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"Il ne peut y avoir d’avenir pour les Européens hors une union toujours plus forte", soutient Robert Badinter.
ROBERT BADINTER, AVOCAT, ANCIEN PRÉSIDENT DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL DE MARS 1986 À MARS 1995, MINISTRE DE LA JUSTICE SOUS FRANCOIS MITTERAND DE JUIN 1981 À FEVRIER 1986, A DÉFENDU LE PROJET DE LOI POUR L'ABOLITION DE LA PEINE DE MORT, LOI ADOPTÉE PAR LE PARLEMENT LE 18 SEPTEMBRE 1981. PHOTOGRAPHIÉ LE 29 JUIN 2016, DANS SON BUREAU, SIS RUE GUYNEMER À PARIS (75006, FRANCE).

"Il ne peut y avoir d'avenir pour les Européens hors une union toujours plus forte", soutient Robert Badinter.

MICHEL LABELLE POUR L’EXPRESS

Face au terrorisme, la question de la peine de mort est de nouveau posée. Que répond celui qui a fait voter son abolition en 1981?

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Depuis l'attentat du RER à Saint-Michel [à Paris], en 1995, tout grave attentat suscite une loi nouvelle pour durcir la législation existante. Le terrorisme lance ainsi un défi sanglant à nos démocraties. Plus vous réduisez les libertés, plus vous offrez aux terroristes et à leurs partisans l'occasion de dire: "Qui êtes-vous pour nous donner des leçons? Regardez ce que vous faites, vos lois d'exception, Guantanamo..." Ceux qui demandent le rétablissement de la peine de mort font preuve d'une prodigieuse méconnaissance des principes de notre Etat de droit. Ils oublient que l'abolition ne relève pas seulement de la loi de 1981, due à l'initiative de François Mitterrand.

L'abolition a été constitutionnalisée en 2007 à une très forte majorité du Congrès, à l'initiative du président Jacques Chirac. Il faudrait donc modifier la Constitution pour rétablir la peine de mort. De surcroît, l'abolition est inscrite dans une série de conventions internationales dont la force juridique est supérieure à celle de la loi nationale. Je cite rai, parmi d'autres, les 6e et 13e protocoles annexes à la Convention européenne des droits de l'homme et la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Sur le plan mondial, l'abolition est aussi consacrée par des protocoles de l'ONU auxquels la France est partie. La France, qui se veut patrie des droits de l'homme, ne saurait dénoncer ces engagements internationaux sans renier le message dont elle se veut toujours porteuse.

Et les raisons de fond?

La peine de mort ne peut pas être dissuasive pour des terroristes qui périssent dans un attentat, en même temps qu'ils donnent la mort à des victimes innocentes. Il existe entre la mort et le terrorisme un rapport secret, une alliance névrotique. De surcroît, pour ceux qui partagent les convictions des djihadistes, celui qui meurt pour la cause qu'il sert est un héros. Le lendemain d'une exécution capitale, on verrait naître des commandos de militants portant le nom de celui qu'ils appelleraient martyr, et la peine de mort susciterait ainsi encore plus de vocations et d'attentats terroristes.

La perpétuité sans aucune possibilité de sortie vous paraît-elle plus acceptable?

La réclusion à perpétuité existe dans notre droit, elle signifie la possibilité de garder un détenu en prison jusqu'à sa mort, sans que cela soit une obligation. Le débat actuel évoque une réclusion à perpétuité sans possibilité aucune de remise ou d'aménagement de peine. Allez demander au personnel pénitentiaire ce qu'il pense de l'idée de maintenir en prison des hommes qui savent qu'ils n'en sortiront jamais avant leur mort. Vous les transformeriez en fauves! Je rappelle de surcroît que la Cour européenne des droits de l'homme a condamné comme contraire à nos principes toute peine perpétuelle qui, après vingt-cinq ou trente ans, n'ouvrirait pas au détenu qui s'est bien comporté une possibilité d'aménagement de la peine. L'espérance est le levain du changement.

Même pour Salah Abdeslam?

Nul ne sait ce qu'il deviendra dans vingt ou trente ans. Comme le disait Victor Hugo, il est un droit que la société ne peut retirer à quiconque: celui de devenir meilleur.

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"C'est une grande humiliation d'entendre M. Poutine dire que les Français n'ont pas de leçons à donner en matière carcérale", lance Robert Badinter.

© / MICHEL LABELLE POUR L’EXPRESS

Pourquoi la prison est-elle un mal français?

L'état de nos prisons est critiqué notamment par le Comité pour la prévention de la torture du Conseil de l'Europe. Je suis allé dans une prison pour la première fois en 1951, à Fresnes. Pour un jeune homme de 23 ans, l'impression était saisissante. J'ai fait tout ce que j'ai pu, comme garde des Sceaux, pour améliorer la condition pénitentiaire, de la suppression des indignes quartiers de haute sécurité (QHS) à la création de parloirs sans séparation entre les détenus et leurs familles. J'ai aussi introduit la télévision dans les cellules. L'impopularité de ces mesures était telle que je disais à mes collaborateurs d'éviter d'en parler. J'ai écrit un livre, La Prison républicaine (Fayard). Une loi d'airain pèse sur les prisons des démocraties occidentales: le public ne peut pas accepter que le niveau de vie des prisonniers soit meilleur que celui du travail leur libre le moins favorisé.

