La folle histoire du corps connecté, des bidouilleurs aux joggeurs du dimanche

La folle histoire du corps connecté, des bidouilleurs aux joggeurs du dimanche

Bracelet connecté, appli pour évaluer son sommeil, sa course : l’injonction à la mesure de soi est omniprésente. « Quantified Self, les apprentis sorciers du moi connecté » donne à comprendre cette quête immémoriale.

Par Delphine Cuny
· Publié le · Mis à jour le
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C’est l’été, vous avez décidé de vous remettre au sport. Et pour apprécier vos progrès, les fruits de vos efforts, et parader un peu sur Facebook, vous vous êtes équipé d’un bracelet ou d’une montre connectés (on en trouve à partir de 40 euros), ou vous avez tout simplement téléchargé une appli mobile.

C’est officiel, vous faites partie des « quantifieurs », des « self-trackers » qui suivent leur propre activité. Et peut-être bientôt, si vous devenez aussi accro que Manuel Valls (enfin, presque), un radical « lifelogger », archivant les moindres détails de son quotidien.

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« Connais-toi toi-même »

Une mode qui passera, des gadgets de geek bobo ? « C’est la révolution qu’on n’a pas vue venir », celle de la donnée, écrit Henri Verdier, le directeur interministériel du numérique et administrateur général des données de la France, qui signe la préface de « Quantified Self, les apprentis sorciers du moi connecté ». Le phénomène pénètre « les sphères les plus intimes du corps et du désir » et pourrait redéfinir la médecine mais aussi faire peser « une menace sur la vie privée et sur le libre arbitre ».

Making-of
Envie de parler d’autres choses que de « Pokémon Go » ou du Morandinigate à l’apéro  ? Nous vous invitons à une série de lectures estivales qui décryptent la société numérique. Des ouvrages récents, d’autres moins, qui nous ont paru clés pour comprendre les grands enjeux du monde d’aujourd’hui et de demain. Après »Datanomics » sur les nouveaux business modèles de la donnée et »Disrupted » sur le quotidien parfois déjanté d'une start-up, nous nous penchons sur la mode des objets connectés à porter et sa genèse. Rue89

Pour les auteurs, Camille Gicquel et Pierre Guyot, les adeptes de la mesure de soi sont en fait des héritiers de Socrate, appliquant à la lettre le fameux précepte du temple de Delphes « connais-toi toi-même ». Cette quête est « une caractéristique notable de la culture gréco-romaine », que l’on retrouve chez Sénèque et Plutarque. Les plus grands intellectuels de leur époque se sont livrés à différentes pratiques d’enregistrement de leurs routines ou d’auto-évaluation, consignant leurs comportements ou leurs lectures. 

Par exemple, Benjamin Franklin, le père fondateur des Etats-Unis, aux multiples vies et casquettes, avait son propre programme scientifique d’amélioration personnelle et s’attribuait une note chaque jour au regard d’un barème de treize vertus (frugalité, modération, propreté, humilité...).

Un nouveau « moi », connecté

Rien à voir avec les joggeurs narcissiques d’aujourd’hui ? L’intérêt de ce court ouvrage instructif, sorti il y a un an (chez FYP Editions), est précisément d’établir une filiation entre ces pionniers intellectuels de la connaissance de soi et la toute petite communauté californienne mettant en réseau des entrepreneurs et des chercheurs à l’origine de ce mouvement appelé le « Quantified Self », qui se diffuse aujourd’hui auprès du grand public au travers des gadgets connectés.

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Le Quantified Self
Le Quantified Self - FYP Editions

Les auteurs analysent aussi en quoi l’introduction des technologies, qui se démocratisent à grande vitesse, change la donne.

« Le Quantified Self, ensemble de pratiques d’auto-mesure qui s’appuie sur ces petits objets et applications, [...] n’est pas une simple manie de technophile d’adopteurs précoces. Le Quantified Self annonce un nouveau “moi”, un “moi” connecté aux autres “moi”, un moi de données. Un moi marchandisable qui s’insère dans des nouveaux collectifs. »

Peut-on réduire sa vie, et celle des autres, à une batterie de chiffres ?

