabhi a toujours écouté les paroles de ce gourou indien qui refusait d’être désigné ainsi, après avoir été considéré tout jeune comme un messie et exploité par son entourage. Krishnamurti n’a eu de cesse de critiquer les partis, les religions, les sectes dans ses conférences, ses écoles, en Californie où il vécut et reçut nombre de personnalités – Aldous Huxley, Thomas Mann, Greta Garbo... « L’important, c’est d’être à soi-même sa propre lumière, son propre maître et son propre disciple », professait-il. Rabhi s’en est inspiré pour bâtir ses discours. Des images simples, des formules efficaces, des mots paisibles contre la violence du monde. Et de l’amour pour la terre dont il dit : « Elle est ma mère, ma sœur, mon amante. » Il l’admet : « Je veille à adopter un langage accessible pour créer une connexion avec le plus grand nombre. » Le paysan s’identifie en secret au maître indien qui avait lui aussi une santé fragile et une mère trop tôt disparue. La sienne est morte de tuberculose quand il avait 5 ans. Son père, forgeron à Kenadsa, un village de l’ouest de l’Algérie, l’a confié à une famille de colons français. « Il faut que tu aies une place dans le nouveau monde », avait-il dit. Alors, le petit Rabah est devenu Pierre.

La semaine, c’était Bible et saucisson à table, éducation bourgeoise et dictée sous les ordres d’une mère adoptive institutrice qui lui a transmis ce don pour la langue de ­Molière. Et le vendredi, la vie comme avant, en arabe, avec son père et son frère, chants joyeux, halouf interdit, prières vers La Mecque. « De quoi devenir fou, concède Rabhi, qui finit par se convertir à l’âge de 16 ans. Aujourd’hui, je ne suis plus catholique mais j’ai trouvé dans l’Évangile quelque chose de tout à fait à part : l’affirmation que l’amour peut être la seule source d’énergie pour sauver le monde. » Son vrai père lui en veut d’avoir renié la religion musulmane ; l’autre, ingénieur, gaulliste, le met dehors un soir pour avoir critiqué le maréchal Juin. À 22 ans, en pleine guerre d’Algérie, Rabhi prend le bateau, atterrit en région parisienne. Il n’a qu’un certificat d’études en poche et des livres, ceux de Platon, de Rudolf Steiner et La Planète au pillage de Fairfield Osborn qui a prédit, dès 1949, l’épuisement de la nature. Sa conscience s’éveille tandis qu’il meurt d’ennui à faire le magasinier à Puteaux. « C’est là que m’est apparue l’idée de notre servitude. L’esclavagisme n’avait pas été aboli, il avait été salarié ! » À l’usine, il rencontre Michèle et l’épouse – au désespoir de sa belle-famille qui boycotte le mariage – avant de l’embarquer pour l’Ardèche. C’était la révolution avant l’heure. « Je n’ai pas attendu mai 1968 pour remettre en cause la société », répète toujours le paysan poète. Plongée vers l’essentiel dans une ferme sans eau ni électricité. Sur ces terres arides, le couple élèverait cinq enfants et des chèvres. Montchamp serait le laboratoire, le berceau de la légende Rabhi.

