Hygiènisme, antisémitisme, chasse aux pauvres… les tribulations du Marais 1900-1980

Menacé de démolition par les hygiénistes, les modernes, les antisémites et les spéculateurs, le Marais, à Paris, est passé en moins d'un siècle du statut d'îlot insalubre à celui de quartiers bobo-friqué. Une histoire haletante racontée dans ses moindres détails par l'historienne Isabelle Backouche.

Par Luc Le Chatelier

Publié le 15 mai 2016 à 15h01

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h40

Laction se passe à Paris, à deux pas de l’hôtel de Ville, derrière l’église Saint Gervais, dans une partie du Marais délimitée au nord par les rues François Miron et Saint-Antoine, la rue Saint-Paul à l’est, la Seine au sud. Une note de la Préfecture du 16 mai 1942 précise que sur cette superficie de 14,6 hectares, on compte « 403 immeubles habités par 10 515 personnes réparties en 4 898 foyers, 419 d’entre eux étant des commerçants ». Classé « insalubre » sous la dénomination d’Ilot 16, ce périmètre doit être rasé au plus vite. Mais quelque chose coince... L’historienne Isabelle Backouche a mené l’enquête, ouvert les placards, épluché les archives, retrouvé d’anciens locataires, exhumé photos et notes de services, relu les gazettes, étudié les plans des autorités et ceux des architectes... Dans Paris transformé, le Marais 1900 - 1980 (Creaphis éditions, 25 €), elle nous sert, sur 430 pages, tous les ingrédients d’un thriller urbain haletant. 

En 1942 ? Comme c’est bizarre...

De fait, l’histoire démarre bien avant. A la fin du XIXe, sous l’impulsion du Préfet de la Seine (qui, rappelons-le, fera, jusqu’en 1977, office de maire de Paris), l’insalubrité devient une catégorie administrative élaborée sur des critères « objectifs ». Les services mettent en place un casier sanitaire qui corrèle l’état général constaté des immeubles de Paris et les statistiques de mortalité par tuberculose. En 1921, (voir le plan ci-dessous) dix-sept îlots insalubres sont ainsi délimités ... dans les quartiers les plus pauvres de la capitale. Avec une connotation clairement morale, les hygiénistes de l’époque pointent les sources du problème : le manque d’air et de lumière, les rues trop étroites, les appartements confinés, la promiscuité, même si — et je cite des témoignages de médecins qui le rappellent — , on mourait aussi de la tuberculose dans les beaux quartiers.  

Arrêtons-nous deux minutes sur cette carte : si on la superpose avec la situation d’aujourd’hui, via Google map par exemple, on voit que certains îlots ont effectivement été rasés (le 1 au plateau Beaubourg, le 17 à Plaisance, le 11 au Père Lachaise, le 4 à la Gare/rue Nationale, où les promoteurs ont posé des barres et des tours qui nient complètement la trame de la ville), d’autres ont sauvé leur peau, totalement comme le quartier de la Huchette (N°3), ou partiellement, comme justement l’îlot 16..

Les 17 îlots insalubres vus en 1921 par la Préfecture de la Seine

Les 17 îlots insalubres vus en 1921 par la Préfecture de la Seine © Creaphis

Mais il l’a échappé belle ! Il était 16e sur la liste — qui correspondait à un classement des priorités à suivre, le 1 étant le plus morbide, le 17, le moins insalubre — et soudain, par une note de décembre 1941, il devient prioritaire. Or, à part le plateau Beaubourg (classé N° 1) qui a été effectivement rasé au début des années 30, et deux petits qui sont au nord de Paris, le 5 et le 9, il ne s’est rien passé pendant l’entre-deux guerres. 

Pourquoi alors, en décembre 1941 précisément, s’attaquer à celui qui est le 16e sur la liste ? Faut-il y voir une mesure antisémite ? 

