Politique
Expert - Opportunisme politique et religion en Malaisie

 

Police morale en Malaisie contemporaine

Des Musulmans prient dans une mosquée de George Town, le 30 juin 2016.
Des Musulmans prient dans une mosquée de George Town, le 30 juin 2016. (Crédit : Muhammad Shahrizal / NurPhoto / AFP).

*Voir le rapport « I’m Scared to be a Woman ». Human Rights Abuses Against Transgender Peoples in Malaysia, Human Rights Watch 2014.
La Malaisie se présente comme un pays musulman modéré. Cependant, depuis plusieurs décennies, elle a adopté une orientation nettement conservatrice. Les questions de moralité, toujours associées à la religion, donnent un prétexte à l’Etat pour s’ingérer toujours plus dans la vie privée de ses citoyens. Les femmes et les minorités sexuelles – comme les transgenres* – sont les premières à souffrir des multiples réglementations visant à « protéger » l’intégrité morale et religieuse de la population.
*Norani Othman, Zainah Anwar and Zaitun Mohamed Kasim, « Malaysia : Islamization, Muslim politics and state authoritarianism », in Norani Othman (ed.) Muslim Women and the Challenge of Islamic Extremism, Sisters in Islam 2013, p. 96.

**Norani Othman, Zainah Anwar and Zaitun Mohamed Kasim, « Malaysia : Islamization, Muslim politics and state authoritarianism », in Norani Othman (ed.) Muslim Women and the Challenge of Islamic Extremism, Sisters in Islam 2013, p. 96-97.

La moralité devint réellement une « affaire d’état » dans les années 1980 lorsque le Cabinet du Premier Ministre intégra plus de 100 ulama dans le personnel administratif du Jabatan Kemajuan Islam (Departement for Islamic Advancement Malaysia) ainsi que 715 au Ministère de l’Education. Cette intégration de savants religieux eut un rôle fondamental dans la standardisation de l’islam malaisien sur une modèle neo-conservateur*. Parallèlement à l’intégration de religieux au sein de l’administration, le gouvernement mit en place un Technical Syariah and Civil Law Committee. Ce dernier fut à l’origine de documents : le Syariah Criminal Enactment (1995) et le Syariah Criminal Offences Act (1997) dont le but fut de définir tout ce qui pouvait être considéré comme un crime et au regard de la loi islamique, mais aussi de réguler la « moralité » des Musulmans**.
*Norani Othman, Zainah Anwar and Zaitun Mohamed Kasim, « Malaysia : Islamization, Muslim politics and state authoritarianism », in Norani Othman (ed.) Muslim Women and the Challenge of Islamic Extremism, Sisters in Islam 2013, p. 99.
Plusieurs clauses de ces deux documents définissent ce qui est « moral » et ce qui est « péché ». Il existe par exemple des clauses particulières pour la punition des individus convaincus de consommation d’alcool en public, du non-respect du jeûne pendant le mois du Ramadan et de khalwat – la promiscuité entre un homme et une femme non apparentés et non mariés*.

Parallèlement à cela, des institutions comme le JAWI (Jabatan Agama Islam Wiliayah Persekutuan ou Federal Territories Islamic Department) et le JAIS (Jabatan Agama Islam Selangor ou Selangor Islamic Religious Department), le Majlis Fatwa Kebangsaan (National Fatwa Council) furent investies – entre autres – de la possibilité de réguler la moralité.

Il faut noter à ce propos que les fatwa jouent un rôle non négligeable dans la régulation de la moralité, la criminalisation des comportements jugés comme contraires à la morale, ou contraires à la religion et sur le contrôle de la vie privée des Malaisiens musulmans. Rappelons qu’une fatwa est un avis religieux émis par une institution, comme le Majlis Fatwa Kebangsaan, ou un mufti. Les fatwa ne sont pas une condamnation au sens propre du terme, et toutes ne sont pas adoptées : les Etats sont libres de les adopter ou non. Cependant, celles qui sont entrées en vigueur ne peuvent être remises en question : il est illégal de les contester. De plus, une fatwa, même non adoptée, continue à avoir un impact non négligeable sur le mental des Musulmans ordinaires.

