Le Corbusier labellisé Unesco : bonne nouvelle ou moment d'égarement ?

Avec dix-sept œuvres classées au patrimoine mondial de l'humanité, l'architecte français voit son génie bâtisseur enfin reconnu. De l'humanité, Le Corbusier n'en avait pourtant pas beaucoup. A “Télérama”, les réactions sont partagées.

Par Luc Le Chatelier

Publié le 19 juillet 2016 à 10h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h53

Pour !

Bonne nouvelle pour l’architecture ! Coup sur coup, à la mi-juillet, l’Unesco a classé au patrimoine de l’Humanité Oscar Niemeyer, l’homme qui aimait les formes et les femmes, et Charles Edouard Jeanneret, alias Le Corbusier, l’homme qui aimait le soleil et sa maman. Voilà pour les titres des gazettes. Plus sérieusement, l’Unesco ne s’est évidemment intéressée qu’à l’œuvre de ces deux architectes du XXe siècle qui, chacun à leur manière, ont apporté une contribution majeure à l’inventivité et au développement international du mouvement moderne.

Là s’arrêtera la comparaison. Le Brésilien, avec ses charmantes et tropicales ondulations de béton – et ses choix politiques résolument de gauche, quitte à s’exiler au moment de la dictature –, ne recueillera que des louanges. Corbu, en revanche, saura réveiller les rancœurs : en France, c’est un mal aimé. Dans l’esprit du grand public, qui n’a pas toujours tort, les cités plantées loin de tout dans le mauvais gazon, c’est lui. Les « cages à lapins » où l’on entasse les pauvres, lui encore. Le « zoning » qui prétend séparer les lieux d’habitation de ceux du travail et des loisirs, toujours lui... Pas faux. Quand il s’est piqué d’urbanisme, Le Corbusier a sorti le plan Voisin qui prévoyait de raser la moitié de Paris pour y planter des tours gigantesques desservies par des autostrades. Ou la refonte d’Alger avec un seul immeuble de plus de dix kilomètres de long qui aurait suivi la rade à mi-hauteur des collines et sur laquelle auraient circulé les voitures. Ou la charte d’Athènes, sorte de jus de crâne pondu en 1943 alors qu’il n’avait pas de boulot, et qui, un peu malgré lui, servit de bible aux aménageurs sans imagination de l’après guerre.

L'homme sûr de son génie

Mais ce n’est pas Corbu l’urbaniste que l’Unesco a salué. Même à Chandigarh, la ville indienne qu’il a dessinée « suivant les préceptes du corps humain » (avec une tête, un cœur, un ventre), seuls la Cité Judiciaire, le Parlement et le Palais du Gouvernement sont inscrits. Le reste vit sa vie...

Non, le Corbu célébré aujourd’hui, c’est l’inventeur du plan libre qui permet tous les aménagements intérieurs – une structure poteau-dalle en béton qu’il imagine en 1917 avec l’unité Domino – et celui du toit terrasse qui offre la jouissance du ciel, deux qualités de la sublime Villa Savoye, à Poissy (78). Le Corbu que l’on chante, c’est celui de l’intelligence constructive et du béton brut élevé au rang de matière noble de la Cité Radieuse de Marseille où tous les appartements, imbriqués en duplex selon le principe du « casier à bouteilles », disposent d’une double exposition. Le Corbu que l’on aime, c’est le bâtisseur de la chapelle de Ronchamp qui réussit une forme pure, absolue, incontestable, avec les pierres de l’ancienne église qui avait brûlé, quelques ferrailles de récupération, du mauvais béton et un méchant enduit plutôt pâteux.

Le Corbu que l’on admire, avouons-le, c’est ce bonhomme sûr de lui et de son génie, capable parmi les premiers de traverser les océans pour porter au loin la bonne parole de l’architecture et construire à l’autre bout du monde. La reconnaissance de l’Unesco, premier classement transfrontières en son genre, rassemble en effet dix-sept bâtiments sur trois continents et sept pays (Allemagne, Argentine, Belgique, France, Inde, Japon, Suisse).

Et puis, il y a le Corbu que l’on absout, le naturiste amoureux de la Méditerranée qui termine ses jours dans la frugalité heureuse d’un cabanon de seize mètres-carrés face à la grande bleue (et dedans, car il finit par s’y noyer), à Roquebrune-Cap-Martin.

Et tant pis pour ses amitiés douteuses avec des gens d’extrême droite, sa fascination pour l’ordre et l’hygiène, son admiration pour l’Italie fasciste (et accessoirement pour la Russie de Staline), son porte-à-porte humiliant, dix-huit mois durant, dans les couloirs du régime de Vichy... Le bonhomme n’était pas sympathique ? Sans doute. Mais il n’a pas de sang sur les mains, et a laissé de belles choses. Peut-être que l’architecte du Parthénon battait sa femme – ce qui est mal ! –, mais là n’est pas le sujet. Luc Le Chatelier

Contre !