Sans doute, mais pas seulement. D’autres facteurs entrent en ligne de compte. Il y a d'emblée des raisons purement immobilières. A la préfecture de la Seine, installée donc dans l’hôtel de Ville, mitoyen de l’îlot 16, on voit là une opportunité foncière pour se construire des nouveaux bureaux et des logements pour les fonctionnaires. Cela ne se fera pas, et ce sera finalement l’immeuble Sully Morland, construit par Albert Laprade dans les années 1950 à côté du pavillon de l’Arsenal, qui assurera cette fonction d’annexe. Mais il y a aussi à l’époque sur ce secteur un vrai débat architectural, avec des projets radicaux qui s’inscrivent dans le sillage des idées de Le Corbusier : il s’agit, en gros, de raser le quartier en ne gardant que les églises et quelques hôtels particuliers aristocratiques, comme l’hôtel Chalons-Luxembourg, l’hôtel d’Aumont, l’hôtel de Beauvais, puis de redessiner tout le reste avec des voies agrandies pour mieux circuler dans une ville radieuse. Je publie quelques plans et vues assez édifiants... Face à ce mouvement moderniste, on assiste forcément à une montée en puissance de ceux qu’on peut appeler les défenseurs du Paris ancien, à l’époque on dit du « Paris archéologique », qui considèrent que ce vieux quartier a du charme et de vraies qualités qu’il serait facile de retrouver par un « curetage » des cours, encombrées d’appentis, garages, ateliers d’artisans et autres verrues prolétaires. Tout leur argumentaire, très étayé, sera repris quasiment mot pour mot par Malraux au début des années 60 lors de la création du secteur sauvegardé... Puis là-dessus, se superpose le contexte du Paris occupé par les Allemands et des lois raciales adoptées par le gouvernement de Vichy. Et voilà que l’îlot 16, déjà considéré comme insalubre, se voit taxé de « ghetto juif ». 

Plan de l'îlot 16 en 1936. Tout le trottoir impair de la rue des Jardins-St-Paul a sauté, et tout le secteur Fauconnier/figuier où ont poussé de mauvais pastiches.

Plan de l'îlot 16 en 1936. Tout le trottoir impair de la rue des Jardins-St-Paul a sauté, et tout le secteur Fauconnier/figuier où ont poussé de mauvais pastiches. © Creaphis

On n’est pourtant pas rue des Rosiers... 

J’ai rencontré un survivant d’une famille juive, mais athée et communiste, qui avait fuit la Pologne pour s’installer « à Paris, en France, terre des Lumières ». D’après ce qu’il m’a dit, on n’était pas là dans un judaïsme très pratiquant. Il y a beaucoup de photos qui sont conservées au pavillon de l’Arsenal, et je n’ai pas vu de signes ostentatoires de présence de la communauté juive. Cette communauté est néanmoins présente. En étudiant les dossiers d’expulsion des locataires, tous obligés par la loi de remplir une déclaration raciale, j’ai pu établir que 23 % de la population était juive, surtout à l’est, vers la rue des Jardins Saint-Paul et la rue Charlemagne. Du côté de la rue du Pont Louis-Philippe, on tombe à 4 ou 5%. Pourtant, cette image de ghetto arrange manifestement plein de gens, à la Préfecture, au gouvernement, dans la presse, où on ne se prive pas de rapprocher la présence de ces familles juives avec le caractère insalubre, le manque d’hygiène... 

Sauf qu’il y a un problème : les propriétaires ne sont pas juifs...

Effectivement. Il n’y en a que huit, qui ont été spoliés, et indemnisés à la Libération. Sinon, les autres, qui ne résident pas sur place, possèdent en général l’immeuble entier. Comme les loyers ont été bloqués pendant la guerre de 14, ça ne rapporte rien. On connaît la suite : les propriétaires n’entretiennent pas, les immeubles se dégradent. Les autorités crient alors à l’insalubrité. Ou inventent d’autres procédures : en 1940, pour aller plus vite, on modifie la législation pour remplacer l’expropriation, longue et procédurière, par une réquisition pure et simple. Les propriétaires sont indemnisés, les locataires aussi. Mais le relogement n’est pas pris en compte et les familles sont mises à la porte en trois semaines ! J’ai retrouvé des lettres. Une femme avec quatre enfants, notamment, dont le mari est prisonnier en Allemagne, et qui demande « où est-ce que je vais aller ? »... Autre effet d’aubaine pour la Préfecture, surtout après juillet 42 et la rafle du Vel d’Hiv’ : beaucoup ces familles juives sont absentes, car en fuite, cachées ou arrêtées. Du coup, il n’y a personne pour récriminer, ni pour percevoir des indemnités... 

La machine se met alors en marche ?... 

Et elle ne s’arrêtera pas de sitôt, puisqu’on peut dater la fin (s’il y en a une) de cette opération urbaine aux années 1980. On a souvent tendance en histoire à fragmenter l’observation selon la chronologie politique. Penser que Vichy et la guerre constituent une rupture. Pas du tout ! La délimitation des îlots insalubres est une œuvre de la IIIe République dont se servira allègrement Vichy. La loi d’expulsion-réquisition adoptée en 40 ne sera abolie qu’en 1958. Et Albert Laprade, l’architecte coordinateur responsable de la résorption de l’insalubrité de l’îlot 16 nommé en 1942, le restera jusqu’en 1965... 