Juste avant l’assassinat
En 1983, Pierre Rabhi publie Du Sahara aux Cévennes ou la reconquête du songe chez un éditeur ardéchois. « C’était pour me clarifier moi-même, une sorte d’autoanalyse, dit-il. Rien d’autre. » À l’époque, l’agriculteur jouit déjà d’une petite notoriété pour s’être, le premier, converti au bio. Dans sa ferme, il recycle tout, nourrit la terre avec du compost, des déchets fermentés, des résidus de récoltes, de fumier, d’herbes sèches... Il donne des formations, accueille de jeunes paysans, des citadins en quête de sens. « L’agroécologie était un gros mot, Pierre faisait son trou à contre-courant, rappelle Joseph Rocher, un agronome du Criad (Centre de relations internationales entre agriculteurs pour le développement), qui l’a connu en 1977. Il avait déjà un certain charisme, un langage humaniste. Nous lui avions envoyé quelques jeunes Africains désireux d’apprendre ses techniques. » L’un d’eux demande à Rabhi de venir enseigner chez lui. C’est ainsi que l’Ardéchois s’exile plusieurs mois par an au Burkina Faso. Là, il rencontre un spécimen, Maurice Freund, un homme d’affaires altermondialiste qui, avec sa société, Le Point-Mulhouse, vend des vols low-cost en Inde et en Afrique. À Gorom-Gorom, aux confins du Sahel, il a bâti un immense campement touristique qu’il peine à remplir. « La famine gagnait tout autour, c’était inexploitable. Alors on s’est dit : “Mieux vaut faire autre chose”, raconte l’ex-empereur du charter. Pierre a créé avec moi le premier centre africain d’agroécologie. Les chefs touaregs l’ont immédiatement considéré comme l’un des leurs. » Par son entremise, Rabhi est présenté au nouvel espoir du Burkina, un jeune militaire anti-impérialiste porté au pouvoir en 1983, Thomas Sankara. Bien avant Leonardo DiCaprio et Marion Cotillard, le révolutionnaire est séduit par ce paysan qui promet de rendre les terres fertiles à bas prix, par des méthodes simples, sans les engrais des multinationales. Maurice Freund se souvient : « En octobre 1987, Sankara m’a reçu au palais présidentiel. Il m’a dit : “Qu’il est formidable ce Rabhi ! J’aimerais en faire un ministre pour le développement agricole.” C’était quelques jours avant qu’il soit assassiné. » Aux Murets, l’auberge où il emmène souvent ses visiteurs, Pierre Rabhi déguste à fines bouchées sa terrine de lièvre. « Si Sankara n’avait pas été tué, songe-t-il, je serais devenu conseiller du prince. Pour lui, j’aurais accepté. » Après la mort du leader africain, malgré les nombreuses missions qu’il effectue pour promouvoir l’agroécologie en Tunisie, au Mali ou en Palestine, il se sent désœuvré. En France, il a été approché par les communistes, les Verts, le PS ; il n’a jamais donné suite. Rabhi est-il seulement de gauche ? Certainement quand il fustige le petit club des milliardaires et la finance folle qui gouvernent le monde. Un peu moins quand il critique « les dispositions compensatoires et le secourisme social qui maintiennent le système sous perfusion ». Ses prises de position contre l’adoption par les couples homosexuels lui valent d’être régulièrement qualifié de réactionnaire sur les réseaux sociaux. « La droite, la gauche, tout ça, c’est fini », soupire le philosophe. Lui prétend planer au-dessus de la mêlée. Ignorer les chapelles et les appareils. Cette liberté lui vaut l’admiration et l’affection de Nicolas Hulot, le nouvel ambassadeur de François Hollande pour le climat, avec qui il a signé un livre en 2005, Graines de possibles : regards croisés sur l’écologie (Calmann-Lévy). « Pierre a une ligne stricte, pas de compromission, confie-t-il. J’aurais bien aimé, par exemple, le présenter au chef de l’État, mais je suis certain qu’il refuserait. C’est un pur, Pierre. II vous intimide car il est difficile d’être aussi rigoureux que lui. » L’ancien animateur d’Ushuaïa, qui a aussi murmuré à l’oreille de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy, s’est égaré dans ses velléités présidentielles lors des deux dernières élections. Il en discute parfois avec Rabhi qui a, lui aussi, tenté de se lancer dans la course à l’Élysée. C’était en 2002, un épisode oublié sur lequel il n’aime pas beaucoup s’étendre.

