Attentat à Nice : le drame de ceux qui restent

Si certains ont eu la chance de retrouver leurs proches sains et saufs, d'autres les cherchaient toujours, hier, dans les hôpitaux.

Si certains ont eu la chance de retrouver leurs proches sains et saufs, d'autres les cherchaient toujours, hier, dans les hôpitaux.

Photo T.G.

Nous avons vécu cette nuit dramatique aux côtés des familles des victimes. Certains n'ont appris qu'à leur réveil la mort d'un proche

Il est 5 h 20 sur la Promenade des Anglais. Une jeune femme, enrobée dans une couverture, traverse la route et court à grandes enjambées vers la plage. En fond, le ciel est drapé d'orangé et de bleu, le rouleau des vagues est impeccablement rythmé, l'image est superbe, embuée, certes, par un manque cruel de sommeil. On jurerait qu'elle rejoint son amoureux, un sac de croissants à la main. Ils se seraient sans doute assoupis dans le sable après l'incroyable feu d'artifice tiré au large. Et puis soudain, les regards des CRS se posent sur elle, ils se précipitent, elle ne doit pas voir, surtout pas. Elle a vu. Elle a si mal. La réalité en pleine gueule. On ne saura pas lequel de ses proches était dissimulé sous ce drap blanc - peut-être même s'agissait-il d'un enfant, d'un petit ange parti dans cette baie qui n'aura jamais aussi bien porté son nom - mais jeudi soir, cette jeune femme a perdu une partie d'elle sous nos yeux.

Comme cette jeune Marseillaise. Elle est folle de rage. À elle aussi, on n'autorise pas de voir le corps de ses défunts. Oui elle a perdu en quelques minutes sa tante et ses deux petits cousins de 2 et 4 ans. Tout un pan de sa famille. Elle crache sa haine, insulte les policiers, montre le visage de ses proches sur Facebook, comme pour dire qu'ils méritent un dernier baiser, un dernier au revoir. Elle obtient finalement satisfaction. Son coeur explose en mille morceaux au beau milieu de la Promenade. Une torture. On croit alors avoir vu le pire. Et puis un homme déboule aux portes du centre universitaire méditerranéen, où de nombreux proches de victimes sont pris en charge par une cellule psychologique de la Croix-Rouge. Il parle mal le Français, cherche ses mots, mais surtout son fils de 4 ans, absolument introuvable. "Il était avec sa mère", dit-il. "Et bien, vous n'avez pas appelé votre femme ?", tente une consoeur journaliste qu'il a alpaguée. "Mais elle est morte ma femme, son corps est là-bas", lâche-t-il froidement. À cet instant précis, et même si la tristesse ne connaît pas d'échelle de Richter, cet homme était l'homme le plus malheureux du monde.

"Elle est morte ma femme, son corps est là-bas"

Jusque-là, on n'avait pas vraiment réalisé l'ampleur du drame. Certes, pendant deux heures de route, l'horreur s'exprimait sur les ondes radio. Le bilan mortuaire grimpait au fil des kilomètres, le tout à 200 bornes de la Canebière. La folie terroriste avait investi la province. Et pourquoi pas nous demain ?

On pensait débouler dans une ville survoltée. C'est dans un grand village groggy que l'on a pénétré. Les Niçois avaient visiblement suivi les consignes des autorités à la lettre. Confinés chez eux, ou chez des inconnus, scotchés à BFM TV. À peine trois heures après le cataclysme, plus un passant, même pas un chat noir, que des CRS verrouillant toutes les perpendiculaires à la Prom'. Comment pouvait-on alors toucher du doigt l'énormité de ce qui venait de se tramer ? La conférence de presse, aussi grave fut-elle, de Bernard Cazeneuve, au beau milieu du décor genre village expo de la place Massena, n'allait pas nous y aider. Il est 4 h 30 et chacun se bat pour placer sa caméra ou son micro devant celui du copain. Aberrant. Non il n'y a qu'en prenant en pleine face la douleur incontrôlable des proches de victimes qu'on peut saisir le drame humain et l'enjeu historique du moment.

Certains l'ont eux intégré dès les premiers attentats parisiens. "C'est fini la fête, c'est fini les rassemblements, on est en guerre putain !, hurlait Marie-Pierre, dans la matinée. Vous croyez qu'en Syrie, qu'en Irak, ils font la fête comme ça ? Et non, ça n'est pas céder à la terreur, il faut arrêter de leur offrir nos vies." Paradoxe ultime : à 200 mètres de là, nombre de Niçois et de touristes s'installent en terrasse - d'autres à l'aube avaient scrupuleusement respecté l'heure de leur jogging - sans que leurs visages n'affichent la moindre détresse. C'est peut-être cela un pays en guerre. Un pays où perdre au front au moins 84 semblables, dont 10 enfants, ne coupe même plus les jambes ni l'appétit de certains...