“Après les attentats, il ne faut pas laisser la peur prendre possession de nous”

Comment accepter la peur sans verser dans le soupçon généralisé ? Comment appeler à plus de sécurité sans abdiquer nos libertés fondamentales ? Légitime, la peur peut aussi devenir un moteur d'action, nous disait le philosophe Marc Crépon, une semaine après les attentats du 13 novembre à Paris. Une analyse qui reprend tout son sens au lendemain de l'attentat de Nice.

Par Juliette Bénabent;Olivier Tesquet

Publié le 29 novembre 2015 à 12h00

Mis à jour le 26 février 2021 à 15h36

«Ne pas céder à la peur. » Depuis le 13 novembre, cette injonction, tel un slogan scandé avec ardeur, mobilise toute la société française. Dès le lendemain, malgré les recommandations policières, des Parisiens rendaient hommage aux victimes sur les lieux mêmes des attaques. Transports, restaurants et cafés ont rouvert ; concerts et manifestations sportives ont repris. Pourtant, la peur est là, inévitable. Le philosophe Marc Crépon nous exhorte à l'analyser et à y résister. A apprendre à vivre avec elle et à la tenir à distance.

A-t-on le droit d'avoir peur ?

Bien sûr. La peur est légitime face à ce traumatisme de la répétition : dans l'événement même est inscrite la possibi­lité de son recommencement. « Ne pas céder à la peur » ne veut pas dire ne pas l'éprouver, mais ne pas la laisser prendre possession de nous. La violence terroriste fait irruption dans nos vies, elle brise notre confiance naturelle dans les transports que nous empruntons, les espaces que nous traversons, les êtres que nous croisons. Briser cette confiance est l'arme la plus redoutable des terroristes. Chacun doit essayer de la restaurer, en lui-même et pour les autres, et cela passe par cette phrase, « ne pas céder à la peur », qui est peut-être incantatoire mais aussi belle, parce que résistante.

'A la différence de l'angoisse, la peur connaît son objet'

Pourquoi la peur est-elle dangereuse ?

A la différence de l'angoisse, la peur connaît son objet : une bombe, un fou qui se fait sauter. Mais, parce que cet objet peut se manifester partout, à tout instant, elle est susceptible d'abord de paralyser notre action et notre pensée, ensuite de générer des conduites déraisonnables (une fuite qui augmente le danger ; une mauvaise décision réflexe). Voire, plus grave encore dans le contexte actuel, des pensées ou des propos irrationnels. Le risque est grand d'une instrumentalisation politique, qui joue sur cette émotion, en passant par toutes les simplifications : la stigmatisation des musulmans, celle des réfugiés qui pourtant fuient exactement ce dont nous venons de faire l'expérience, l'appel à des mesures extrêmes. On le voit déjà dans les réactions, hélas prévisibles, de l'extrême droite et même d'une partie de la droite. La logique de la peur est d'isoler, de diviser. Elle nous tend un piège pour nous faire entrer dans le jeu des terroristes, en renonçant aux principes qui nous distinguent radicalement d'eux : l'attachement à l'Etat de droit, le respect des libertés fondamentales, le refus de la culture de la peur.

A quel moment la peur légitime, qu'il faut affronter, devient-elle une paranoïa sans fondement ?

Lorsqu'elle paralyse le jugement, vous conduit à soupçonner un terroriste de se cacher derrière chaque musulman, vous empêche de vous pro­mener ou d'aller au spectacle... La paranoïa, c'est le soupçon généralisé. On n'en est pas là, mais il sera très difficile d'y échapper si les attaques se répètent. C'est pourquoi l'action de l'Etat est nécessaire, pour la sécurité de tous mais aussi pour préserver la force des institutions démocratiques et l'attachement des citoyens à l'Etat de droit.

Mercredi 18, dans le quartier de République, à Paris.
Résister à la logique de la peur qui isole et divise.

Mercredi 18, dans le quartier de République, à Paris.
Résister à la logique de la peur qui isole et divise. © Julien Mignot pour Télérama

'Transiger sur nos principes ne nous protégera pas des terroristes'

Comment analysez-vous la réponse politique, notamment les modifications annoncées du cadre réglementaire qui régit notre République ?

