"Si tous les moyens avaient été pris, le drame n'aurait pas eu lieu", a lâché Alain Juppé.

"Telegram peut présenter une certaine vertu, préserver la confidentialité", affirme Gilles Boyer, le bras droit d'Alain Juppé.

Loic Venance/AFP

Pour s'échanger des secrets, la classe politique raffole de Telegram. Pas le vieux morceau de papier bleu avec quelques phrases manuscrites ou dactylographiées à la va-vite. Non, il s'agit d'une application mobile gratuite, garante de la confidentialité des messages. Un moyen sûr de se préserver des écoutes des grandes oreilles. Ironie de l'histoire, ce logiciel a été inventé par des Russes soucieux d'échapper aux antennes du FSB, le service de renseignement de Moscou.

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A l'approche de 2017, on ne compte plus les élus adeptes de ce système de communication sécurisé. Quel que soit leur bord politique. De Jean-Luc Mélenchon - un utilisateur intensif avec son équipe de campagne - à l'entourage de Marion Maréchal-Le Pen (au moins trois de ses conseillers l'ont adopté), Telegram tend à remplacer les habituels SMS, face au risque - réel ou fantasmé - de surveillance.

Une démonstration qui laisse Montebourg sans voix

"On connaît l'appareil d'Etat et ses dévoiements, explique Arnaud Montebourg à L'Express. Il faut se méfier du pouvoir en place... et des suivants. Sans oublier le risque que représentent certaines sociétés privées d'espionnage, qui n'ont pas de limite." L'ancien ministre du Redressement productif et possible candidat à la présidentielle s'est équipé depuis peu de ce logiciel ainsi que son entourage.

Quand il était encore à Bercy, l'agence de sécurité informatique du gouvernement, l'Anssi, lui avait fait une démonstration qui l'avait laissé sans voix. "Les experts m'avaient montré comment on peut être enregistré et même filmé à distance et à son insu, à partir de son propre téléphone portable... et alors même qu'il est éteint !"

Arnaud Montebourg

Pour Arnaud Montebourg, "il faut se méfier du pouvoir en place... et des suivants."

© / Joel Saget/AFP PHOTO

Ses soutiens se méfient pêle-mêle de "Manuel Valls" et des "réseaux Sarkozy", et restent sur le qui-vive: "Regardez ce qui est arrivé à Emmanuel Macron avec la fuite dans la presse des informations concernant sa déclaration d'impôt sur la fortune", relève un élu...

Des conversations effacées immédiatement après l'échange

Le ministre de l'Economie a été ébranlé par cette affaire et par la publication des statuts de son associations de financement, seulement vingt-quatre heures après leur dépôt officiel. Il est, lui aussi, un adepte de Telegram et ne peut plus s'en passer. L'homme a téléchargé l'application sur son téléphone personnel, délaissant -pour son activité militante- son portable de ministre, pourtant bien plus sécurisé. C'est un ancien militaire, expert en télécommunications, qui a recommandé à Emmanuel Macron d'équiper tous les cadres de son mouvement, En marche!

Deux fonctionnalités de Telegram sont particulièrement prisées. La première permet de lancer des conversations "flash", effacées immédiatement après l'échange. La seconde consiste à créer des groupes de discussion et des "pôles" thématiques entre certains des membres de l'organisation. Des sortes de mailing lists super-sécurisées. Les stratèges d'En marche! utilisent aussi des clefs USB protégées et ont sécurisé leur réseau informatique grâce à un système sophistiqué, Virtual Private Network (VPN).

"Pas paranoïaque mais prudent"

Un luxe de prudence révélateur. "Je ne sais pas si ces personnalités sont à ce point inquiètes de la confidentialité de leurs échanges pour se protéger ainsi, mais moi, à titre personnel, je ne l'utilise pas", explique Axelle Lemaire, secrétaire d'Etat chargée du Numérique, placée sous la tutelle... d'Emmanuel Macron. Et d'ironiser: "Cela prouve bien que je ne suis pas candidate pour 2017... ou que d'autres le sont."

La droite n'est pas en reste. Primaire oblige. "Nous ne sommes pas paranoïaques, mais prudents, glisse-t-on dans l'entourage de François Fillon, candidat à la primaire des Républicains (LR) et très sensible aux nouvelles technologies. Depuis que nous savons que les interceptions sont faciles à réaliser sur les mobiles, nous nous sommes tous équipés de Telegram et de WhatsApp. C'est une consigne suivie depuis deux ans et demi déjà."

3393 François Fillon

"Nous ne sommes pas paranoïaques, mais prudents", déclare un proche de François Fillon

© / Geoffroy Van der Hasselt/AFP PHOTO

Une façon de se protéger des coups bas de son propre camp ou de celui de l'adversaire? "Personne en particulier, juste un principe de précaution afin de préserver la discrétion de nos échanges stratégiques", esquive-t-on en souriant.