Même la gauche ne peut rien faire?

Ce devrait être pour elle une priorité, cela n'a jamais été le cas. La droite n'est pas exonérée pour autant: le devoir d'humanité vaut pour tous. C'est une grande humiliation d'entendre M. Poutine dire que les Français n'ont pas de leçons à donner en matière carcérale. Pour les prisons, l'argent fait toujours défaut. J'allais voir Pierre Mauroy, qui avait un coeur généreux. Il levait les bras au ciel en disant: "Oui, tu as raison, mais il y a les chômeurs en fin de droits, les hôpitaux, les vieillards, tous méritent une considération première." Ce qui a été le plus salutaire, c'est la présence de femmes parmi les cadres de l'administration pénitentiaire: dans cette atmosphère de violence, elles rappellent aux détenus la personne la plus importante de leur vie - leur mère. Pour la première fois, j'ai fait nommer en 1983 une femme, Myriam Ezratty, un très bon magistrat, à la tête de cette administration.

La France est-elle malade de ses institutions?

Non. Il ne faut pas confondre crises politiques ou difficultés économiques avec crise institutionnelle. Dire que la priorité en France est d'instaurer une VIe République est absurde. Ce n'est pas ainsi que l'on résoudra les problèmes majeurs de ce temps, à commencer par le premier d'entre eux, le chômage.

Les efforts du gouvernement sont-ils suffisants dans ce domaine?

Ceux de Mme El Khomri appellent le respect. Je n'ai pas participé à l'élaboration de la loi Travail, mais, à la demande du Premier ministre, j'avais présidé une commission de juristes de haut niveau chargée de définir les principes essentiels du droit du travail [NDLR: la commission présidée par Robert Badinter a remis son rapport le 25 janvier dernier]. Dans notre pensée, ces principes devaient constituer le préambule d'un code rénové du travail. Mais ils ont été écartés, pour des raisons politiques.

Qu'est-ce que cela révèle de la société française?

Les organisations patronales redoutent une judiciarisation du droit du travail, y voyant une source d'incertitudes. Au contraire, je considère qu'une bonne jurisprudence permet d'inscrire les principes dans la réalité. Du côté des syndicats de salariés, certains estiment que la loi est préférable parce que plus protectrice qu'une jurisprudence. Résultat: une législation pléthorique qui angoisse les dirigeants des TPE et des PME. Pareille situation ne peut perdurer.

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"Nous ne sommes pas aux Etats-Unis. Les citoyens ne devraient pas choisir entre des candidats désignés par des partis", estime Robert Badinter.

© / MICHEL LABELLE POUR L’EXPRESS

La fonction présidentielle est-elle encore adaptée à notre époque?

La Ve République repose sur la prééminence du président, élu par les citoyens. Je suis convaincu que les Français refuseraient de renoncer à ce principe.

Et pourtant ils n'aiment plus leurs présidents successifs...

C'est autre chose. Cela ne modifie en rien l'attachement des Français à l'élection au suffrage universel de leur président. C'est pourquoi je ne suis pas partisan des primaires. Nous ne sommes pas aux Etats-Unis. Les citoyens ne devraient pas faire leur choix entre des candidats désignés par des partis. Dans la Ve République, aux candidats qui se jugent qualifiés pour exercer la plus haute fonction de se présenter devant le peuple. A lui de choisir ensuite entre les deux finalistes.

Quel est le bon usage du référendum?

S'en abstenir... Le référendum national doit demeurer exceptionnel et n'être admis que lors - qu'il s'agit des institutions ou des traités internationaux. Mais gardons-nous du référendum national d'initiative populaire. C'est la voie ouverte aux démagogues et aux populistes.

Le Brexit met-il fin à l'Europe telle que votre génération l'a rêvée et construite?

L'Europe est la grande réussite de ma génération. Ce qui a été réalisé par les Européens après la Seconde Guerre mondiale est prodigieux au regard de l'Histoire. L'image de Mitterrand et Kohl se tenant la main à Verdun dit tout. On a enterré les haines séculaires qui avaient causé des millions de morts, à la faveur d'une construction originale assurant la paix, garantissant aux citoyens européens le respect de leurs libertés fondamentales et ouvrant la voie à un progrès commun. Il faut poursuivre cette grande entreprise, non l'arrêter.

Le non des Britanniques remet-il tout en question?

C'est un événement majeur, lourd de difficultés. Elles seront surmontées par les Européens, mais ce sera dur. Une crise est ouverte, dont les auteurs n'ont pas mesuré la portée. Les négociations vont être extraordinairement complexes. Pour autant, mes convictions n'ont pas changé: il ne peut y avoir d'avenir pour les Européens hors une union toujours plus forte. L'Union européenne compte beaucoup plus que le poids de chaque Etat pris séparément - même l'Allemagne. Pour la jeune génération, moins nationaliste et plus européenne que ses aînés, la construction européenne ne doit pas s'arrêter.

Minibio

1928 Naissance à Paris.

1951 Avocat au barreau de Paris.

1972 Défenseur de Roger Bontems, condamné à mort.

1981-1986 Ministre de la Justice. Il fait voter la loi du 9 octobre 1981 qui abolit la peine de mort.

1986-1995 Président du Conseil constitutionnel.

1995-2011 Sénateur des Hauts-de-Seine.

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