ÉGALITÉ - L'ambiance est joyeuse au Roi du café à Aubervilliers ce mardi 19 juillet en début de soirée. Une vingtaine de femmes s'y sont donné rendez-vous. Le patron est à leurs petits soins, il court à droite et à gauche pour apporter de nouvelles tables et prendre les commandes.
L'une d'elles lui demande: "Vous avez des glaçons?". "Non, ici, il n'y a que des garçons", répond-il. La blague fait rire la grande tablée. Et pour cause, autour d'elle, les clients ne sont que des hommes, visiblement alanguis par la chaleur.
Elles rient aussi parce que, l'air de rien, ce jeu de mots en dit long sur leur combat. Voilà cinq ans, un petit nombre d'entre elles a réalisé qu'elles n'osaient plus rentrer dans les bistros d'Aubervilliers en Seinte-Saint-Denis, parce qu'ils n'étaient occupés que par les hommes. Elles ont créé le collectif Place aux femmes pour réinvestir ces endroits. A plusieurs, elles se sentaient la force d'aller braver les regards obliques. Depuis, elles se réunissent tous les quinze jours dans un café différent et "occupent l'espace public", comme elles disent.
"Tout le monde nous connaît à Aubervilliers, s'amuse Monique, professeure d'allemand à la retraite et fondatrice du collectif (au premier plan à droite), quand les cafetiers nous voient arriver, ils savent ce qu'on veut."
L'heure du bilan
Elles revendiquent peu de choses, juste le droit de s'asseoir à un café. En sécurité. La précision est de taille. Selon Monique, 60 cafés ont reçu leur visite, sur les 200 que compte la ville. 8 ont été labellisés, c'est-à-dire qu'ils ont souscrit à une charte stipulant:
L'affiche que les cafés labellisés doivent coller sur leur devanture. Récemment, deux étrangères en vacances se sont installées au comptoir de l'un de ces bars, après avoir vu l'affichette, d'après le patron du bistrot en question.
"On a été mal reçues la première fois, avec des hommes qui nous barraient l'accès à la terrasse, se souvient Maguy, 58 ans, formatrice de taxis. Ces endroits où on peut se poser tranquillement, on les a gagnés à la force de nos poignets... et des chaises sur lesquelles on s'est assises sans rien demander à personne".
Outre ces résistances, la majorité des patrons de bar a accueilli le collectif avec sympathie. Monique raconte l'entrée à La Planète Bleue: "Ça été un gros choc pour le patron. On est arrivées à 7 ou 8 femmes, il nous regardait avec de grands yeux pendant qu'on s'intallait. Au fur et à mesure de la conversation, il nous a invitées à boire un thé à la menthe, et des messieurs attablés à côté nous ont proposé de jouer aux dominos."
Avant que Place aux femmes ne prenne les choses en main, "les patrons de café n'avaient pas toujours conscience de l'omniprésence des hommes, résume Maguy. Et les femmes ressentaient beaucoup d'appréhension".
L'autre victoire, c'est le nom donné à une petite place d'Aubervilliers, tout près du Roi du café, à l’angle de la rue Henri-Barbusse et de la rue des Postes. Elle s'appelle désormais "Place des Femmes". "C’est nous qui l’avons réclamée, racontent Monique, Maguy et les autres."
Depuis les succès de Place aux femmes, d'autres collectifs tentent de redonner aux femmes de la visibilité dans l'espace public. A Villiers-le-Bel (95), à Pantin (93), ou à Dugny (93).
Hommes engagés
La mixité dans les cafés, des hommes aussi la réclament. Plusieurs ont confié au collectif ne pas apprécier l'ambiance des bars unisexes. "A ceux-là, j'envoie la liste des cafés labellisés", explique au HuffPost Linda, la trentaine, ancienne habitante d'Aubervilliers. D'autres hommes encore ont souhaité s'associer au collectif. "On a toujours dit non, réplique Maguy, parce que notre combat est de montrer que des femmes seules peuvent s'installer à une terrasse de café sans éveiller des fantasmes absurdes. Elles ne sont pas forcément à la recherche d'un homme. Il va bien falloir que cela rentre dans la tête de chacun."
Les accompagnateurs les plus efficaces de ce mouvement sont les patrons de bar. Nafa Zanoun, au Roi du café, explique au HuffPost:
A la droite de Nafa Zanoun, le patron du Roi du café, un écriteau: "En entrant dans les cafés, on défend la mixité".
"L'inégalité est un impensé"
Le collectif a aussi éveillé la curiosité d'intellectuelles engagées sur les questions féministes, à l'instar de Chris Blache, consultante en socio-ethnographie, co-fondatrice et coordinatrice du think-tank Genre et Ville, qui suit l'évolution de ces actions depuis le début.
"La question de l'inégalité dans l'espace public est un impensé, Place aux femmes l'a mis en lumière, explique-t-elle au HuffPost. Mais elles ont encore beaucoup de travail. Prenez la flânerie. Les femmes flânent moins que les hommes. Elles marchent trop souvent avec un objectif."
"Double peine"
Les femmes d'Aubervilliers ont conscience de l'ampleur de la tâche qui leur incombe. Mais elles préfèrent s'en amuser: "Il y a 200 cafés dans la ville. Mais on est plus de 200 femmes dans le collectif, on vaincra!". Deux membres du collectif, Nadia, 61 ans, également membre de Femmes sans voile, et Moufida, 50 ans, expliquent que certaines femmes françaises d'origine maghrébine n'osent pas encore rentrer seules dans de nombreux cafés: "Pendant le ramadan, ce n'est même pas la peine d’imaginer qu'elles s'asseyent et commandent à boire. Pour elles, c'est la double peine."
Des propos que la majorité des membres du collectif réfutent vertement. "Dans les bars tenus par des Portugais, le machisme est le même", rétorque Ofélia, 49 ans, auxiliaire de vie.
La socio-ethnographe Chris Blache tempère aussi le constat de Nadia et Moufida: "Que l'espace public appartienne davantage aux hommes qu'aux femmes tient du structurel avant que le culturel ne vienne ajouter sa part." Autrement dit, les sociétés ont toujours favorisé cette inégalité, quelle que soit leur culture.
Juste un peu de temps pour soi
Le combat féministe est universel. Si une femme désire boire un café en terrasse, elle doit se dégager du temps, donc déléguer ses tâches du quotidien (enfants, ménage, courses...). Et sur le terrain, les résistances sont nombreuses. Le collectif déplore d'ailleurs n'avoir pas réussi à toucher des femmes d'origine asiatique ou d'Afrique noire. "Le café n’est pas pour elles un enjeu d’égalité,", se demande Maguy.
"Nous devons rester modestes et patientes, conclut Monique, nous n'avons pas encore modifié tous les comportements dans l'espace public, nous avons juste changé l'image des femmes au café. Soyons-en fières."