Depuis 1991, [l’institut de sondage] Gallup demande aux
Américains ce qu’ils pensent de la France. Les Américains sont généralement
bien disposés à l’égard des autres démocraties libérales de l’Ouest. Mais, en
2003, après l’opposition de la France à la guerre en Irak, seuls 34% des
Américains disaient avoir une opinion favorable de l’Hexagone. Soit, à peu de
chose près, le score de l’Arabie Saoudite ou de Cuba.

Il aura fallu plus de dix ans, mais la cote d’amour de la
France aux Etats-Unis a fini par se redresser complètement pour atteindre le
chiffre considérable de 78 % d’opinions favorables
. Soit (beaucoup) plus du
double de son plus bas historique. Son président, François Hollande, a d’ailleurs semblé 
faire allusion à cette embellie en glissant un bon mot mardi
soir [le 11 février] au dîner officiel de la Maison-Blanche : “Nous aimons les Etats-Unis et vous aimez les Français, mais vous ne le
dites pas toujours parce que vous êtes timides.”L’humour ethnique antifrançais

Les dispositions des Américains à l’égard de la France ont-elles
vraiment changé ? Je n’en suis pas sûr. Les plaisanteries sur les Français – une forme d‘ “humour ethnique” qui serait un motif de licenciement si
elle faisait référence à tout autre peuple mais qui est largement acceptée aux
Etats-Unis – existaient bien avant 2003 et l’affaire des “freedom fries”.

Même dans les années 1990, à l’époque où les Américains affichaient
des opinions très positives à l’endroit de l’Hexagone, la francophobie était loin
d’avoir disparu. Les Simpson ont parfaitement résumé l’opinion américaine vis-à-vis
de la France en 1995 en traitant les Français de cheese-eating surrender monkeys [littéralement : singes capitulards
bouffeurs de fromage], une locution qui est restée depuis et qui a même fait
son apparition à deux reprises dans le dictionnaire de citations Oxford. En 1945 déjà, l’armée américaine
distribuait des brochures aux soldats sur le point de débarquer en France intitulée “112 gripes about the French”
[112 griefs à l’endroit des Français] et censée endiguer
une francophobie jugée endémique.

Comme je l’ai écrit dans The
Atlantic
dans un article paru en 2012 – inspiré par les commentaires
politiques selon lesquels Mitt Romney avait commis une grave erreur en glissant,
au détour d’une phrase, que la France était un pays agréable – l’hostilité des
Américains à l’égard de la France et des Français est si profondément enracinée
- et si déroutante - qu’elle a donné naissance à une microlittérature
universitaire visant à en établir l’origine.Il ne peut y avoir qu’un numéro un

Certains de ces travaux soutiennent que les éléments censés
rapprocher la France et les Etats-Unis - des valeurs culturelles partagées, des
régimes politiques quasiment identiques, un passé militaire commun au Vietnam
et dans les guerres mondiales - ne font en réalité que creuser le fossé qui les
sépare.

Les systèmes politico-culturels américain et français sont
universalistes, ce qui veut dire que chacun de nous part du principe que son
système est si parfait que le reste du monde devrait l’adopter. Et nos deux
pays se posent en inventeurs et en champions de ces idéaux démocratiques. Or, il
ne peut y avoir qu’un seul numéro un. Etant fondamentalement exclusifs, les
postulats français et américains peuvent entraîner un sentiment très réciproque
de rancœur et de dédain. La paternité de cette thèse dite “des deux
universalismes” est attribuée aux universitaires français Pierre
Bourdieu et Stanley Hoffman.

L’historien [français] Justin Vaïsse, à l’inverse, défend
l’idée que c’est l’absence de communauté franco-américaine forte et soudée qui
explique l’enracinement profond de l’hostilité antifrançaise des Américains. Si
l’on éprouve aussi peu de honte à brocarder les Français, analyse-t-il, c’est parce
qu’il n’y a pas grand monde qui en prendrait ombrage aux Etats-Unis.

Aucun événement ou dynamique ne peut expliquer cette hostilité
curieusement tenace entre deux sociétés qui ont tant de points communs. Je suis
toujours surpris de l’importance que l’on accorde aux efforts consentis par la
France après la Seconde guerre mondiale pour concilier son passé de grande
puissance et son nouveau statut nettement plus modeste. La France a été l’une
des grandes puissances mondiales pendant plus de 200 ans, faisant jeu égal avec
les empires britannique et ottoman, et a peut-être même été la plus grande l’espace
de quelques années, aux grandes heures de l’époque napoléonienne.La domination anglo-saxonne

La Seconde guerre mondiale et la disparition du colonialisme
européen qu’elle a entraînée n’ont pas seulement humilié la France et affaibli
son pouvoir. Ces événements ont également rebattu les cartes à l’échelle
mondiale, reléguant la France à un statut de second ordre dont elle risque de
ne plus jamais se défaire. La guerre froide a divisé la planète en deux blocs,
l’Est et l’Ouest, cette dernière région étant dominée par la Grande-Bretagne et
les Etats-Unis. La France voyait ces deux pays comme les deux facettes d’une
même pièce anglo-saxonne ; à ses yeux, l’alliance occidentale n’était pas
un partenariat d’égal à égal entre les puissances occidentales, mais une forme
de domination du monde anglophone. L’Hexagone avait l’impression d’être
dépossédé de son statut de grande puissance.

Ce qui l’a amenée à concevoir, dans les années 1950 et jusqu’au
début des années 1970, une politique extérieure qui écartait délibérément les
autres pays occidentaux, en particulier les Etats-Unis. En 1966, elle s’est
retirée du commandement intégré de l’OTAN et a fait fermer le siège de
l’organisation à Paris, déclenchant une crise au sein de l’alliance occidentale
à une époque marquée par de vives tensions entre les deux blocs. La France ne veut pas être un acteur de seconde catégorieElle a aidé
Israël à mettre sur pied un programme nucléaire dans le dos des autres pays
malgré les protestations insistantes des Américains. Charles De Gaulle a même qualifié
le programme nucléaire français de “stratégie
de défense dans toutes les directions” et a fait circuler ses ogives
dans le pays en permanence, laissant ainsi entendre qu’il était prêt à s’en
servir pour se “défendre”
contre d’autres pays occidentaux.

Et le feuilleton a continué. Si la France ne pouvait pas reprendre
possession de son statut passé, elle pouvait au moins faire savoir à ses
citoyens et au monde qu’elle n’était pas un acteur de seconde catégorie à la
botte d’un ordre occidental gouverné par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne.
Elle n’était peut-être plus une grande puissance, mais elle avait encore son
propre pouvoir.

Le succès des saillies antifrançaises des Simpson n’est sans
doute pas lié à l’hostilité des Américains vis-à-vis de la politique nucléaire
française du général de Gaulle. Mais les quelque vingt années qui viennent de
s’écouler, marquées par des tensions franco-américaines bien réelles et par les
efforts volontaristes de la France pour se démarquer d’un ordre occidental
dominé par les Etats-Unis, ont peut-être contribué à insinuer l’idée selon
laquelle la France occupe une place véritablement singulière. Même s’il est probable
que cette singularité ne soit pas celle que souhaitaient des gens comme De
Gaulle. Or cette vision de la France pourrait perdurer.Ci-dessous : une vidéo de Gallup détaillant l’opinion des Américains sur les pays du monde (en anglais)