La géniale génération perdue du hip-hop

Tout le monde se souvient de “Rapper's Delight” et de “The Message”, les premiers tubes de l'histoire du rap, personne ne sait qu'ils étaient surtout de monumentales arnaques qui flouaient toute une génération. Et personne ne connaît la scène qui fleurissait dans leur ombre, dans l'insouciance et la joie. Une compilation leur rend hommage.

Par Laurent Rigoulet

Publié le 16 juillet 2016 à 12h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h52

Les guides de l'excellent label londonien Soul Jazz nous envoient régulièrement des nouvelles de coins obscurs de la sono mondiale dans lesquels ils sont partis en expédition avec l'enthousiasme et l'endurance des chasseurs d'Eldorado. Cet été, ils reviennent avec un aperçu très euphorisant de la scène rock expérimentale vénézuélienne (Venezuela 70), dont ils se doutent bien qu'on ignore à peu près tout, de sa flambante richesse (les enfants du boom pétrolier) à ses visées cosmiques et transcendantales.

Plus étonnant encore, ils rapportent de l'or d'un New York que tout le monde croit connaître sur le bout des doigts. Toujours guidé par l'infatigable Stuart Baker, ils ont fouillé les archives très courues de la scène new-yorkaise du tournant des années 80 pour en exhumer des disques dont le monde entier a oublié l'existence (s'il l'a jamais remarquée), les premiers enregistrements de la scène hip hop indépendante, entre 1979 et 1982, une musique jouissive, bouillonnante, qui est restée coincée à jamais dans un angle mort de l'histoire.

Pour frapper les esprits et rafraîchir les mémoires, la compilation est baptisée BoomBox 1 (il y aura une suite donc), elle affiche en couverture un jeune Black arborant fièrement son ghetto blaster, trophée de l'époque. En dehors de ce cliché des rues new-yorkaises que tout le monde sait lire, l'histoire est d'une grande complexité. Il n'y a qu'à voir la liste des artistes rassemblés, personne ne s'en souvient (ou presque). D'illustres figures de quartiers lointains qui n'ont fait qu'un demi-tour sous les projecteurs : Mr Sweety G, Neil B, Bon-Rock & The Rythm Rebellion, Willie Wood & The Willie Wood Crew, Sugar Daddy… 

Ils se sentaient pourtant des ailes. Le rap à l'époque semblait parti pour déferler sur l'Amérique, voire sur planète. En 1979, l'an zéro de cette anthologie, le Rapper's Delight du Sugar Hill Gang est devenu, en quelques semaines, l'un des succès les plus spectaculaires de l'histoire de la musique noire américaine. Des radios en surchauffe, des usines en rupture de stock, des millions d'exemplaires diffusés sous toutes les latitudes, un morceau dont les basses et la tchache mortelle faisaient trembler les murs du bas de Manhattan jusqu'au fin fond du Japon.

Personne ne s'attendait à ça. Pas même les producteurs, Sylvia et Joe Robinson, un couple noir très connu dans New York pour son sens des affaires et ses coups plus ou moins tordus. Ils ont eu le nez au bon moment (elle surtout), c'est comme ça que s'écrit l'histoire de la musique. En quelques jours la messe était dite. Ils avaient rassemblé un trio monté de toutes pièces et enregistré, en un claquement de doigts, un énorme rap de quinze minutes monté sur le gimmick disco du moment, l'intro du Good Times de Chic (dont ils se sont abstenus de payer les droits pendant des siècles).

Ce succès devait signer l'avènement tant attendu d'une génération qui poussait dans l'ombre. Ça faisait quand même cinq ans que les mômes du Bronx se bousculaient au micro pour poser leur griffe sur la ville. Personne ne les enregistrait, il n'y avait pas de logique commerciale à ce déferlement venu d'un quartier en ruines. Des cassettes de certaines soirées se vendaient sur les trottoirs, mais les DJ étaient les rois de la fête – Kool Herc, Grandmaster Flash, Bambaataa – et même si personne ne chauffait comme eux, un disque de DJ, ça n'existait pas, ça ne se faisait pas, ça ne se vendait pas.

La première idée du gang de Sugar Hill a été de pousser les DJ vers la sortie pour les remplacer par des requins de studio et faire rapper les mômes sur la disco qui allumait les foules. Le grand perdant de ces années-là, c'est Grandmaster Flash. Avant 79, il était l'idole absolue du Bronx, un genre d'Hendrix des platines qui mettait le feu partout où il passait. Quelques années plus tard, en 1982, il signait The Message, un tube mondial, le plus grand de son histoire, mais il ne figurait même pas sur le disque, son groupe non plus (à part Melle Mel). Ils avaient claqué la porte du studio. Les producteurs avaient verrouillé leur affaire et gardait tout pour eux. Pendant ces années-là, le rap, c'est ça. Des types ramassés dans la rue qui viennent poser leurs rimes sur un disco tricoté en studio (ou électro dans le cas de Bambaataa, qui lui est assez fort pour garder le contrôle).

Dans ce genre très festif, il y a un roi, c'est Kurtis Blow. Il enfile les tubes (l'étourdissant The Breaks) sur le label Mercury, l'une des rares enseignes de Manhattan à croire à cette mode. Et il y a une foule de jeunes princes, signés par des producteurs plus ou moins véreux, plus ou moins inspirés de Harlem, qui ont mis le temps pour se réveiller. C'est eux, leur verve, leur jeunesse, leur enthousiasme, qu'on entend sur cette compilation Soul Jazz qui donne des fourmis dans les jambes.

Il y a des inconnus parfaits, des figures vraiment maudites (Super 3, T J Swan) et de vraies légendes, des types qui sont passés à deux doigts de décrocher la timbale et de marquer l'histoire. Aux avant-postes, Spoonie Gee avec ses Treacherous Three, qui fût l'une des vedettes de l'écurie Sugar Hill (notamment avec son Spoonin Rap) et dont ce Boombox dévoile une rareté, un morceau qui vise les étoiles (The New Rap Language).

On découvre aussi toutes les jeunes flammes qui embrasaient les soirées du Harlem World ou du légendaire Disco Fever, le night club du Bronx lancé par des italiens malins qui avaient venu venir la révolution. Sweety G, qui ouvre la compilation avec The place to Be, était une star du Fever, le maître du bar, l'un des meilleurs hôtes de New York, le tout-New York s'aventurait dans le Bronx pour l'écouter rapper, et ses copains avec lui.

Junebug Starski, le DJ vedette de Disco Fever (les soirs où ça n'était pas Grandmaster Flash) était aussi un des meilleurs dealers de cocaïne de New York. Il avait deux appartements, un pour lui, un pour la drogue. On a fini par le retrouver mort chez lui, flingué par des types qui ont aussi pris soin de noyer sa copine. La coke a tout brûlé. Melle Mel raconte que quand White Lines (Don't do it) (« La poudre blanche – n'en prenez pas ») est devenu un tube dans le monde entier, ils se faisaient des lignes de la taille de la piste de danse. Le crack est arrivé dans la foulée. En quelques années, tout était nettoyé. Dans la deuxième moitié des années 80, quand Run DMC a relancé la vogue du rap, toutes ces jeunes vedettes étaient cramées, ou au mieux oubliés. Pourtant qu'est-ce qu'ils nous on fait danser!

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