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Sida

Les séropositifs, pestiférés en Chine

Explosion de l’épidémie, discriminations... La situation inquiète Pékin alors que la conférence mondiale se tient à Durban.
par Alix Norman, Envoyée spéciale en Chine
publié le 19 juillet 2016 à 18h51

Il y a quelques semaines, un garçon a reçu le résultat, positif, de son test de sérologie. Il a refusé d'en faire un second, est retourné à l'école, a vidé la mémoire de son ordinateur, rempli son sac à dos de pierres et s'est jeté dans le fleuve. « Il avait 20 ans, était un excellent élève. Beaucoup de jeunes pensent encore qu'être gay est une mauvaise chose, et que le sida est une punition. Ce n'est pas terrible, c'est juste la réalité.» Qing (1) refuse de se laisser gagner par l'émotion. Depuis dix ans, cette femme d'apparence aussi dépouillée que son bureau fait de la prévention auprès de la communauté gay dans la province du Guangdong, et depuis peu auprès des lycéens et étudiants, hétérosexuels ou non. Des garçons rient autour d'une table dans les locaux de l'association perchés dans un immeuble anonyme. Par une porte ouverte, on aperçoit le matériel de prise de sang : «On a des résultats positifs tous les jours.» Les effets délétères de la discrimination des homosexuels sont au cœur des discussions de la conférence mondiale sur le sida, qui se tient à Durban depuis lundi.

Dans le Yunnan, Fu, drag-queen de 45 ans, gère lui aussi une association de prévention. Il accompagne les gays et les travailleurs du sexe transgenres. Au téléphone, il s'excuse après «une journée encore très dure» et souffle : «Ça fait cinq ans que je fais faire des tests. Et chaque mois, chaque jour, le nombre de cas augmente. La situation est dramatique.»

«Pas besoin de savoir»

Fin 2015, Pékin a lancé un signal d'alerte : 110 000 nouveaux cas ont été comptabilisés sur les dix premiers mois de l'année. Si plus de 577 000 personnes sont recensées comme vivant avec le VIH, les autorités estiment qu'elles sont en réalité 845 600. L'épidémie a fait un bond de 28 % chez les jeunes et les contaminations se font désormais très majoritairement par voie sexuelle, et non plus via le trafic de sang ou l'usage de drogues. «La prévention ? On montre des malades squelettiques mais on n'explique pas comment se protéger. Les modes de vie évoluent, mais parler de sexe est toujours tabou. Et à cause de la discrimination qui touche les séropositifs, les gens n'osent pas aller se tester», explique Fu.

Pour une personne dont la séropositivité est découverte, tout s'effondre. Elle peut perdre son travail, son logement, être mise au ban de son village, de sa famille. Qing explique que «certains parents demandent à leur enfant séropositif de manger, de laver son linge séparément. Parfois, ils l'envoient mourir à la campagne, car ils ne savent pas qu'il existe un traitement». Un enfant de 8 ans a été chassé de son village en décembre après une pétition signée par 200 habitants, y compris son propre grand-père. Le manque d'information sur le sida est général, y compris dans le personnel soignant. La plupart des hôpitaux, qui testent tous les patients à leur entrée, refusent de prendre en charge les séropositifs, même pour une jambe cassée.

Les autorités s'inquiètent aussi de la hausse de l'épidémie chez les retraités, via la prostitution, mais aussi parce que la plupart des homosexuels se sont mariés par convention sociale et mènent une vie sexuelle secrète. Heng est un jeune écrivain gay et branché, qui travaille pour une association LGBT. Pour lui, malgré l'évolution des mœurs, la peur d'être stigmatisé comme client de prostitué, homosexuel ou menant une vie dissolue a toujours des conséquences dramatiques : «Les Chinois sont très conservateurs dans le discours mais pas dans la pratique. Il n'y a pas d'interdit religieux sur le sexe, même hors du mariage. Et aujourd'hui, avec les applications de rencontres, il suffit d'un clic pour coucher avec un inconnu. La prévalence explose.»