Candidat à l'Élysée
La décision a été prise le 24 novembre 2001. « Nous étions cinq amis autour de lui ce jour-là, Pierre nous a demandé notre avis », se souvient Jean-Claude Besson-Girard, peintre talentueux et ancien militant des Verts, qui fut son directeur de campagne. Le petit groupe devisait au mas de la Baume, chez Armand Petitjean. L’héritier des parfums Lancôme, écrivain compromis dans la Collaboration avant de devenir l’un des précurseurs de la décroissance (il a créé chez Fayard en 1968 la première collection d’ouvrages écologiques), était l’un des plus fidèles soutiens de Rabhi. Curieusement, celui-ci n’en parle jamais, ni de lui, ni d’un autre compagnon de route, ardéchois et autodidacte, Gustave Thibon : un paysan poète qui, dès les années 1930, s’interrogeait sur la décadence du monde moderne. « Beaucoup de gens ont gravité autour de moi », élude le prophète de Montchamp – sans que l’on sache si la mémoire lui fait défaut ou s’il ne veut s’encombrer aujourd’hui d’aucune figure tutélaire. À l’hiver 2002, il se lance dans la course aux cinq cents signatures avec un programme ambitieux : l’appel à l’insurrection des consciences. Il veut « placer l’humain et la nature » au centre des préoccupations, porter « le féminin au cœur du changement ». De belles envolées, comme toujours, peu de concret. Une petite équipe se mobilise autour d’Alain Chevillat, un maître du développement personnel, organisateur sur son site terre-du-ciel.org de stages en tous genres assez coûteux (bien-être, jeûne, chamanisme) – au cours desquels Pierre Rabhi intervient alors régulièrement. À ses côtés, Vincent Cheynet et Bruno Clémentin, créateurs de l’association Casseurs de pub et futurs fondateurs du journal La Décroissance, ainsi qu’un dénommé Ino, garagiste cannois qui fait office de trésorier. « C’était assez folklorique, se souvient l’ex-directeur de campagne, Jean-Claude Besson-Girard. Nous avons entamé un tour de France dans un minibus. Le soir, on dormait chez l’habitant. Parfois, les gens des comités de soutien nous accueillaient avec des photos de Pierre, des bougies, des fleurs. C’en était gênant. Plus d’une fois, j’ai fait remarquer à Pierre qu’on tombait dans la fabrique d’un gourou, qu’on sortait du cadre d’une campagne politique. Il faisait mine de ne pas comprendre. Il refusait les situations conflictuelles. » L’entrée des meetings est payante, environ 5 euros. Les dons affluent pour soutenir la candidature de Rabhi. « Nous avons récolté au moins 150 000 euros des divers comités départementaux mais on ne savait pas bien comment l’argent était employé, se souvient Bruno Clémentin. À un moment, on a dit : “Stop, tant qu’on n’a pas les comptes, on arrête.” Le site web a été fermé pendant un mois. Ino a fini par nous fournir une feuille plutôt sommaire avec les dépenses. Le solde était assez substantiel. Il a probablement alimenté l’association de Pierre puisque nous n’avons obtenu que 184 signatures d’élus : la campagne s’est arrêtée net. » Le paysan est retourné sur ses terres. Ino a longtemps officié à Montchamp coiffé d’un panama blanc, avant de s’en aller à Lyon où il fait aujourd’hui la manche. C’est ainsi, nombre de fidèles gravitent autour du prophète puis s’en vont. Ça va, ça vient, dans les nombreuses structures qu’il a créées ou inspirées au fil du temps. À Lablachère, près de sa ferme, Rabhi couve son association phare, Terre et Humanisme. Toute l’année déferlent ici des dizaines de volontaires et de stagiaires qui paient 390 euros pour une formation de cinq jours, intitulée « être simple au jardin », un peu moins pour apprendre à cuisiner les herbes, un peu plus pour s’initier à l’agroécologie. Le lieu est convivial : une grande cabane de bois, des caisses d’outils et de chapeaux de paille, un terrain où poussent toutes sortes de légumes et de fruits. Ce mardi de juillet, les bénévoles préparent le déjeuner après s’être levés à l’aube pour arroser les sols et finir le paillage (une technique qui permet d’enrichir le sol et de mieux diffuser l’eau). Au menu : ­velouté de courge, salade de lentilles et de haricots, sirop de menthe fraîche. On fait la tambouille en discutant des techniques de compost, des antennes de Terre et Humanisme en Bretagne, dans la Drôme, au Maroc. On s’inquiète de l’état du monde. Comment garder l’espérance ? Comment faire sa part ? Une diplômée en anthropologie, coupe iroquoise et minijupe : « Depuis que je suis ici, je me dis que je pourrais apprendre à produire juste ce dont j’ai besoin. » Un étudiant à la Sorbonne inspire profondément : « Qu’on est bien ici ! La vie à Paris m’épuise. Trop de bruits, trop d’odeurs, aucun goût dans l’assiette. » Aujourd’hui, il égrène de la passiflore au soleil avec un charpentier au chômage et un futur médecin originaire de Nantes. Ont-ils déjà aidé leur mère à éplucher une pomme de terre ? « Jamais, avouent-ils en riant. On ne savait même pas à quoi ça ressemblait. » Ce soir, ils iront vider les toilettes sèches avant d’aller camper au bas du champ, à la belle étoile. Avec un peu de chance, le prophète passera demain rappeler que « jardiner est un acte politique, un acte de résistance ».

