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Le procès des journalistes, par les journalistes

En pleine année électorale où les médias sont soit enterrés sous les critiques soit tenus à distance, une quarantaine de journalistes américains ont regardé leur milieu, les yeux dans les yeux, pour savoir pourquoi tout va si mal.

Publié le 27 juillet 2016 à 14h55, modifié le 27 juillet 2016 à 15h53 Temps de Lecture 8 min.

Les locaux du « New York Times », en 2011.

Les médias américains ont été, encore plus que d’habitude, attaqués pendant la campagne des primaires. Chaînes de télévision, journaux, sites et radios sont accusés à la fois d’avoir « manqué » l’émergence de Donald Trump et d’avoir « créé » le personnage en en parlant toute la journée.

Ils sont régulièrement pris à partie par ce même candidat et, lorsqu’il s’agit d’Hillary Clinton, ils sont soigneusement tenus à distance (la dernière fois qu’elle a tenu une conférence de presse remonte à décembre 2015). Pendant ce temps, la rue accuse les médias de ne pas couvrir suffisamment le mouvement Black Lives Matter (« les vies noires comptent »)…

L’année qui vient de s’écouler, si elle pose beaucoup de questions sur le fonctionnement de la presse américaine, s’inscrit dans la continuité d’une longue et profonde crise. Les revenus de la publicité sur papier s’effondrent depuis 2009, ce qui a obligé les titres qui n’ont pas pu s’adapter à fermer. Selon le Pew Research Center, au moins cent quotidiens ont cessé d’exister entre 2004 et 2015. En 2006, 55 000 journalistes travaillaient pour la presse écrite. Ils ne sont plus que 31 000 aujourd’hui, et, pour la première fois, la majorité exerce ce métier pour des publications en ligne.

Personne n’hésite à dire ce qu’ils pensent des journalistes et de leur milieu, mais qu’en pensent les journalistes eux-mêmes ? New York Magazine a posé la question à une quarantaine d’entre eux pour savoir « quels sont les pires défauts » des médias. Si cet article décrit une presse au bord de la falaise, c’est parce que les auteurs ont été en partie rattrapés par un biais caractéristique de la profession : seules les mauvaises nouvelles leur ont paru dignes d’être racontées. L’intégralité des interviews est disponible sur le site du New York Magazine et un sondage à l’échantillon plus large est ici.

  • Les journalistes veulent avoir leur place dans le débat public, et cela les aveugle

Pour Glenn Greenwald, ancien du Guardian, un des journalistes derrière les documents fournis par Edward Snowden et fondateur de The Intercept, les médias sont aveuglés par leur désir de « prendre part » au débat, dicté en l’occurrence par les deux grands partis politiques (démocrate et républicain), en passant sous silence les sujets qui font consensus.

« Je pense que beaucoup de décisions éditoriales sont faites inconsciemment – la plupart des journalistes pensent qu’ils ne prennent pas de décision sur ce qui mérite d’être couvert ou pas, que leur média couvre tout ce qui est digne de l’être », explique-t-il.

« Mais ce n’est tout simplement pas le cas, il y a un grand nombre de choses qui mériteraient d’être racontées et qui sont systématiquement ignorées par les grands médias. Un phénomène majeur est que les journaux politiques, en particulier, voient tout à travers un prisme partisan. (…) Si un sujet fait consensus entre les deux partis, (…) ce qui est bien plus fréquent qu’un désaccord, cela tend à être complètement ignoré. Prenons le soutien des Etats-Unis à Israël, ou l’idée que les Etats-Unis doivent rester la plus grande puissance militaire au monde, ou qu’il faut continuer à pratiquer l’incarcération de masse, ou même le maintien des politiques économiques libérales, tous ces sujets qui ont le soutien des deux partis. Ils tendent à être complètement exclus de n’importe quel débat médiatique. (…) »

  • Les journalistes réduisent la complexité à des récits simplistes

Bill Keller : « On a écrit beaucoup de choses sur le fait que la chute de Kadhafi marquait la fin d’un problème et le début d’un temps plus apaisé. Mais cela s’est révélé complètement faux. »

Bill Keller, rédacteur en chef du Marshall Project et ex-rédacteur en chef au New York Times, se rappelle de sa correspondance à Moscou entre 1986 et 1991, à l’époque où les médias ne voulaient pas « prendre Gorbatchev au sérieux », pensant que le régime soviétique était « un monolithe qui ne changerait jamais ». Cette expérience lui a permis de rester prudent quand d’autres pensaient que les « printemps arabes » seraient victorieux.

« Les reporters de terrain ne sont pas immunisés non plus contre cela. Il y a quelque chose de sincèrement excitant dans le fait de voir des gens qui n’ont jamais pu voter pour quoi que ce soit faire la queue pour la première fois devant un bureau de vote. C’est très émouvant. Mais ni en Russie ni en Afrique du Sud cela n’a signifié une réelle embellie. On a écrit beaucoup de choses sur le fait que la chute de Kadhafi marquait la fin d’un problème et le début d’un temps plus apaisé. Mais cela s’est révélé complètement faux. »

  • Les journalistes se lassent vite, surtout des bonnes nouvelles

Jonathan Chait (New York Magazine) fait remarquer que Barack Obama est à peine à 50 % d’opinions favorables dans les sondages alors qu’il a réalisé la plupart des grandes réformes qu’il avait promises après deux mandats. Cette déconnexion entre la perception du bilan et sa réalité viendrait du fait que les médias ne s’intéressent qu’au court terme, alors que ces projets s’inscrivent dans le très long terme.