« La question est de savoir si l’être humain peut se résumer à un index, à un catalogue d’informations. »

L’ancêtre des Google Glass

L’ouvrage nous emmène à la découverte des bidouilleurs et doux rêveurs qui ont mené les premières expériences de « quantification de soi » à travers des capteurs et des technologies portables et connectées, et plus seulement à la main dans son carnet de bord ou journal intime. On a d’ailleurs envie d’en savoir davantage sur ces défricheurs et voir de nos yeux leurs créations.

Le précurseur en la matière s’appelle Steve Mann, un chercheur canadien, né en 1962, qui a étudié au MIT et inventé une nouvelle discipline, le « wearable computing », l’informatique « mettable » traduisent les auteurs (on peut dire aussi informatique-à-porter ou technologie portable). Un original qui a conçu la première caméra connectée à porter, EyeTap, un casque avec des antennes et un gros boîtier couvrant l’œil, ancêtre des Google Glass (en stand-by depuis janvier 2015), 30 ans avant.

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Steve Mann et ses WearComp des annes 80  2000
Steve Mann et ses WearComp des années 80 à 2000 - CC AngelineStewart
« A partir de la fin des années 1970, Mann conçoit une série de WearComp avec un assistant photographe, sorte de sac à dos muni d’un appareil photo communiquant des signaux électroniques à travers des ondes radio. Puis dans les années 1980, il met au point un authentique vêtement connecté : il est muni d’une caméra, d’un vibromètre laser ou encore de biocapteurs capables d’enregistrer simultanément des voix, des images et des données. En 1994, Steve Mann porte en permanence une caméra-lunette et des capteurs collectant ses données de marche. »

Il avait d’ailleurs été victime d’une agression au McDo des Champs-Elysées en 2012, un employé ayant essayé de lui arracher ces lunettes, fixées sur son crâne de manière permanente.

« Sousveillance » contre Big Brother

Avec tout « cet attirail de greffons technologiques sur le dos », Mann est-il un des premiers cyborgs tout droit sorti d’un roman de science fiction ? Les auteurs notent que nous en sommes nous-mêmes :

« Aujourd’hui, un cyborg c’est un individu avec son smartphone en poche. »

La philosophie de Mann est centrée sur l’individu, l’homme prolongé par la technique reste un humain :

« Les projets WearComp de Mann [...] s’éloignent profondément de la promesse d’un homme augmenté, déporté par la technologie dans une réalité virtuelle. Ils explorent au contraire la relation inextricable liant les capabilités naturelles du corps et de l’esprit humain à celles des signaux informatiques [...]. L’individu crée son propre espace connecté et devient lui-même un médium, c’est-à-dire un système d’information. »
Le concept de sousveillance vs surveillance, rsum par la fille de six ans de Steve Mann
Le concept de sousveillance vs surveillance, résumé par la fille de six ans de Steve Mann - Steve Mann

Ce père fondateur du Quantified Self a aussi inventé le concept de sousveillance (ou surveillance inverse). Il s’agit de restituer aux individus, grâce à la technologie, leur capacité à regarder et à surveiller eux aussi, et ainsi de permettre une vigilance citoyenne (contre les violences policières par exemple). Tous flics et fliqués en somme.

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« La promesse du Quantified Self, inspirée du projet d’émancipation de Mann, est de reprendre le pouvoir. »

On s’éloigne des bracelets connectés spécial running ? Pas tant que ça. Les auteurs relèvent ainsi que :

« S’évaluer, s’enregistrer, se mesurer pour mieux rester maître de ses données, cela ne permettrait-il pas d’investir une nouvelle forme de pouvoir ? »

A condition, justement, d’être sûr d’avoir la main sur ses données, ce qui n’est pas toujours garanti.