Copié par Juppé

Au siège parisien du World Wide Fund (WWF), le Fonds mondial pour la nature, à l’automne 2006, un cercle de fidèles prospecte autour du tableau noir. Il y a là quelques mécènes nouvellement séduits par Pierre Rabhi, un entrepreneur de la grande distribution, un autre dans l’informatique, François Lemarchand, le PDG de Nature & Découvertes, et Josette Amor, une banquière reconvertie dans la finance équitable qui a eu l’idée d’ajouter Terre et Humanisme à la liste des bénéficiaires du livret d’épargne solidaire Agir (un système qui permet à l’association de récolter près de 500 000 euros par an). À leurs côtés, un ancien comédien diplômé de réflexologie, Cyril Dion ; il a fondé le mouvement Colibris pour « capitaliser » l’élan de la campagne présidentielle. « On se demandait quel serait le bon moyen pour faire avancer la cause, se souvient le jeune homme. Et soudain on s’est dit : “Il faut que Pierre passe au 20-Heures !” » Aussitôt, la communication a bouillonné dans tous les sens. « On a fait de plus en plus de médias, et des événements inédits, comme une intervention sur le campus de HEC pour l’université d’été du Medef et quelques tables rondes avec des banquiers. On a surtout professionnalisé les conférences, à raison d’une par semaine environ, et dégagé un petit salaire pour Pierre [il est aujourd’hui payé 1 200 euros à chacune de ses interventions]. » Le prophète s’incline, il est rôdé. Quand il quitte Montchamp, il enfile sa chemise bleue et son pantalon de flanelle. Une vieille sacoche, juste l’essentiel, un Opinel dans sa poche. « Je suis du bois dont on fait les flûtes, dit-il à ses troupes, servez-vous de moi.» Dans le TGV qui l’embarque à Valence, ce mardi 22 septembre, pour une tournée en Belgique, le conférencier se chauffe. Il cherche les regards. À la voiture-bar, le contrôleur l’interpelle : « C’est à vous la mallette ? Faut pas la laisser seule sur votre siège : des voyageurs ont cru que c’était un colis piégé. » Rabhi sourit, œil de sioux : « Vous dites ça, monsieur, parce que j’ai la peau basanée...» Le thé infuse, il pose sa tête sur votre épaule : « Pour la première fois, je crois que j’ai le trac. » La fragilité fait partie du personnage et sur scène, ça va toujours mieux. Il tapote le micro : « Je n’ai pas fait de stage avec Johnny Hallyday ; je fais ce que je peux ! » Il se taquine, parle à la troisième personne de « ce petit Rabhi avec ses 52 kg tout mouillé ». « Aujourd’hui, je n’ai pas mis mon auréole », lance-t-il encore, en promettant qu’il n’est pas là pour inciter les gens à « bouffer bio ». D’ailleurs, « on peut être végétarien, trier ses déchets, rouler en voiture électrique et exploiter son prochain ». Quel talent de conteur ! Même quand il recycle pour la énième fois l’anecdote du banquier qui a refusé de lui accorder un prêt pour Montchamp de peur qu’il se suicide et sa tirade sur les boîtes : « De l’école à l’université, on est enfermé dans des “bahuts” ; on travaille dans des “boîtes”, petites moyennes ou grosses ; pour s’amuser, on va en boîte, on s’y rend en “caisse”. Et on finit dans la boîte finale. » Succès garanti. Et les femmes succombent quand il célèbre leur courage, confesse qu’il aurait aimé être des leurs pour pouvoir porter la vie. « Quel avenir ­allons-nous laisser à nos enfants ? interroge-t-il. Quels enfants allons-nous laisser à la planète ? » Les politiques ont même fini par lui piquer ses répliques. « Pendant les régionales de 2010, [l’ex-ministre centriste] Chantal Jouanno a repris l’histoire du colibri. Nous avons dit à ses équipes que ce serait bien qu’elle arrête », se rappelle Cyril Dion. Alain Juppé, lui, s’est mis à parler de « sobriété heureuse » – en 2009 devant les élus de Bordeaux, en 2010 lors d’une conférence de presse à Lyon, devant l’Académie des sciences en 2011, sur son blog, dans ses tweets... Son entourage admet qu’il connaît l’œuvre du penseur ardéchois. Dion raconte avoir alerté Rabh : « Fais un livre, sinon tu vas te faire piquer le concept. » Aussitôt écrit, l’ouvrage (Vers la sobriété heureuse, Actes Sud, 2010) a conquis plus de 230 000 lecteurs. « Du jamais-vu et ça continue », s’enthousiasme le patron d’Actes Sud, Jean-Paul Capitani, qui édite l’agriculteur et fait partie de ses mécènes (à titre personnel). L’argent est le nerf de la guerre, même pour un ascète qui n’aime ni boire ni manger – sauf à La Tour des souhaits, son restaurant chinois fétiche à Paris, dans le quartier de la gare de Lyon, non loin du petit hôtel où il a ses habitudes. Les droits d’auteur complètent sa retraite d’agriculteur, qui n’excède pas 400 euros par mois. Mais il en faut des sous pour sauver la planète.

