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Interview

«La France est le seul pays pour qui Daech est une priorité»

Procès de l'attentat du 14 juillet de Nicedossier
Pour le chercheur Jean-Pierre Filiu, qui privilégie l’hypothèse d’un attentat jihadiste, il est temps de mettre sur pied une coalition internationale qui lutte contre l’EI de façon enfin efficace.
par Isabelle Hanne
publié le 15 juillet 2016 à 21h11

Professeur à Sciences-Po, spécialiste du jihadisme et auteur de les Arabes, leur destin et le nôtre (La Découverte), Jean-Pierre Filiu évoque la dynamique planétaire des attentats, et critique l'inefficacité de la coalition en Irak et en Syrie. Créée en 2014, dirigée par les Etats-Unis, celle-ci rassemble les principales armées européennes, l'Australie, le Canada, les Emirats arabes unis, l'Arabie Saoudite, la Jordanie, le Qatar et Bahreïn.

Peut-on faire le lien entre recul territorial de l’Etat Islamique (EI) en Syrie et en Irak, et l’attentat du 14 Juillet ?

Il faut rappeler des faits qui sont incontestables et parfois douloureux : le territoire dont Daech a pris le contrôle en Syrie et en Irak a largement été conquis en quelques semaines. En face, on a une coalition soi-disant mobilisée contre Daech depuis maintenant deux ans, qui au fond n’a fait que grignoter ce territoire à la marge. Il aurait fallu, comme cela avait été le cas avec Al-Qaeda et les talibans après le 11 Septembre, frapper au cœur, c’est-à-dire frapper Raqqa et Mossoul. Or, on n’y est toujours pas. En outre, les «victoires», entre guillemets, qui ont été remportées par la coalition, l’ont été à un coût terrible pour la population sunnite. Elles ont aggravé le ressentiment et l’aliénation des Arabes sunnites, qui est le terreau fertile sur lequel Daech recrute localement et internationalement. Non seulement il n’y a pas de recul stratégique de Daech, mais ces victoires de la coalition sont largement contre-productives.

L’attentat de Nice, dont le mode opératoire ressemble à une préconisation du porte-parole de l’EI, n’a pas été pour l’heure revendiqué…

A mon sens, on peut d'ores et déjà dire que c'est un attentat jihadiste. Il est célébré comme tel par les partisans de l'EI sur les réseaux sociaux. Ça participe de toute façon d'une campagne planétaire qui s'intensifie. Le cas de Fallouja [la ville, aux mains de l'EI depuis janvier 2014, a été reprise par les forces irakiennes en juin, ndlr] a été caricatural. On célèbre la «libération» de Fallouja, et le lendemain on a le pire attentat à Bagdad depuis 2003 ! Avec des «victoires» comme ça, c'est sûr que Daech va continuer de prospérer.

Il y a donc un parallèle à faire entre Bagdad et Nice ?

C’est très clair. On ne comprend pas que Daech, c’est Al-Qaeda qui a réussi. Or, Al-Qaeda, ça veut dire «la base». C’était la base de données transnationales, et c’était la base territoriale. Les deux vont de pair. Daech fait la guerre sur ces deux dimensions et nous, nous continuons de ne la faire que sur une seule. Que ce soit la dimension territoriale là-bas avec la coalition, ou ici, avec les services de sécurité. On n’arrive pas à casser la dynamique qui lie les deux. Et cette dynamique est au cœur de Daech.

La France est-elle une cible particulière parce qu’elle participe à la coalition en Irak et en Syrie ?

Non, il faut absolument casser le mythe des représailles jihadistes. Les premiers actes terroristes de Daech à l’encontre de la France interviennent de longs mois avant que la France n’entre dans la coalition. Quant à la Belgique, elle a été frappée en mars alors qu’elle n’est pas dans la coalition. Il y a une dynamique planétaire. A un attentat répond un autre attentat, en écho. C’est une dynamique d’expansion de la part d’une organisation qui est en initiative et qui est inventive, capable d’innover sur le mode opératoire. C’est elle qui fixe l’agenda : quand elle est capable un jour de frapper en Floride, quelques jours plus tard de frapper à Istanbul, un des plus importants aéroports du monde, quelques jours plus tard à Bagdad, elle est évidemment en initiative. Elle définit le calendrier et l’objectif. La coalition, elle, n’est pas en initiative.

Comment faire face à cette menace ?

C’est d’une coalition internationale dont nous avons besoin, qui désigne Daech comme la menace prioritaire. Aujourd’hui, il y a d’un côté ce que font les Américains, de l’autre les Russes. La France est le seul pays pour qui Daech est une priorité absolue. Pour les Américains, cette question n’est pas au sommet de leur calendrier. Pour les Russes, la priorité, c’est Assad. Pour les Turcs, c’est les Kurdes, pour les Kurdes, c’est les Turcs… D’autre part, Daech ne peut être battu que par des Arabes sunnites. C’est comme ça. Sinon, ce sera une guerre kurdo-arabe, ou une guerre chiito-sunnite. Plus on accentue la fragmentation du Moyen-Orient, plus Daech prospère. On voit bien que Daech est sorti de cette fragmentation, de cette polarisation ethnique et confessionnelle. Si on l’aggrave, comme ça a été le cas à Fallouja, on a une victoire qui se retourne contre ses vainqueurs.

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