Le fantasme d’une mémoire totale

A l’intérieur même de ce mouvement baptisé Quantified Self, il y a en réalité une foule de pratiques, des plus occasionnelles et désinvoltes aux plus obsessionnelles et draconiennes. On peut les résumer en deux catégories :

  • Les self-trackers ou « quantifieurs ». Enregistrement des pas, suivi des calories ingurgitées, du sommeil, voire de l’humeur, par des bracelets, montres, podomètres et applis. Il existe plus de 500 outils pour ça (Fitbit, Jawbone, ithings, Gamin, etc.) ! Une bonne partie d’entre eux se retrouvent au fond d’un tiroir au bout de quelques semaines...
     
  • Les lifeloggers qui enregistrent en continu 24h/24 leurs faits et gestes (textes, images, sons, etc) et parfois ceux de leur entourage aussi du coup. Une sorte de Big Brother sciemment braqué sur soi. Un rêve d’Etat totalitaire ou policier ? Le Pentagone avait d’ailleurs planché en 2003 sur un programme carrément flippant baptisé LifeLog, pour scruter les moindres activités et interactions d’un individu – finalement abandonné.

Un des pionniers de ces auto-archiveurs de l’extrême, le chercheur américain Daniel P. W. Ellis, a enregistré tout ce qu’il entendait pendant deux ans (un DVD entier rien que pour deux semaines de vie) ! Scott Carlson, un journaliste américain, l’a fait tout un hiver, sauf à la maison où sa femme lui a dit d’arrêter de se comporter comme s’il était « sur scène » : il s’auto-censurait de tout propos grossier ou politiquement incorrect.

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La camra SenseCam, une
La caméra SenseCam, une « boîte noire » personnelle - Microsoft Research

L’expérimentation la plus dingue et aboutie revient à Gordon Bell, un ingénieur et chercheur du MIT puis du lab Microsoft Research, avec le projet MyLifeBits (« ma vie en bouts/en bits »).

De 1998 à 2007, Bell a porté autour du cou une caméra, la SenseCam, conçue comme une « boîte noire » personnelle, qui déclenche une prise de vue automatiquement toutes les 60 secondes ou si elle détecte la chaleur d’une présence humaine. Il enregistrait aussi toutes ses frappes au clavier, ses conversations téléphoniques (retranscrites), toutes les pages web visitées, etc.

Il récupérait des gigas et des gigas de données, dans lesquelles il devenait en réalité bien difficile de chercher. L’objectif était justement d’aider à développer des logiciels de recherche de textes et de sons et de systèmes de stockage automatique. En ligne de mire, le fantasme d’une mémoire totale ( « Total recall », nom d’un livre qu’il a co-écrit).

Une performance artistique

Dans une démarche radicalement différente, esthétique, à la limite de la performance artistique, Nicholas Felton, un graphiste américain de talent, spécialiste de la data visualisation, a réalisé chaque année pendant dix ans son propre rapport annuel personnel en partant des traces numériques qu’il laissait, de son service de streaming à son GPS, en passant par sa messagerie électronique.

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2014, la 10e et dernire dition du rapport personnel annuel de Felton
2014, la 10e et dernière édition du rapport personnel annuel de Felton - Nicholas Felton

Un compte-rendu public et entièrement chiffré de son année de vie : heures et jours passés dans tel ou tel quartier de New York ou ailleurs, heures de sommeil, de travail, courbes de pouls et de poids, interactions avec son entourage, etc. La poésie de ces bulles effervescentes de vie lui a valu d’être exposé au MoMa. Recruté par Facebook, il a inspiré et contribué au développement de la Timeline du réseau social avant d’en partir.