Marion Cotillard Pierre Rabhi

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Marion Cotillard avec Pierre Rabhi lors de la 2è soirée pour la Fondation Leonardo DiCaprio à Saint-Tropez, le 22 juillet 2015 (handout/Getty).

Le coup de foudre de Cotillard

Radieuse dans son cachemire vert d’eau, Constance de Polignac s’étire sur le canapé de sa fondation, rue de Grenelle, dans le VIIe arrondissement. « Un jour, j’ai reçu une ­invitation à un dîner biologique avec Pierre Rabhi, se souvient la princesse. Je ne savais pas qui était ce monsieur et, d’habitude, je ne sors jamais. Mais là, j’ai demandé à mon chauffeur de me conduire. L’entente avec Pierre a été immédiate. Je suis allée chez lui en Ardèche ; il est venu chez moi dans le Morbihan. » Au château de Kerbastic, propriété de la famille de Polignac depuis le XIXe siècle, Rabhi a achevé de convertir les terres à l’agriculture biologique. « On s’inspire l’un l’autre, ajoute l’héritière. Moi, je lui ai soufflé son discours sur le féminin et le spirituel. Je lui ai aussi beaucoup donné de ma fortune. J’ai pris la présidence de sa fondation [qui a été récemment fermée et remplacée par un fonds de dotation, libéré de la tutelle de la Fondation de France]. Nous sommes allés en Roumanie ensemble, en 2009 : un pope lui avait promis qu’il allait convertir cinq cents monastères à l’agroécologie. On a perdu de l’argent. Il est naïf, Pierre. Pour un agriculteur, il n’a pas tellement les pieds sur terre. » Mais les deux amis ont bien d’autres projets communs, dont un livre qu’ils veulent intituler La Princesse et le Paysan. Avec Marion Cotillard, Pierre Rabhi pourrait faire un film. Ce fut aussi une évidence, lors de leur rencontre au Train bleu, le restaurant de la gare de Lyon, le 11 février 2010. Cyril Dion, qui avait approché l’actrice après avoir lu qu’elle était une admiratrice du poète, a gardé le SMS du premier rendez-vous. Elle se souvient parfaitement : « Un coup de foudre. Comme deux personnes faites pour se rencontrer. Sans rien dire, on s’est pris dans les bras l’un de l’autre. Sublime énergie. » Depuis ce jour, l’égérie de Dior ne lâche plus l’agriculteur. « On s’appelle souvent. Il est toujours là, y compris dans les moments difficiles. » Elle aussi l’aide, elle lui a fait dernièrement un don de 40 000 euros. « Je préfère que l’argent sale – celui que je ne gagne pas en travaillant, qui vient par exemple des procès que je suis obligée de faire à la presse people – aille aux actions de Pierre », précise-t-elle. Marion Cotillard diffuse partout la pensée de son mentor. En juin, à l’Hôtel particulier, le plus sélect établissement de Montmartre, elle a ­organisé un déjeuner discret en son honneur. Jean Imbert, le cuisinier révélé par Top Chef, avait concocté le menu : soupe d’herbes, lieu jaune de Bretagne, tarte à la rhubarbe, riz au lait bio, sorbet au basilic. Sur la terrasse ombragée, Rabhi devisait avec Claire Chazal, les comédiens Gilles Lellouche et Pierre Niney, Nicolas Hulot, des producteurs, des pointures de la mode. Cotillard mobilisait : « Il faut tous se battre avec Pierre, se reconnecter les uns aux autres. » Fin août, au téléphone, sa voix débordait de soleil : « Je suis chez Pierre. J’ai découvert la Ferme des enfants, vous devriez y aller, quelle merveille ! » C’est une école à ciel ouvert, des petits se balancent aux arbres, d’autres nourrissent les poules, promènent les ânes, pétrissent le pain. Les leçons plus académiques se donnent dans des yourtes, pieds nus ou en chaussettes. Cet après-midi d’automne, au collège, une femme lit à voix haute Pauvre Petit Garçon, une nouvelle de Dino Buzzati dans laquelle un enfant blafard subit la violence des autres, et d’abord celle de sa mère dont on apprend, à la dernière ligne, qu’elle s’appelle Mme Hitler. Discussion hasardeuse sur la jeunesse et la psyché du Führer. Le professeur, c’est Sophie Rabhi, la fille du prophète. Même douceur dans les yeux, mais sourire sur ses gardes, de peur sans doute que les journalistes remuent de sales histoires. Son premier époux a été condamné en 2004 pour le viol d’une petite pensionnaire de Montchamp, qui a longtemps accueilli des enfants à la ferme pour les vacances. Elle a divorcé, s’est remariée avec un ex-DJ reconverti en entrepreneur forestier, Laurent Bouquet, l’actuel bras droit de Rabhi. Tout près de son exploitation, le couple a créé un écovillage composé d’une vingtaine de maisons bio avec panneaux solaires, toilettes sèches et système de phyto-épuration. Prix d’entrée : 100 000 euros environ (remboursés si l’on quitte les lieux) et des loyers modestes (381 euros pour un deux-pièces, par exemple).