L'absence de confidentialité des résultats médicaux multiplie la peur du qu'en-dira-t-on. Après une visite médicale, certains apprennent par leur école ou leur employeur, en même temps que leur renvoi, qu'ils sont séropositifs. Dans une petite ville, le seul fait d'aller se faire tester crée la suspicion. Les centres de santé le font gratuitement, à condition de se déclarer gay, prostituée ou toxicomane. Les autres sont envoyés à l'hôpital, où chaque test coûte 70 yuans (environ 10 euros). «Dans la salle d'attente, il faut répondre devant tout le monde à la question "Pourquoi venez-vous faire le test ?" déplore Qing. Les médecins sont débordés, mal formés . Il y a deux semaines, l'un d'eux a dit à un ami "Pourquoi voulez-vous un test ? Vous n'avez pas besoin de savoir que vous allez mourir."»

«Ça s’attrape dans l’air»

Selon un chercheur en politiques publiques qui travaille depuis une dizaine d'années sur le sida en Chine, «l'épidémie est une catastrophe chez les homosexuels, il y a une vraie inconscience face aux risques. Il n'y a pas d'affiche dans les bars homos, pas de capote dans les saunas. Et pas de prévention à l'école, ou presque. J'entends des profs dire "ça s'attrape dans l'air", "avec la sueur et les larmes"».

Selon les chiffres donnés par la presse, 86 % des garçons de 18 à 22 ans nouvellement touchés le seraient à la suite de relations homosexuelles. Qing, qui a croisé les données disponibles, est formelle : les chiffres officiels sont très en dessous de la réalité. «L'épidémie progresse partout. De mémoire, en mai, sur 79 gays testés à Pékin, 19 étaient contaminés.» Les autorités n'incitant pas les hétérosexuels à se faire tester, difficile de mesurer l'évolution de la maladie dans la population. Parmi les étudiants reçus dans son ONG, «60 à 70 %» apprennent qu'ils ont été contaminés lorsqu'ils ont déjà les symptômes du sida.

En juin, l’Etat a annoncé la trithérapie pour tous, plus seulement pour les taux d’immunité les plus bas - seul un quart des 390 000 personnes sous traitement y accédaient jusque-là. Mais la prise du traitement reste un vrai problème. L’accès à la Sécurité sociale étant lié au lieu de naissance, les provinciaux doivent retourner tous les trois mois dans leur ville d’origine, située parfois à plusieurs jours de bus, pour y chercher leurs médicaments. Faute de moyens financiers et d’information sur les effets secondaires, beaucoup abandonnent. Et si la trithérapie est gratuite, ce n’est pas le cas du soin des maladies liées au sida (infections, cancers…) : seuls les plus aisés peuvent prendre en charge l’opération qui les sauvera.

Quelques signes positifs apparaissent néanmoins. En décembre, la justice a levé la censure d’un documentaire sur les mères d’enfants séropositifs - mais le film n’a pas été remis en ligne. En mai, un employé a été indemnisé après avoir prouvé qu’il avait été licencié à cause de sa séropositivité - mais il n’a pas été réintégré.

Les autorités sont conscientes des efforts à faire, mais le «nouvel ordre moral» imposé par le régime de Xi Jinping complique la donne. Depuis trois mois, la télé chinoise n'a plus le droit de parler d'homosexualité, une websérie très populaire mettant en scène des ados homos a été interdite. Et les associations LGBT, qui se battent sur tous les fronts sont fragilisées par une nouvelle loi qui restreint le financement étranger des ONG chinoises. Pour Fu, «c'est un cercle vicieux. Parce qu'il y a peu de prévention, les gens ne se protègent pas. Puis ils ont peur de se tester. Et ils contaminent les autres. Ça fait boule de neige». Sa voix se brise : «Mes meilleurs amis sont déjà morts.»