Parlons un peu des architectes : sont-ils complices de cette politique ?

Depuis les années 1930, les architectes sont, en France, dans une conquête de légitimité. A l’époque, leur intervention n’est pas du tout requise pour construire, sauf quelques palais nationaux. A la fin de la guerre de 14, ils se sont fait déposséder de toute la reconstruction. En 40, ils se mettent donc en ordre de bataille pour montrer qu’ils sont capables de reconstruire. C’est l’époque de la création du Conseil national de l’ordre des architectes (le 31 décembre 1940). C’est vrai que dans ce contexte, l’îlot 16 leur servira de laboratoire. Opportunisme ? Ils étaient sûrement complètement au courant de la réalité de la situation, surtout les trois architectes coordinateurs — Albert Laprade, Robert Danis, Michel Roux-Spitz (NDLR : si cet épisode apparaît bien dans la biographie de Laprade, pour les deux autres, Wikipedia laisse un grand vide dans leur carrière entre 1939 et 1945). Et puis, sur l’îlot, il y avait aussi une quarantaine d’architectes mandatés sur un ou deux immeubles ... qui avaient sans doute besoin de travailler. C’est Vichy, c’est un régime antisémite qui persécute, mais les affaires continuent. 

Finalement, pour l’îlot 16, malgré quelques démolitions sur les quais et autour de l’Hôtel de Sens, c’est plutôt la théorie du « curetage » et de la réhabilitation qui remporte la mise...

Sont-ce les « archéologues » qui ont gagné ? Ou les lois allemandes qui, à partir de 1943, bloquent tout en interdisant les chantiers qui ne participent pas à l’effort de guerre ? Toujours est-il qu’en 1944, le gouvernement de la France Libre qui a des villes entières à reconstruire, se retrouve, à Paris, avec des réfugiés à loger ... et des logements vides qui commencent à se dégrader. Sous la pression de la presse, on réoccupe les immeubles, et l’îlot 16 échappe au pire. Mais, quand on gratte un peu, on voit que beaucoup, avant guerre, pendant l’occupation, et même après, serinent le même leitmotiv, que reprendra encore Pierre Sudreau, jeune commissaire à la construction et à l’urbanisme en 1955 : dans cet îlot au bâti ancien et prestigieux, il faut « changer la population », pour y installer des hommes de lettres, des savants, des membres de l’Institut, voire « des aristocrates étrangers attirés par le snobisme de l'hôtel particulier » comme le dit Abert Laprade. La chasse aux pauvres est ouverte. 

Au chevet de l'église Saint Gervais, "Au rendez-vous des Maçons", 10 rue de Brosse, le 4 mars 1942, le 30 juin 1953 et le 11 juillet 1957, édifiant exemple de patrimoine reconstitué...

Au chevet de l'église Saint Gervais, "Au rendez-vous des Maçons", 10 rue de Brosse, le 4 mars 1942, le 30 juin 1953 et le 11 juillet 1957, édifiant exemple de patrimoine reconstitué... © Creaphis

Aujourd’hui, c’est mission accomplie ! 

A l’échelle de tout le Marais, on peut effectivement constater une gentrification forcenée. Dans l’îlot 16, du fait de la propriété par la ville de nombreux immeubles suite aux réquisitions, on compte encore une proportion importante de logements sociaux. Mon livre est déjà assez gros et je n’ai pas creusé de ce côté-là, mais on pourrait néanmoins s’interroger pour savoir quelles familles, et sur quels critères, ont eu la possibilité d’habiter des HLM aménagés dans de sublimes immeubles anciens en plein Paris. Les archives existent... 

Pour « voir » plus avant les mésaventures de ce morceau du Paris ancien et populaire, on peut se pencher sur Paris Marais 43 (Creaphis Editions, 30 €), un petit livre paru à l’automne 2015, avec une préface de l’historienne Isabelle Backouche, qui présente cinquante-huit photos argentiques trouvées dans une benne de chantier. Des vues d’immeubles anciens du Marais prises entre 1941 et 1944 par Cayeux et Nobecourt, photographes attitrés de la préfecture de la Seine, pour montrer l’insalubrité de ce quartier promis à la démolition. Amoureusement analysées par Patrice Roy, architecte et collectionneur, ces images documentaires, sans âme qui vive, nous parlent d’une ville disparue sous les coups de pioche, ou « patrimonialisée » à outrance par la spéculation immobilière.

Permis de construire, le blog archi de Luc Le Chatelier
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