Au cœur du hameau, occupé pour moitié par des retraités, est née une école, fondée sur la philosophie des Rabhi, proche de la pédagogie de Rudolf Steiner et de Maria Montessori. Comme son père, Sophie a lu Ivan Illich, l’auteur d’Une société sans école (Seuil, 1971). Comme lui, elle pense que « le système éducatif actuel basé sur la compétition, fait des ravages et qu’il ne sert qu’à produire des citoyens dociles ». Alors elle a créé l’école de ses rêves : la Ferme des enfants, qui accueille plus de quatre-vingts élèves, de la maternelle à la troisième, sans agrément de l’éducation nationale. La Miviludes (la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) a reçu une dizaine de lettres concernant l’établissement – « des parents inquiets sur la nature de l’enseignement, qui ont retiré leurs enfants, y précise-t-on, mais rien qui permette d’établir une dérive sectaire. » L’établissement subsiste grâce aux dons et aux frais de scolarité – 2 800 euros par an. Les élèves y apprennent surtout la liberté. Pas de programmes précis, pas de notes, pas de contrôles de présence... Les enfants s’interrogent sur le sens des règles et se demandent en classe : « Que faire pour rendre le monde meilleur  » À la rentrée, cette année, deux adolescentes censées intégrer une troisième classique au collège du coin sont réapparues en courant. « Je n’ai pas tenu vingt-quatre heures, confesse l’une d’elle. Je n’avais pas mes fournitures scolaires et on m’a mal parlé. Ici, au moins, il n’y a que de la gentillesse et de l’énergie positive. »

