En Allemagne, les réfugiés doivent s’intégrer, apprendre la langue, enlever leur foulard et adopter les coutumes allemandes. Moi, j’ai fait l’expérience dans l’autre sens. J’ai essentiellement vécu à l’étranger au cours des vingt-cinq dernières années. Il n’est pas toujours facile de ne pas être un corps étranger quand on n’est pas dans son pays et les défis varient selon les endroits. On se fait rappeler à l’ordre, tripoter, prendre de haut, flatter bassement, tromper et exploiter. J’ai réuni quelques moments clés – une carte personnelle de mon expérience en matière d’intégration.

Se faire rappeler à l’ordre comme un enfant

Singapour, mars 2014, fin d’après-midi, peu avant l’heure de pointe du soir et après l’averse quotidienne, à un petit carrefour. Un monsieur à la chemise amidonnée marche lentement jusqu’à ma voiture et frappe à la vitre. Je baisse la fenêtre, il passe l’index dans l’ouverture et me l’agite devant le nez comme une caricature de maître d’école. “Vous êtes passée alors que le feu pour piéton était vert !” me tance-t-il d’une voix d’une douceur menaçante. J’ai beau faire remarquer que le passage piéton était désert et que la flèche m’autorisait à tourner, rien n’y fait : “Notre réglementation prévoit qu’on s’arrête.”

Quand on est étranger, on se fait souvent rappeler à l’ordre à Singapour, où nous vivions depuis 2003. Ce brave citoyen a tout de même pris la peine de traverser trois voies pour me signaler mon erreur. Je me sens comme un enfant pris en faute – une position désagréable, même si je me sais dans mon droit, et un phénomène quotidien. On n’est pas intégré, on est toléré, parfois plus parfois moins. Plutôt moins ce matin-là : une Ferrari accélère et se dirige sur mes enfants et moi qui avons osé traverser la rue alors qu’elle était encore loin. Je hurle “Stop !” en me jetant sur ma progéniture et le chauffeur aboie : “Toi l’étrangère, tu me dis pas ce que je dois faire !”

Dans les sociétés imprégnées de culture chinoise comme celle de Singapour règne la hiérarchie de l’argent et du pouvoir. L’homme à la Ferrari se considère comme très supérieur à moi : il est plus riche et il est chez lui. Il peut donc renverser une étrangère qui se précipite vers le bus avec ses enfants ; elle n’a même pas de voiture.

Singapour a besoin des expatriés

Cette petite ville-Etat sans ressources propres ne tiendrait pas sans ses plus de 2 millions d’étrangers (plus d’un tiers de la population). Peut-être est-ce pour cela qu’on ne nous aime pas vraiment. On a beau parler couramment chinois et malais ou être capable de pêcher habilement des boulettes de poisson gluantes dans de grands bols, avaler les plats locaux atrocement pimentés sans verser des torrents de larmes, connaître les paroles de l’hymne national et ne pas hurler lors d’une séance d’acupressure des pieds, on reste quand même une pièce rapportée.

Les touristes, c’est super. Les autres moins : les domestiques et les ouvriers venus des pays voisins font le sale boulot et n’ont souvent guère de droits et pas le moindre privilège. Les Occidentaux sont davantage respectés parce qu’ils dépensent plus d’argent ici. Mais plus les problèmes économiques et sociaux se font pressants, plus le vernis du bon accueil s’amenuise et les “Go home !” augmentent.

Une hiérarchie en fonction du pays d’origine

En Chine, où j’ai suivi des études dans les années 1990 et travaillé par la suite, tout étranger s’inscrit dans une hiérarchie des régions du monde et est traité en conséquence. Si on vient d’un pays riche ayant de l’influence, on vous flatte ; si les Chinois se sentent supérieurs, ils vous traitent avec le plus grand mépris.

A Shenyang, au fin fond du Nord-Est, il n’y avait pratiquement pas d’étrangers à l’époque. Selon l’espèce à laquelle les passants pensaient que j’appartenais, ils étaient aimables ou grossiers. Combien de fois n’a-t-on pas attrapé mes cheveux roux par curiosité et par manque de respect. Le pire, c’était pour les Africains. Les Chinois peuvent être extrêmement racistes. Ils flairaient l’air d’un air dégoûté ou frottaient du doigt la peau sombre des étudiants étrangers pour voir si la “saleté” allait partir.

Seuls les jeunes recherchaient délibérément le contact avec les étrangers. “Je peux apprendre l’anglais avec toi ?” nous demandaient-ils au resto U, ou alors, ce qui était encore plus risqué si peu de temps après le massacre de la place Tian’anmen : “Tu peux m’expliquer ce qu’est la démocratie ?” La plupart des autres en revanche nous considéraient avec méfiance mais ne rataient pas une occasion de nous arnaquer jusqu’au trognon.

Tout cela a changé. La Chine est aujourd’hui ouverte sur le monde et bien plus consciente de sa valeur. On le voit entre autres à la façon dont elle traite les étrangers. Plus de trace de soumission, au contraire.

Toujours s’adapter aux habitudes locales

Quand on vit dans un pays étranger, on s’efforce de se fondre dans la masse. Exactement comme les Allemands l’attendent des étrangers vivant chez eux. C’est ainsi qu’en Afghanistan, où je me suis rendue plusieurs fois comme reporter après le 11 septembre 2001 et le début de l’intervention allemande, je dissimulais toujours mes cheveux sous une écharpe. Si j’avais fait autrement, je me serais distinguée, mes cheveux “nus” auraient été un affront de même qu’une femme en burqa a quelque chose d’insultant pour de nombreux Allemands.

J’ai dû souvent délibérément oublier mes habitudes et mes codes de politesse et faire l’inverse de ce que ma mère m’avait enseigné. En Asie, il est très grossier de regarder les personnes âgées dans les yeux. En Afrique de l’Ouest aussi. En Chine, il ne faut pas finir les plats sinon on donne l’impression à l’hôte qu’il n’a pas servi assez à manger. On loue la pâleur de la peau et on louait jadis l’embonpoint de ses connaissances. Dire à quelqu’un “Tu as grossi” était jadis un compliment ; cela aussi a changé, depuis que les canons de la beauté se sont mondialisés et que les bourrelets n’ont plus rien à voir avec la prospérité. Bref, il faut tout réapprendre.

On s’adapte et on joue le jeu. On souhaite autant que possible nager avec le courant, ne choquer personne. Et on l’apprend à ses enfants. Et maintenant, après des décennies à parcourir le vaste monde, nous nous installerons à Hanovre cet été. Je me demande si nous réussirons à nous intégrer.