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Témoignage

«Je ne me vois pas vivre dans cette Turquie-là»

Après le putsch raté de juillet, un Franco-Turc installé depuis deux ans à Istanbul raconte les raisons de son prochain retour en France. Un chemin que sa belle-famille, alévie et kurde, va également suivre.
par Célian Macé, Envoyé spécial à Istanbul
publié le 28 juillet 2016 à 13h25

Le lieu est un poil kitsch. Marc (1) travaille dans une boutique d’événementiel : confiseries, décorations, guirlandes de fleurs et tout le tralala. Au milieu de ce décor chargé, l’entreprise familiale – créée par ses beaux-parents il y a vingt-cinq ans – tourne bien : à Istanbul, on ne badine pas avec les mondanités, les réceptions se font en grande pompe. Pourtant, le 16 juillet, au lendemain du coup d’Etat raté contre le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, Marc et toute sa famille ont subitement décidé de tout vendre et de quitter le pays.

A la fois kurdes et alévis, ils représentent une double minorité (ethnique et religieuse) en Turquie. Au moment du putsch, ils étaient en vacances au bord de la mer. «Quand on est rentré, on a vu des gens crier "Allah Akbar" sur le pont. D'autres portaient des machettes dans les rues. Ce coup d'Etat, ça a été un déclic. Je ne me vois pas vivre dans cette Turquie-là, raconte Marc, qui est venu s'installer ici il y a deux ans, après son mariage. On s'est dit que c'était le moment de partir. J'ai la double nationalité, franco-turque, donc ça va aller vite. On attend juste les papiers pour ma femme.»

La décision a donné lieu à deux conseils de famille. Pour les beaux-parents, notamment, qui sont nés à Istanbul et ne parlent pas français, l'exil est un choix douloureux. Certes, le couple, de gauche, appartient à la riche bourgeoisie libérale de la ville et financera sa réinstallation en vendant son entreprise, mais il leur faudra «tout de même repartir de zéro», précise Marc. Leurs deux plus jeunes enfants, étudiants, viennent aussi. Ils vont tenter d'intégrer l'université française. «Même eux n'imaginent pas d'avenir ici, explique-t-il. Ils voient leurs amis sur Facebook partir dans des délires islamistes. Que vont-ils se dire? Il n'y a pas beaucoup de dialogue possible dans ces cas-là.»

«Violence intime»

Selon lui, sa famille ne représente pas un cas isolé. Les départs de Turquie seraient assez nombreux, bien que le plus discret possible – eux-mêmes n'ont pas encore annoncé aux employés que la boutique allait être vendue. «Ceux qui ont les moyens partent, assure-t-il. Il faut le faire avant qu'il soit trop tard. Je n'ai pas été agressé ou menacé physiquement, mais on sait désormais que ça peut aller très vite : en une heure, tout peut basculer. C'est ce qui s'est passé la nuit du putsch quand les soldats ont été lynchés. Ça me fait peur. Tout le monde connaît son voisin. La prochaine fois, il est possible que nous soyons visés directement. Par le passé, ils avaient l'habitude de mettre un signe sur les maisons alévies pour les attaquer…»

La montée en puissance de l'AKP, le parti islamo-conservateur au pouvoir, a peu à peu imposé la religion à tous les étages de cette république officiellement laïque. «L'enseignement, la police, la justice… jusque dans les affaires, on le ressent », explique Marc. Sa famille a récemment perdu plusieurs gros contrats : des fournisseurs très conservateurs ont refusé de continuer à faire du commerce avec des alévis. C'est aussi «une violence intime» que de voir l'espace public «s'islamiser», déplore-t-il.

Depuis quatre jours, sur Internet, Marc cherche un logement, un travail, remplit des formulaires pour installer toute sa famille à Paris. Ces démarches, dans l'urgence, ressemblent à une «fuite», avoue-t-il. Comme s'il s'agissait de quitter à la hâte un pays en guerre. La Turquie n'en est pas là, mais, selon lui, le putsch raté a été un tournant: «On n'a plus rien à faire dans ce nouveau pays.»

(1) Le prénom a été modifié

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