Marion Cotillard rêverait que son fils Marcel apprenne la vie au Hameau des buis. Cet été, durant une semaine, elle l’a emmené visiter l’école, sentir les oliviers, caresser les boucs. Elle a partagé le déjeuner dominical des Rabhi où Pierre et Michèle réunissent régulièrement leurs cinq enfants. Il y a trente ans, autour de la table, il y avait le ministre de l’agriculture Edgard Pisani et le violoniste Yehudi Menuhin. Aujourd’hui, ce sont les chanteurs Zaz et Matthieu Chedid qui viennent déguster le traditionnel chèvre chaud. L’époque change ; les enfants Rabhi devraient prendre la relève mais, hormis Sophie, aucun d’entre eux ne marche dans les pas du père. Les deux derniers fils sont même engagés dans la mouvance climatosceptique, à tendance complotiste. Sur son site, inter-agir.fr, Gabriel Rabhi, ardent militant de la démocratie directe, dénonce l’incessante manipulation médiatique, sans craindre de prendre au passage la défense de Dieudonné et de l’idéologue ultra-identitaire Alain Soral. Au téléphone, il avoue sans complexe qu’il « ne croit pas au 11-Septembre dans sa version officielle rapportée par les médias ». « La réalité n’est pas celle que l’on nous vend », dit-il. Le père fait mine de l’ignorer : « Chacun de mes enfants trace sa propre route. » Lui ne juge rien, n’attaque personne, se tient à distance des sujets qui fâchent.

Au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo, il a refusé toutes les sollicitations médiatiques. Aujourd’hui, il ose, du bout des lèvres : « Cette grande réaction émotionnelle m’a gênée, tout de même. Je suis contre les caricatures du prophète. De quel droit des gens peuvent-ils juger et se moquer de ce qui est le plus précieux pour d’autres ? » Rassembler, c’est tout ce qu’il souhaite. Et à 77 ans, il y a urgence. Son heure est venue, il le sent : « Mon discours trouve de plus en plus d’écho avec la crise, le chômage... Je sens bien que tout va finir par exploser. Je me sens trop endolori par l’état du monde pour rester les bras croisés. » Les colibris, tous ses fidèles qui forment aujourd’hui quelque quatre-vingts groupes en France, s’activent pour promouvoir ici des cantines bio, là un écovillage, ailleurs une plate-forme de covoiturage ou de recyclage textile. « Soutenez la révolution », rappelle le site du mouvement, en suggérant au passage l’achat des œuvres du maître, livres, CD, DVD... « Mais il faut monter en puissance », répète inlassablement Rabhi qui rêve encore de peser sur la présidentielle de 2017, d’organiser un forum citoyen peut-être, de semer partout des écoles d’agroécologie. Il lui faut, pour survivre, toujours plus de projets, de moyens. La princesse de Polignac se désole : « Des sous, des sous, c’est tout ce qui intéresse Pierre aujourd’hui. »

« Sa villa Médicis »
Le platane planté, il y a un siècle, par la mère de Saint-Exupéry, Marie Boyer de Fonscolombe, règne toujours sur le château de la Môle. Désormais, les avions privés des riches vacanciers tropéziens se posent en contrebas mais la demeure a miraculeusement résisté aux assauts des oligarques russes et des princes du Golfe. Son nouveau propriétaire est une figure du cru : Patrice de Colmont, le patron du Club 55, restaurant huppé de la plage de Pampelonne. Il s’avance, vêtu de blanc, désigne les collines dorées, les vignes, la bambouseraie... « Tout ça, ces 183 hectares, c’est pour Pierre, dit-il. Ici, il va pouvoir fonder son temple de l’agroécologie. Le fruit des récoltes sera bien sûr destiné en priorité à mon restaurant mais il pourra, ici, recevoir, former, professer librement. Ce sera sa villa Médicis à lui. » S’il le pouvait, Patrice de Colmont bâtirait un empire pour le vieil homme qui lui rappelle son père, un ethnologue adepte, lui aussi, de la sobriété heureuse. Il a suffi d’une interview de Rabhi dans le magazine Psychologies, d’un saut à l’une de ses conférences et d’une rencontre éphémère sous le soleil de Saint-Tropez. « Il a tout mis en ordre dans mon cerveau », s’émeut le restaurateur. Un soir, l’appel a surgi à l’heure de la fermeture du Club 55 : « Bonsoir, c’est Pierre. Je crois que je peux résoudre le problème de la faim dans le monde. Voulez-vous m’aider  ?» « Je suis au garde à vous », dit avoir répondu Patrice de Colmont. Depuis, ce distingué sexagénaire a mis Rabhi au menu de tous ses clients. Après la baignade, à l’apéritif, au café, tous, du chanteur Bono au président de l’Arménie, des traders aux détenteurs de pétrodollars, ont droit à un exposé sur l’agroécologie, voire à un petit livre rouge ou à une rencontre exclusive au château de la Môle. Jean-Michel Signoles, propriétaire du malletier Goyard, Jean-Claude Biver, celui des montres suisses Hublot, Francis Holder, le patron des boulangeries Paul et des pâtisseries Ladurée, ont ainsi dîné sous le chêne centenaire en compagnie du prophète. Certains écoutent avec méfiance, d’autres sont conquis d’emblée comme Jacques-Antoine Granjon, le fondateur de vente-privee.com.**« J’ai découvert Pierre Rabhi, ses écrits, l’urgence de son message, et toute sa bienveillance grâce à Patrice de Colmont. Je suis allé le voir en Ardèche, j’ai visité la Ferme des enfants, cette école qui prend en compte la globalité de l’individidu, dans un écrin de nature sublime avec des compagnons animaux, dit-il lyrique. *Si je peux être un colibri qui verse une goutte d’eau à ces beaux projets, je le fais volontiers. »*Jean-Pierre Petit, le patron de McDonald’s France, a lui aussi fait le pèlerinage à l’hiver 2015. Au retour, il a envoyé un SMS de remerciement à Rabhi : « J’espère ralentir le paquebot que j’ai entre les mains et faire que la journée que j’ai passée demeure aujourd’hui le quotidien de McDo. »