L’œuvre de Le Corbusier labellisée Unesco ? Pourquoi pas, après tout. Il est important de garder la mémoire du XXe siècle. Ne tombons pas dans les mêmes travers qu’un certain Le Corbusier, qui voulait raser une bonne partie du Paris historique. L’honneur ainsi fait à ce personnage a, malgré tout, quelque chose de choquant. Car, dans son cas, il est difficile de séparer l’homme et l’œuvre. Le Corbusier est essentiellement urbaniste. Bâtir la ville moderne est le rêve de toute sa vie. Ses maisons sont des laboratoires, et son urbanisme vise, grâce au « plan dictateur », à construire une société régénérée, rationalisée, hiérarchisée, mise en ordre. Un programme brutal, « parce que l’urbanisme est brutal, parce que la vie est brutale ; la vie est sans pitié », écrit-il. C’est pourquoi les fascistes français des années 1920 se sont emparé de ses idées, et ont fait de lui l’un de leurs idéologues. Et c’est aussi pourquoi il a été leur compagnon de route jusqu’à la Libération.

Pourquoi construire une ville nouvelle ? Pour rendre l’homme-machine plus productif. Son idéalisation du machinisme, exprimé par sa fameuse formule « une maison est une machine à habiter » coïncide avec les idées du mouvement futuriste italien. Le Manifeste de l’architecture futuriste, co-écrit par l’architecte Antonio Sant’Elia et le poète Filippo Tommaso Marinetti en 1914, fait déjà la promotion d’une maison de ciment « extraordinairement laide dans sa simplicité mécanique ». Et, lors de sa conférence La Poésie motorisée, Marinetti déclare en 1938 : « Après la guerre (de 14-18, ndlr), le grand architecte Suisse-Français, Le Corbusier, trouvait le mot pour définir la maison : “machine à habiter”. Il faut dire que c’est vraiment Antonio Sant’Elia l’inventeur, et Le Corbusier le suiveur » (1). Il exagère un peu, mais, en juin 1934, lors d’une conférence à Rome, Le Corbusier salue néanmoins le rôle primordial joué par Sant’Elia « dans la conception des nouvelles formes architecturales » (2), ce dont Marinetti, présent dans la salle, le remercie aussitôt.

“Fabriquer une race solide et belle, saine”

Comme Marinetti l’explique dès 1910, le futurisme prépare « la prochaine et inévitable identification de l’homme avec le moteur. (...) Il est certain qu’en admettant l’hypothèse transformiste de Lamarck, il faut reconnaître que nous aspirons à la création d’un type inhumain, en qui seront abolis la douleur morale, la bonté, la tendresse et l’amour, seuls poisons corrosifs de l’intarissable énergie vitale » (3). Partageant cette « hypothèse transformiste » radicale, le médecin parisien Pierre Winter, chef du Parti fasciste révolutionnaire, adepte de la « trique », admirateur de Mussolini, ami et voisin de Le Corbusier, initie ce dernier à la biologie et à l’eugénisme. Plus précisément à l’« élevage humain » où l’urbanisme et le sport contribuent, comme le proclame l’architecte, à « entretenir la machine », et à fabriquer « une race solide et belle, saine ».

Le Corbusier va jusqu’à affirmer que ses villes et villages « radieux » sont « des démonstrations scientifiques de biologie urbanistique moderne », chassant ainsi la politique hors de la cité, au profit du seul ordre « biologique ». Tout cela conduit à « l’Unité d’habitation de grandeur conforme », à Marseille. Aujourd’hui estampillée Unesco, cette énorme boîte en béton était destinée à « réaliser l’élevage – je dis bien l’élevage – de l’espèce : enfants et adultes », insistait Le Corbusier en 1948. Pour cela, il voulait interdire aux femmes de travailler et priver les hommes de bistrot. En plus, le chauffage était tout le temps en panne...

Un dernier mot sur l’antisémitisme du maître. En 1914, le jeune Charles-Edouard Jeanneret travaille sur un plan d’urbanisme – déjà ! – pour La Chaux-de-Fonds, sa ville natale, où il propose de construire un quartier réservé aux Juifs. Il est alors publiquement qualifié d’antisémite. Puis il se brouille avec son client Anatole Schwob avant de quitter La Chaux-de-Fonds en 1917, « auréolé d’antisémitisme ». Il s’en ouvre à son mentor William Ritter, encore plus antisémite que lui, comme chacun pourra le vérifier en lisant leur correspondance croisée, publiée aux Editions du Linteau. Le Corbusier, classé Unesco, labellisé facho. Xavier de Jarcy

 

1 et 3 Lire Le futurisme, textes et manifestes, 1909-1944, de Giovanni Lista, éd. Champ Vallon.
2 Communiqué de l’Agence littéraire artistique d’information, 12 juin 1934. Publié dans L’Architecte est nu, de Riccardo Mariani, revue Faces, Genève, 1987.

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