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Shérif

La macabre lutte anti-drogue de Duterte aux Philippines

Plus de 400 personnes ont été abattues depuis l'élection du nouveau président, qui appelle au meurtre des délinquants. Pour se protéger, 72 000 personnes se sont rendues à la police.
par Arnaud Vaulerin
publié le 19 juillet 2016 à 13h49

Il y a bien sûr les mots, mais ce sont les chiffres qui commencent à faire froid dans le dos aux Philippines. Entre le 10 mai et le 15 juillet, au moins 408 personnes ont été abattues par les forces de l'ordre ou par des milices, d'après les estimations révélées par la chaîne philippine ABS-CBN qui se fonde sur des rapports de police et des informations de la presse. Depuis l'élection de Rodrigo Duterte à la présidence, le 9 mai, les exécutions extrajudiciaires de présumés trafiquants de drogue et de délinquants sont en pleine explosion dans tout le pays. Et tendent à montrer que les Philippines s'éloignent chaque jour un peu plus du cadre d'un Etat de droit.

Des nervis ont fait leur apparition, certains se réclamant explicitement de la politique d'éradication promue par Duterte. Les photos de cadavres ont fait irruption dans les pages des médias locaux. Parfois, une pancarte en carton est posée sur la dépouille sanguinolente et abandonnée à même le bitume avec pour épitaphe: «Je suis un revendeur.»

Le nouvel homme fort de Manille, qui s'est fait élire sur un programme ultra-sécuritaire, anti-drogue et anti-criminalité, ne renie en rien ses promesses de campagne. Pis, le shérif «punisseur», comme l'a surnommé le magazine Time, semble passer à la vitesse supérieure. Dimanche, fustigeant les «âmes sensibles», «Duterte Harry» a dit sans ambiguïté toutes les libertés qu'il prendra avec la légalité. «Je n'ai pas peur des préoccupations relatives aux droits de l'homme. Je ne permettrai pas que mon pays parte en vrille.»

Idi Amin Dada pour modèle

Duterte n'est pas homme à craindre les reproches, ni les critiques, lui qui a promis l'exécution de «dizaines de milliers de criminels» pendant sa présidence. «Je partirai à la retraite avec la réputation d'Idi Amin Dada», a-t-il revendiqué dimanche. Non sans provocation et sans redouter la comparaison avec l'un des plus sanguinaires dictateurs africains, en l'occurrence ougandais, dont le régime causa la mort de 300 000 personnes dans les années 70.

Début juin, Duterte avait appelé les Philippins à abattre des trafiquants de drogue. «Appelez-nous ou appelez la police, sinon faites-le vous-même si vous avez une arme, vous avez mon soutien.» Il est même allé jusqu'à promettre des primes de plusieurs milliers de pesos par délinquant exécuté.

Comme si le message n'avait pas été assez entendu, le nouveau Solicitor General, un juriste qui représente officiellement le gouvernement, est sorti du bois le 11 juillet en demandant aux forces de police de tuer davantage. «A mes yeux, ce n'est pas assez», a dit Jose Calida, un proche de Duterte et combattant acharné de la lutte anticorruption. «Combien y a-t-il de personnes dépendantes à la drogue et de trafiquants aux Philippines ? Nos villages sont quasiment saturés.» Le juriste-justicier «s'est posé en défenseur de la police» et l'a «encouragée» à «ne pas avoir peur des enquêtes parlementaires».

Explosion nucléaire de violence

Des élus, la conférence des évêques, des militants, des juristes, aux Philippines comme à l'étranger, pointent déjà les inquiétantes dérives de la présidence Duterte. Ils accusent le président d'avoir «engendré une explosion nucléaire de violence qui dégénère de manière incontrôlable et créé une nation sans juges», selon les mots de Jose Manuel Diokno, avocat des droits de l'homme.

Cette inédite chasse aux sorcières révolutionne le pays et produirait des résultats étonnants. Redoutant de faire les frais d’exécutions aveugles, quelque 72 000 personnes, trafiquants et consommateurs de stupéfiants, se sont rendues à la police à travers tout le pays où près de 1,8 million de personnes seraient dépendantes à la drogue selon des estimations de l’Agence de lutte antidrogue des Philippines. Des démissions et des licenciements se multiplient dans les rangs de la police, de la fonction publique.

Une liste de proscrits a été établie par l'administration présidentielle, à en croire Martin Andanar, un ancien présentateur de télévision reconverti dans la communication de l'équipe de Duterte. On y trouverait les noms des trafiquants, des cartels de la drogue et de leurs protecteurs. Andanar s'est dit «peiné» d'y avoir vu autant de personnes illustres, confiait-il récemment.

Show devant les caméras

Duterte est allé jusqu'à citer le nom de grands barons de la drogue. Et s'est même offert le luxe d'en rencontrer un présumé devant les caméras de télévision. On l'a vu ainsi sermonner Peter Lim, un homme d'affaires de Cebu, suspecté par la présidence d'être un membre actif d'une triade. «Je vous conseille vivement de vous soumettre à l'enquête» du Bureau national d'investigation, a dit Duterte à un Peter Lim dans ses petits souliers, qui a nié les accusations et s'est dit «propre à 500%».

Duterte envisage également de frapper à la porte de la Chine pour lui demander des comptes sur les activités illégales de ressortissants chinois. Dans sa volonté d'affichage, sinon de provocation, l'administration Duterte envisage d'aller plus loin. Dans les prochaines semaines, elle va installer aux abords du palais Malacanang un grand panneau compilant le nombre de délinquants et de criminels arrêtés, tués et poursuivis par les autorités. «Il tient ses promesses et c'est ça qui est inquiétant, juge David Camroux, professeur associé au Centre d'étude des relations internationales (Ceri). Rien ne l'arrête. Mais il risque de se mettre à dos pour de bon l'église, de provoquer une réaction de l'armée et des officiers réformistes, de la justice et du Congrès. Le soutien populaire dont il bénéficie pour l'instant pourrait s'étioler.»

Le président pourrait faire face à une procédure de destitution. C’est peut-être pour cette raison que le shérif Duterte veut aller vite. Il s’est donné six mois pour éradiquer les trafics de drogue. Le compte à rebours risque d’être macabre.

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