Témoignage

«J’imagine ce qui se passerait si ça se savait»

Yi, 33 ans, cadre dans une grande entreprise de tourisme, est l’un des rares séropositifs chinois à avoir accepté de témoigner. Sous couvert d’anonymat.

«J’étais sur la tombe de mes grands-parents, avec ma famille, quand le centre de don de sang m’a téléphoné : «Vous êtes séropositif. Etes-vous homosexuel ?» J’ai dit oui, et ils ont raccroché. C’était en 2012. J’avais 29 ans, mais je n’avais aucune information sur le sida. J’étais là, abattu, au milieu du cimetière. En rentrant, je suis allé sur Internet, les sites chinois montraient des choses terribles sur la maladie. J’ai pris un bain, j’ai appelé mon frère jumeau, je lui ai dit : «Je me sens si sale.» Je ne sais pas comment il a trouvé les informations, mais trois jours après, il m’a accompagné dans une association qui fait de la prévention. Là, on m’a expliqué que la maladie pouvait se contrôler. Si j’avais été informé avant, j’aurais pu me protéger, ou au moins ne pas paniquer autant.

«Je suis né dans une petite ville, dans le sud de la Chine. Vers 12 ans, j’ai été attiré par un de mes profs, je l’ai raconté à mon frère, qui m’a répondu «moi aussi». J’ai eu la chance d’avoir toujours quelqu’un à qui parler. J’ai eu mon premier petit ami à 17 ans, on est resté quatre ans ensemble, une relation longue distance car je suis parti en 2002 à l’université. J’ai eu un portable, j’ai découvert le tchat, la pornographie. Personne ne me connaissait, je n’avais plus à me soucier de l’opinion des autres, mais je n’avais pas tant besoin de sexe, mon copain venait me voir tous les mois - c’est lui qui m’avait conseillé de donner mon sang deux fois par an pour me faire tester.

«J’ai voulu parler de ma séropositivité à mes amis. C’était stupide, mais j’avais besoin de soutien. Le deuxième s’est mis à pleurer, ça a été terrible, alors j’ai arrêté. Je ne sais pas qui m’a contaminé. Poser la question aurait été avouer que j’étais infecté, on m’aurait accusé. C’est très difficile de dire dans la communauté LGBT qu’on est séropositif. Je ne peux pas le révéler à mes partenaires. Quand l’un d’eux a refusé que l’on mette des préservatifs, j’ai trouvé des excuses les premières fois, expliquant par exemple que je ne m’étais pas lavé. Puis j’ai fini par coucher avec lui. Deux fois. J’étais sous traitement, le risque était faible.

«En Chine, le principal moyen de prévention contre le sida est la peur. Dans les groupes de parole LGBT, j’entends des choses terribles sur les séropositifs. Que l’on est sales, que l’on couche avec tout le monde, que l’on est des tueurs en série. Je ne dis rien, je souffre, j’imagine ce qui se passerait si ça se savait. Je garde aussi le secret pour préserver la réputation de mon jumeau, car on nous confond facilement.

«Si mon employeur apprenait que j’étais séropositif, je serais licencié. Je suis allé à Singapour la semaine dernière pour mon travail, j’avais peur d’être découvert, mais on ne m’a pas fait de test à la frontière.

«En guise d’éducation sexuelle, l’école nous a juste parlé du pénis et du vagin, et nos parents nous ont lâché quelques mots rapides à la puberté. On ne leur a jamais dit qu’on était gays. Pendant des années, ils nous ont mis une pression terrible sur le mariage et les enfants.

«Je vais bien. J’ai accès aux traitements gratuits, ce qui n’est pas le cas dans toutes les régions chinoises. Dans les grandes villes, être homosexuel n’est plus vraiment un problème. La société évolue. Sauf avec les séropositifs.

«J’ai de moins en moins de vie sexuelle. Le rêve, ce serait de vivre une histoire d’amour avec un séropositif. Mais comment je le saurais ? Lui non plus ne le dira jamais.»

(1) Les prénoms ont été modifiés.

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