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Interview

Gérôme Truc : «Une société ne peut pas vivre dans cette forme d’hystérie collective»

Procès de l'attentat du 14 juillet de Nicedossier
Pour le sociologue Gérôme Truc, une société met six à neuf mois à retrouver une vie normale après un attentat. A peine remise du 13 Novembre, la France est dans un état d’inquiétude et de crispation permanent aussi inédit que problématique.
par Noémie Rousseau
publié le 17 juillet 2016 à 20h01

Et si à Nice, ce soir-là, les familles en vacances étaient la véritable cible pour maximiser le sentiment d'horreur et d'effroi au sein de la population ? New York 2001, Madrid 2004, Londres 2005, Paris 2015 : le sociologue Gérôme Truc étudie les répercussions de ces attaques hors norme sur une société (habitants, politiques, médias…). Il a écrit Sidérations, une sociologie des attentats paru en janvier (PUF).

Aujourd’hui, la menace est «permanente», la peur l’est-elle aussi ?

Certaines personnes diront qu'aller aux concerts et dans les cafés, dans le contexte actuel, est un acte de résistance. Mais le fait qu'il y ait eu autant de monde sur la promenade des Anglais est la preuve que beaucoup se sentent en sécurité. Des recherches sont en cours pour comprendre pourquoi certains survivants d'attentats sont traumatisés et d'autres non, et pourquoi des personnes qui les ont vécus indirectement, via les médias, sans connaître aucune victime, sont parfois plus marquées que certains rescapés. Il est difficile de parler de traumatisme ou de résilience à une échelle collective. Les enquêtes sociologiques, fondées sur des indicateurs objectifs, ont montré qu'une société revient à son état normal d'avant attentat au bout de six à neuf mois maximum. Neuf mois, c'est le temps qu'il a fallu aux Etats-Unis après le 11 Septembre. Les drapeaux accrochés aux fenêtres sont alors retirés et chacun reprend sa vie habituelle. Mais en France, entre Charlie, l'Hyper Cacher, le 13 Novembre et maintenant Nice, le retour à la normale n'a pas eu le temps de se produire. Cette fois, huit mois se sont écoulés, nous commencions presque à en sortir avec l'Euro, l'annonce de levée de l'état d'urgence… Certes, il y a déjà eu la vague d'attentats des années 90, mais les victimes se comptaient alors sur les doigts de la main. Ce n'est pas vraiment comparable. Depuis janvier 2015, la société française est dans un état d'inquiétude et de crispation permanent aussi inédit que problématique. Les conséquences, notamment électorales, sont impossibles à prévoir. Mais, compte tenu du calendrier, cette situation aura vraisemblablement une traduction dans les urnes.

Vous écrivez que le deuil national est un moment où s’affirme un «nous» de manière forte.

Le pendant de cette crispation, c’est en effet l’affermissement d’un sentiment de communauté. Au quotidien, faire société, c’est créer un modus vivendi qui permet de vivre les uns à côté des autres, de tolérer son voisin frontiste quand on est sympathisant socialiste, par exemple, sans trop se poser de questions. Sauf que dans ces moments de réaction aux attentats, le «nous» s’affirme, ce qui génère des tensions. Y compris au niveau de la classe politique : les postures d’unité nationale cachent souvent mal des stratégies partisanes. Du côté des citoyens, il y a une différence entre un rassemblement spontané dans la rue, auquel tout un chacun peut participer pour de multiples raisons, et un deuil national décrété, par lequel on nous enjoint, en tant que Français, de faire silence pour ces morts-là. La contestation est systématique : pourquoi ne pas faire silence aussi pour les autres morts, en Irak, en Afghanistan et ailleurs dans le monde ? Dessiner les frontières de la communauté de deuil provoque le questionnement du sens du «nous», de nos origines, de nos convictions partagées, etc. Or, une société ne peut pas vivre en permanence dans cette forme d’hystérie collective, focalisée et tiraillée entre ses valeurs communes et ses différences internes.

Vous écrivez que l’attentat est «un moment idéologique» où se joue un cadrage du sens. A quoi devons-nous nous attendre ?

Le discours politique met toujours en avant les valeurs qu'incarne le pays frappé. Le président allemand a qualifié l'attentat de Nice d'«attaque contre le monde libre», mot pour mot ce que d'autres dirigeants occidentaux disaient après les attentats du 11 Septembre. Hollande y voit une attaque contre la France en elle-même, et non en représailles à notre politique étrangère ou du fait de manquements de nos politiques sociale et éducative. Les gouvernants, de gauche comme de droite, sont pris au piège en opposant systématiquement à l'attaque terroriste une réponse sécuritaire. Montrer qu'on a les choses en main, renforcer les contrôles de police, intensifier les frappes militaires à l'étranger… L'interprétation politique est toujours la même, Hollande dit en substance ce que disaient jadis George W. Bush, José María Aznar ou Tony Blair. Le risque de cette répétition des réponses sécuritaires, c'est la banalisation de la parole du chef de l'Etat.

Normalement, les leaders politiques sont censés voir leur popularité renforcée en période d’attentats, mais rien ne dit que ce soit encore le cas cette fois-ci. L’événement, ce serait Hollande qui annonce une sorte de «New Deal», qu’il s’affranchit des règles budgétaires européennes pour donner aussi plus de moyens à l’éducation, à la justice et aux politiques sociales, pas seulement à la police. Autrement dit, répondre aux envies de paix, et pas seulement de sécurité, qu’expriment fortement les citoyens dans leurs réactions aux attentats, et qui sont rarement reprises par les politiques. Car c’est ce qui émerge constamment de l’analyse des messages d’hommage aux victimes écrits par la population : l’attachement à la paix, reliée généralement à l’amour et à la vie. Dans le fond, c’est assez chrétien, répondre à la violence par l’amour, pour construire un monde meilleur pour tous. Pour ce 14 Juillet niçois, ce sera sans doute pareil, avec en plus une mise en avant des symboles nationaux. Car c’est la fête nationale qui a été endeuillée.

Le traitement télévisé de l’attentat a fait polémique. Comment représenter le terrorisme ?

Au-delà des polémiques ponctuelles, le même débat ressurgit à chaque fois : faut-il montrer les morts et le sang ? Après les attentats de Londres et de Madrid, les images de rescapés ensanglantés ont dominé. On montrait la souffrance humaine que les Américains avaient «invisibilisée» en 2001. Les Européens avaient reproché aux Etats-Unis de cacher leurs morts et la «réalité» du terrorisme. A Nice, on est dans la continuité de la représentation européenne des actes terroristes : on voit des cadavres mais sous des linceuls, pas de membres arrachés, pas de visages, pour respecter la dignité des personnes. Lors des attentats de Madrid, la douleur s’étalait dans toute sa crudité dans la presse et à la télévision espagnole, avec des cadavres dans les wagons fumants. Cela peut s’expliquer par une tradition espagnole de monstration de la souffrance, et de son esthétisation qui renvoie au dolorisme chrétien, à Goya. Si les images ne sont pas esthétisées mais sales, comme celles de la fosse du Bataclan, elles ne sont pas diffusées par les grands médias mais par des sites d’extrême droite, pour servir une propagande haineuse et xénophobe. Il existe aussi une instrumentalisation des images de morts à des fins pacifistes, comme durant la guerre du Vietnam. Pour sensibiliser l’opinion aux horreurs de la guerre, on montrait les soldats défigurés, les corps éviscérés. Ne pas montrer les morts et la souffrance est aussi une manière d’endiguer la colère et l’indignation populaire, potentiellement déstabilisantes pour le pouvoir en place.

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