C’en est trop. Quelques proches amis du poète s’inquiètent. Pierre finira-t-il, comme son idole Krishnamurti, coupé du monde aux mains des richissimes ? Certains ne dorment plus depuis qu’ils ont eu vent des millions promis par Thomas J. Barrack. C’est ce dernier, créateur du fonds Colony Capital (actionnaire d’Accor et de Carrefour, entre autres) qui a emporté aux enchères (pour 11 millions d’euros) la propriété paradisiaque de Leonardo DiCaprio au Belize. Il s’est engagé à céder le fruit de la revente au fonds de dotation de Rabhi. « Où va-t-on ? s’interroge l’ex-banquière Josette Amor, aujourd’hui trésorière du fonds de dotation Pierre Rabhi. Il faut changer d’échelle certes, acueillir de nouveaux adeptes, mais pas à n’importe quel prix. Les gens qui nous soutiennent depuis toujours peuvent ne pas comprendre. On leur doit des comptes, il faut être vigilant sur la cohérence du message. » Le vieux sage fait la sourde oreille. « L’enjeu, plaide-t-il sans jamais perdre son calme, c’est de mobiliser toutes les catégories d’humains, les riches comme les pauvres. Un individu bardé de milliards, c’est aussi une conscience. »

Au lendemain de la soirée de charité de Leonardo DiCaprio, Pierre Rabhi a revu l’acteur seul à seul. Le rendez-vous est resté secret jusqu’au dernier moment. Il a dû attendre sur la plage, supporter les appels incessants du staff de la star, laisser passer un premier bateau, un leurre pour les paparazzis, avant qu’un yacht immense apparaisse sur les flots. L’acteur a surgi sur le pont, demandé aux filles en Bikini de rejoindre leurs cabines. Il s’est assis à côté du penseur à bretelles. « Ensemble, ils ont parlé des OGM, Pierre a dit que ceux-ci étaient un crime contre l’humanité, raconte son gendre, Laurent Bouquet, également présent à bord. Puis il a brossé à grands traits un panorama de l’évolution de l’agriculture et montré l’un de ses vieux ouvrages, L’Offrande au crépuscule (L’Harmattan, 1989), jadis primé par le ministère. » Rabhi ne parle pas anglais, le dialogue était difficile. L’Américain a baillé, demandé pourquoi ses livres n’étaient pas traduits dans sa langue. Promesse vague de se revoir et d’imaginer des projets communs. « La connexion des âmes n’était pas évidente », reconnaît le prophète. Il a regagné la terre ferme, un peu triste. Ce soir-là, une de ses habituelles crises d’angoisse est venue le tourmenter. Sa femme, Michèle, l’a supplié d’arrêter de s’épuiser à courir le monde. Il s’est réfugié avec sa tisane devant un épisode de Columbo. Le téléphone a stoppé ses idées noires. C’était Patrice de Colmont qui annonçait qu’une de ses amies, bien introduite au Vatican, venait d’avoir une idée : elle allait faire porter le livre sur la « sobriété heureuse » au pape François.