Du côté de Nicolas Sarkozy, aucune recommandation de ce type n'a été expressément formulée. Le président de LR n'utilise pas ce logiciel, contrairement au porte-parole du parti, Guillaume Peltier, ou au président de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, Christian Estrosi. Plus significatif, le directeur général de LR, Frédéric Péchenard, lui aussi, l'a installé sur son smartphone. Il connaît bien les risques: l'ancien responsable de la Direction générale de la police nationale (DGPN) avait demandé au service du renseignement intérieur d'identifier une des sources des journalistes du Monde. Le quotidien était particulièrement bien informé des secrets de l'affaire Bettencourt.

Autre politique aux aguets: Gilles Boyer, le bras droit d'Alain Juppé. "Telegram peut présenter une certaine vertu, préserver la confidentialité, reconnaît-il. L'histoire récente a démontré que tout était possible, que nos échanges sont susceptibles d'être lus." Sans préciser les motivations d'une éventuelle espionnite aiguë. Et de poursuivre: "Il y a beaucoup de systèmes dits inviolables qui ne le sont plus. Est-ce que l'inventivité des techniciens finira par trouver une faille dans Telegram? C'est possible. Le plus sûr reste encore et toujours de se rencontrer en tête à tête!"

3393 Alain Juppé

"Telegram peut présenter une certaine vertu, préserver la confidentialité", affirme Gilles Boyer, le bras droit d'Alain Juppé.

© / Loic Venance/AFP

Dans ce contexte de soupçon généralisé, l'équipe de Bruno Le Maire fait figure d'exception: elle n'utilise pas Telegram. "A quoi bon? Nous n'avons rien à cacher", indique-t-on dans l'entourage du député d'Evreux. Si, un jour, la consigne change, une chose est sûre, ce retournement ne passera pas inaperçu. Quand on télécharge Telegram apparaît immédiatement la liste de tous les contacts de son propre carnet d'adresses déjà équipés de l'application. Les nouveaux venus sont vite repérés. C'est ainsi qu'Arnaud Montebourg s'est fait interpeller par un ancien élu PS. "Alors, on prépare un mauvais coup?" lui écrit-il, provocateur.

Sous la pression du Kremlin, les inventeurs de Telegram ont dû fuir

Les Russes à l'origine de ce logiciel se doutaient-ils de ce succès à l'étranger? Créée il y a trois ans par les frères Pavel et Nikolaï Dourov, l'arme anti-espion a été rapidement adoptée dans le monde. Elle a bénéficié d'un concours de circonstances: le rachat de la messagerie concurrente, WhatsApp, par Facebook, en février 2014. L'opération a provoqué la fuite vers Telegram de nombreux mobinautes, redoutant de voir leurs données privées exploitées à des fins publicitaires.

Début 2016, l'application des frères russes franchit la barre des 100 millions d'utilisateurs. Les fondateurs en profitent aussitôt pour réaffirmer la gratuité de leur produit et garantir l'absence de publicité. Ils promettent aussi qu'elle ne sera jamais vendue. Pavel Dourov vante auprès de L'Express les performances techniques de sa création: "Toutes les discussions sont chiffrées. Les communications secrètes sont sécurisées d'un bout à l'autre de la chaîne et les clefs sont disséminées dans plusieurs centres basés dans divers pays, eux-mêmes soumis à des lois différentes. Il faudrait un niveau de coopération internationale sans précédent pour nous contraindre à fournir ces éléments." Reste la possibilité d'un piratage...

Rien n'est exclu tant l'existence de Telegram est connectée à la politique. Russe, d'abord: les frères Dourov se sont fait connaître en créant le plus important réseau social du pays, VKontakte. Ce service jouit d'une croissance rapide, avant de traverser une zone de turbulences au moment de l'élection présidentielle russe de 2012. A ce moment, Pavel Dourov refuse de fermer certains comptes d'opposants, dont celui de l'avocat et militant Alexeï Navalny, très critique envers les conditions du scrutin. Dourov affiche alors sur Twitter la photo d'un chien habillé d'un sweat à capuche bleu, tirant la langue, à côté de la lettre adressée par les autorités du pays.

Les tensions avec le Kremlin deviennent si fortes que des investisseurs proches du pouvoir parviennent à prendre le contrôle de la société VKontakte. Rapidement, les fondateurs cèdent leurs dernières parts à l'oligarque Alicher Ousmanov, puis quittent le pays en 2014. Mais ils emportent la technologie de Telegram dans leurs bagages. La fratrie continue de développer le système de messagerie. "J'ai soutenu ce projet afin de construire un moyen de communication impénétrable par les agences de sécurité russes", explique alors Dourov dans la presse américaine. Tellement impénétrable qu'il est devenu, ensuite, un instrument de la géopolitique. Même les cellules djihadistes s'en servent, contraignant l'entrepreneur à fermer 78 groupes de discussion de l'Etat islamique en 2015.

En France aussi, les services de lutte contre le terrorisme se plaignent de ce réseau, quand les politiques, eux, en raffolent. Donnant raison à Andy Grove, l'ancien dirigeant d'Intel. Ce dernier avait fait de sa maxime favorite le titre de son autobiographie: "Seuls les paranoïaques survivent."

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