L'idée de faire entrer l'état d'urgence dans la Constitution est forcément inquiétante. Confronté à de tels événements, le politique est tenté de suspendre certaines règles du droit pour répondre à une urgence. L'exemple même, c'est le Patriot Act adopté par les Etats-Unis après le 11 septembre 2001, qui a conduit à la détention sans procès, à Guantánamo, de détenus qui y sont toujours. L'Etat doit la sécurité aux citoyens (pas seulement contre le terrorisme), et quand il ne peut plus l'assurer dans certains domaines, il risque de choisir ce que le philosophe polonais Zygmunt Bauman appelle des « cibles de substitution ». Ici, le risque majeur est de prendre des mesures (lois de surveillance accrue, de fichage étendu...) qui, pour satisfaire la demande de sécurité des citoyens, génèrent de nouvelles menaces, cette fois sur les libertés fondamentales. La peur nous fait courir le danger d'accepter ces transactions avec nos principes, et ce serait la première victoire des terroristes.

Comment éviter ce piège ?

En répétant — c'est peut-être là la fonction du philosophe — que transiger sur ces principes ne nous protégera pas des terroristes, mais leur offrira l'abdication de notre ­liberté, qu'ils cherchent précisément à détruire. Notre contexte politique est très particulier, avec une scène politique empoisonnée par la pression du Front national et le spectre d'un score très élevé aux élections régionales. La réponse observée aujourd'hui était nécessaire — l'Etat doit exercer sa fonction régalienne de défense du territoire —, mais il faut rester extrêmement vigilant sur le détail des mesures proposées. D'un autre côté, il faut parler avec honnêteté : l'usage du mot « guerre » ne me semble ainsi pas usurpé. Il désigne l'acte, explique la situation. Parler d'un acte de guerre, ce n'est pas attiser la peur, mais amener chaque citoyen à la responsabilité et à la lucidité. Et à la différence d'une terreur dont on ne voit pas la fin, ce mot laisse espérer une victoire.

'Il faut s'informer, se rencontrer, mettre des mots en commun sur ce que nous ressentons'

Comment résister, chacun et collectivement, à la peur ?

Même si c'est très difficile, la meil­leure façon de la contrer, c'est l'exercice du jugement. Il faut s'informer, se rencontrer, mettre des mots en commun sur ce que nous ressentons. Prenons un exemple très simple : si un risque est la diabolisation de l'islam, il suffit de s'informer pour comprendre que les terroristes qui prétendent agir en son nom n'ont aucune légitimité à le faire. Nous avons de nombreux outils pour en prendre conscience : l'information en France n'est pas confisquée, et la philosophie, la culture offrent aussi des instruments, en appelant à l'exercice du jugement, à prendre du recul par rapport aux émotions, à recourir au savoir pour déjouer le piège des préjugés.

Devons-nous apprendre à vivre avec la peur ?

Oui, et c'est un grand défi pour les jeunes. Toute géné­ration est contemporaine d'événements qui la marquent. A titre personnel, j'ai été frappé de la réaction de mon fils de 19 ans. Il était vendredi soir dans un café proche du ­ Bataclan, les volets métalliques ont été baissés, tout le monde a été mis à l'abri au sous-sol jusqu'à 4 heures du matin. Samedi, il est retourné au Bataclan mettre des bougies. Dimanche, il est allé à République, comme de nombreux autres qui ne voulaient pas obéir à l'injonction de rester chez soi. J'ai une grande confiance en cette génération : elle saura inventer les moyens psychologiques, existentiels, de vivre avec cette menace. Les jeunes Israéliens ou Libanais, pour ne mentionner qu'eux, nous prouvent que la menace peut cohabiter avec la vie.

On peut puiser dans la peur des ressources pour la combattre, comme l'humour, particulièrement développé dans les pays ou cultures exposés à de grandes violences. Je pense bien sûr à l'humour juif, mais aussi à celui que j'ai rencontré en Union soviétique, où j'ai vécu deux ans à la fin des années 1980. Pas de rencontre sans blagues ou histoires drôles, souvent avec un fond tragique. Ce que les terroristes attaquent, ce contre quoi ils se déchaînent, ce ne sont pas seulement des vies singulières, c'est la vie elle-même, ses plaisirs, ses moments de joie, tout ce qui fait qu'elle s'invente à chaque instant. On peut vivre en ayant peur. On le doit.

À Lire

La Culture de la peur, de Marc Crépon, Galilée, 2008, 136 p., 21 €.

La Philosophie face à la violence, de Marc Crépon, avec Frédéric Worms, Equateurs parallèles, 2015, 204 p., 13 €.

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