« Il y a deux sortes d’histoires sur le président : le conflit politique, ou bien le désastre et le scandale. Ces deux sortes d’histoires ont en commun le fait que, presque par définition, elles constituent une bonne histoire seulement si elles sont mauvaises pour lui. Une histoire, c’est un conflit ou un problème. (…) La seule forme d’information qui sorte un président de cette dynamique, c’est quand le désastre ou le conflit oppose les Etats-Unis à une menace extérieure. Mais, là encore, un effet paradoxal fait qu’on finit par punir le succès. (…) Les chiffres d’approbation d’Obama ont augmenté après l’élimination d’Oussama Ben Laden, mais pour une période plus courte que pour Bush après le 11-Septembre. Précisément parce que la menace avait été éliminée. »

  • Les journalistes ont des arrangements avec leurs sources

Daniel Okrent, ancien rédacteur en chef du New York Times, rappelle que les sources anonymes sont le premier sujet de plaintes de lecteurs, qui estiment qu’une source qui ne dit pas son nom peut être deux choses : une pure invention, ou bien quelqu’un qui manipule le journaliste. « Et la deuxième option est souvent vraie », précise-t-il. « On maintient un mythe sur la manière dont fonctionne le journalisme », poursuit Marc Ambinder, grand reporter à The Week.

« La réalité, c’est que souvent un article est amélioré en en montrant des extraits à des sources avant qu’il soit publié, et en leur demandant « c’est bien comme ça ? ». Et la source peut répondre, « non », et on peut lui demander « très bien, qu’est-ce qui ne va pas ? ». Et la source peut parler encore, donner d’autres informations. (…) Cette pratique est omniprésente chez les bons journalistes. On n’est pas censés expliquer ces choses-là, parce que le journalisme, comme n’importe quel métier, est une corporation. On aime prétendre que tous les articles que l’on écrit sont produits comme dans le film Les Hommes du président. »

  • Les journalistes connaissent mal leur public (et leur pays)

Plusieurs journalistes interrogés décrivent une normalisation des profils dans les rédactions, où presque tous les journalistes se ressemblent, ont la même manière de penser, le même parcours et les mêmes préjugés. « Environ 70 % des gens qui touchent des bons alimentaires sont blancs. Mais dans un article sur les minima sociaux, on va interviewer une mère de famille noire, obèse et au chômage. Or, statistiquement, le profil type est plutôt une femme blanche, à la campagne, avec un travail », explique Soledad O’Brien, ancienne présentatrice à CNN.

  • Le phénomène médiatique de Donald Trump – et l’inefficacité relative du « fact-checking »

Cette méconnaissance du pays est l’une des réponses que l’on peut apporter au « phénomène Trump » qui est l’une des obsessions des médias américains.

Cette méconnaissance du pays est l’une des réponses que l’on peut apporter au « phénomène Trump » qui est l’une des obsessions des médias américains. Ont-ils créé ce phénomène pour générer de l’audience ? Donald Trump, sa rhétorique simpliste et son agressivité permanente vis-à-vis des médias ont-ils au contraire poussé les médias à plus de professionnalisme ?

« Les médias n’ont pas créé Trump », pense Dean Baquet, actuel rédacteur en chef au New York Times. « Je ne pense pas que les médias aient manqué une information sur Trump, ou échoué à analyser Trump, c’est une critique ridicule. La critique valide, c’est de savoir si les médias ont compris les circonstances dans lesquelles tant d’Américains ont été amenés à voter pour lui. C’est toujours difficile de prendre le pouls du pays. »

Il n’y aurait pas réellement eu de « surcouverture » du candidat Trump, selon David Simon, ancien journaliste au Baltimore Sun et créateur de la série « The Wire ». « Cette critique vaut pour la campagne avant les primaires du New Hampshire, mais depuis cette date, il est en tête chez les républicains. En tant que tel, il reçoit une attention légitime. »

En revanche, de nombreux journalistes s’accordent à dire que le « fact-checking » des « mensonges évidents » du candidat républicain est resté inefficace. Selon Michael Hirsch, du magazine Politico, « il a bien mieux réussi à nous exploiter que nous n’avons réussi à exposer ses mensonges ». « Le génie de Donald Trump est qu’il sait comment changer de sujet, ajoute Bill Keller. “Ils veulent parler d’impôts ? Je vais insulter quelqu’un, comme ça, on ne parlera pas des impôts mais de ma femme.” Il comprend le fonctionnement du journalisme. Il comprend que les journalistes peuvent être comme un banc de poissons, ils se mettent en formation très vite, pour poursuivre le même petit appât brillant. »

  • Les réseaux sociaux dominent le marché de l’information

« Le pouvoir qu’a Facebook de définir ce qui est une information et ce qui n’en est pas est sans précédent dans l’histoire des médias modernes », explique Frank Rich, du New York Magazine. La disponibilité des informations en ligne, sur les fils des réseaux sociaux, fait que chacun choisit désormais « les informations qui lui plaisent ».

« Mais cela a aussi revigoré les choses », écrit le New York Magazine, puisque dans l’abondance des informations, « les lecteurs cherchent et trouvent la source la plus sûre », selon M. Rich. La révolution numérique a également « diversifié les voix » du journalisme, selon Ariana Huffington, la fondatrice du Huffington Post, en y laissant entrer des blogueurs, des vidéastes découverts sur YouTube… La « balkanisation » des médias permet aux lecteurs de trouver ce qu’ils veulent, mais « cela ne signifie pas qu’ils ignorent ce que pense le camp d’en face », conclut le New York Magazine.

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