*Azmyl Md Yusof, « Music subcultures and ‘morality’ », in Yeoh Seng Guan (ed.) Media, Culture and Society in Malaysia, Routledge : 2010, p. 183.
Les exemples de raids et de fatwa abondent. Bien que fréquemment largement relayées par la presse, de nombreuses opérations affectant la vie de Malaisiens ordinaires ont eu lieu sur une base régulière et ne font pas l’objet d’une couverture médiatique. Durant cette dernière décennie, parmi les faits largement couverts par les médias, on peut relever les raids par les autorités religieuses du Kedah, avec l’aide de la police, pendant des concerts de groupes Black Metal entre 2001 et 2005*. On peut aussi mentionner l’arrestation d’un transgenre par les autorités religieuses de Taiping (Perak) en 2005 ; les opérations de surveillance par le Pasukan Gerak Khas Belia 4B menées à l’encontre des jeunes couples musulmans à Malacca au cours de la même année ; le raid opéré par le JAWI dans la boîte de nuit Zouk en Janvier 2005, suivi de l’arrestation et l’humiliation d’une centaine de jeunes musulmans.
En ce qui concerne les fatwa, on peut aussi relever la fatwa contre la pratique du yoga par les Musulmans en 2008 ; une fatwa contre la participation des Musulmanes au concours de Miss Malaysia World 2013… Du point de vue des autorités responsables des raids, les arrestations et fatwas, toutes ces opérations n’ont pour autre but que d’empêcher la dégradation morale des Musulmans. Du point de vue des victimes de ces opérations, cela s’apparente plus à une intrusion dans leur vie privée et une atteinte aux libertés.

La presse officielle en langue malaise se fait l’écho de multiples raids ou actions organisés à l’encontre d’individus ayant transgressé les règles morales (et par conséquent religieuses), contribuant ainsi à maintenir les Malaisiens, et particulièrement ceux d’obédience musulmane, dans un climat de crainte et d’hypocrisie.

*Norani Othman, Zainah Anwar and Zaitun Mohamed Kasim, « Malaysia : Islamization, Muslim politics and state authoritarianism », in Norani Othman (ed.) Muslim Women and the Challenge of Islamic Extremism, Sisters in Islam 2013, p. 101.
Il paraît légitime de se demander pourquoi les Malaisiens ne s’insurgent pas contre ces raids et avis juridiques de savants religieux sortis d’un autre âge, ainsi que la répression de leurs libertés sous couvert de morale et de religion.
Comme le souligne l’activiste Norani Othman de l’ONG Sisters in Islam, peu de Musulmans en Malaisie ont le courage de s’opposer aux opérations menées par les autorités religieuses, et ce, même lorsque ces dernières sont criantes d’injustice et témoignent d’une idéologie rétrograde difficilement acceptable. La population a été amenée progressivement à accepter que seules les autorités religieuses avaient le pouvoir de trancher sur ce qui est islamique, et par conséquent moral, et sur ce qui ne l’est pas.
De nombreux individus se convainquirent de leur manque de légitimité pour contester en raison de leur ignorance – réelle ou imaginée – des choses de la religion*.
*Julian C. H. Lee, Islamization and Activism in Malaysia, Singapore : Institute of Southeast Asian Studies, 2010, p. 104.
Voir également le Joint Statement ; Malaysian Against Moral Policing
Il existe donc peu de recours face à la mise en pratique de principes rigoristes peu en accord avec l’évolution et les attentes de la société malaisienne moderne. Cependant, malgré les limites sévères imposées par le gouvernement et les autorités religieuses, on assiste depuis près d’une décennie à une plus grande prise de parole de la part de la population.
Ainsi, le raid de Zouk de 2005 secoua l’opinion publique et une réelle mobilisation se structura. Peu de temps après, plus de 50 ONG et 220 individus formèrent un mouvement, le Malaysians Against Moral Policing, réclamant la révision des lois civiles et islamiques de la Malaisie*. Plus récemment, les membres du mouvement G25 et d’autres ONG cherchèrent à attirer l’attention sur le fait que la participation de la police lors des opérations menées par les autorités religieuses n’est stipulé dans aucune clause du Police Act. Ils remettent également en question la mobilisation des forces de police pour ces opérations de « moral policing » et regrettent que ces dernières ne soient pas plus mobilisées pour réprimer de réels crimes.
Aujourd’hui donc, en dépit de l’absence de changement de politique vis-à-vis de la protection de moralité, les Malaisiens de toutes religions confondues montrent qu’ils sont de plus en plus disposés à se mobiliser pour faire cesser ces pratiques intrusives, répressives et issues d’un autre âge.

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A propos de l'auteur
Analyste/chercheur, spécialiste de l’Asie du Sud-Est, Nicolas Weber a travaillé pendant de nombreuses années sur les minorités et les diasporas en Asie du Sud-Est, et notamment sur les Chams. Il a enseigné l’histoire moderne, le développement politique en Asie du Sud-Est, la société civile et les problématiques liées à l’ASEAN, à l’Université Malaya en Malaisie de 2008 à 2014. Une de ses dernières publications : Histoire de la diaspora Cam (Les Indes Savantes, 2014).
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