Felton a même conçu une appli mobile, Reporter, pour consigner tous les détails de son quotidien (avec qui êtes-vous, êtes-vous en train de travailler...), pour son propre usage puis pour le grand public. Il portait plusieurs types de capteurs et avait même entrepris de retranscrire l’intégralité de ses conversations, ce qui lui prenait au moins une heure par jour. Il s’est arrêté l’an dernier, bouclant son dernier rapport. Les auteurs s’interrogent :

« L’énergie dépensée à se quantifier en vaut-elle le coup ? Nicholas Felton [...] dit passer 80 heures par an à se mesurer. »

D’ailleurs Felton confie que son secret c’est « de ne pas avoir d’enfant » et qu’il y a peut-être maintenant « de la place dans sa vie » – après dix ans à s’être scruté nuit et jour. Il espère avoir été utile, avoir aidé à une prise de conscience sur la masse de données que l’on produit et « dont les individus ne tirent pas profit eux-mêmes mais dont les entreprises se servent pour vous faire acheter plus de trucs ».

La vie gouvernée par la donnée

C’est toute l’ambiguïté du mouvement Quantified Self, lancé par deux journalistes de Wired, Kevin Kelly et Gary Wolf à l’automne 2007 – « un pur produit de la techno-utopie californienne ». Son slogan : « la connaissance de soi par les nombres » et une idée sous-jacente : seul ce qui est mesuré peut être amélioré.

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Les premières réunions rassemblent des expérimentateurs, des praticiens amateurs mais aussi des entrepreneurs, des professionnels du marketing. Si le mouvement affirme exister pour « poser des questions », sans idéologie ou vision du monde, il y a pourtant bien « un cadre de pensée commun, celui d’une vie gouvernée par la donnée » :

« On touche-là à la schizophrénie du Quantified Self : à la fois sommes d’expériences individuelles et place de marché de la donnée. Les quantifieurs développent de manière autonome leur quantification de soi et l’une des forces de l’organisation est ce bouillonnement d’esprit critique [...] Dans le même temps, ce mouvement réunit les entreprises d’agrégations de données les plus orwelliennes. »

Le seul remède, selon Kevin Kelly, c’est le partage et l’échange de données. Quitte à travailler « gratuitement » pour les grandes firmes qui en font leur beurre, donc.

La « wikipédiatisation » de la santé

Le partage des données peut aussi constituer « un vivier inédit pour la recherche scientifique ». Si vos performances de courses à pied dominicales ne feront peut-être pas avancer la science, d’autres données, agrégées peuvent êre cruciales et faire progresser la médecine préventive (c’est la promesse que fait miroiter la dernière balance connectée « contre l’infarctus » de Withings).

Neil Harbisson est un artiste catalan qui est devenu, en 2004, la premire personne au monde  porter un eyeborg
Neil Harbisson est un artiste catalan qui est devenu, en 2004, la première personne au monde à porter un eyeborg - Matt Sacramento/WikimediaCommons/CC

Le Quantified Self renvoie aux questions de l’auto-diagnostic, de l’auto-médication, d’une prise en main des patients par eux-mêmes. Il existe d’ailleurs plusieurs plateformes ou applis de partage de données de malades comme Patients Like Me, CureTogether et Crohnology. On entre dans une forme de médecine participative, de « wikipédiatisation de la santé » selon l’expression [PDF] de Melanie Swan, philosophe et futurologue, qui relève que :

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« Ces pionniers (du Quantified Self) ont un rôle crucial pour faciliter la généralisation de la médecine préventive » et ces expérimentateurs-contributeurs se rassemblent « pour créer un bien commun dont la valeur est universelle et considérable. »

Négocier son contrat d’assurance

On connaît cependant le revers de la médaille : on pourra utiliser ses données de santé pour négocier son contrat d’assurance. A la baisse ou à la hausse ! 

Deviendra-t-on gestionnaire de ses données, dans le cadre d’un « projet entrepreneurial » de réalisation de soi, s’interrogent les auteurs ? « Les données sont une matière première formidable pour un travail introspectif » mais ils mettent en garde :

« L’utilisateur se trouve confronté à des dizaines d’entreprises qui proposent des services de collecte (qui) promettent bonheur et échappatoire, au risque d’entretenir l’illusion que les seules données peuvent prendre des décisions à sa place ou fournir les meilleurs conseils pour mener sa vie. »
Delphine Cuny
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