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Extrême droite

Journaux régionaux : le FN arrache la page

Insultes, pressions, état civil non communiqué… certains maires FN rejettent à grand bruit les quotidiens locaux, une stratégie populiste pleinement assumée.
par Dominique Albertini
publié le 31 juillet 2016 à 20h01

Entre le Front national et la presse, les relations n'ont jamais été au beau fixe. Mécontent de son traitement médiatique, le parti d'extrême droite crie régulièrement à la persécution et ne manque pas une occasion de s'en prendre aux «journalistes militants». Et ces mauvais rapports ne concernent pas que la direction du parti : ils se prolongent dans certaines communes conquises par le FN en mars 2014, et dont les maires sont à couteaux tirés avec la presse locale.

Ces derniers temps, c'est en vain que les lecteurs du quotidien Var-Matin y cherchent les annonces d'état civil concernant la ville de Fréjus : «Par décision de la municipalité FN, ces informations ne nous sont désormais plus communiquées» , a annoncé le journal. Cette hostilité et cette stratégie de la tension sont assumées par le maire, David Rachline, mais aussi par d'autres édiles frontistes. Et les bulletins municipaux se transforment en instruments de combat contre les «médias du système».

Fréjus : «parole confisquée»

Entre David Rachline et Var-Matin, les choses n'avaient pourtant pas si mal commencé. «On n'avait pas encore vu le FN à l'œuvre, alors j'avais demandé à mon journal de ne pas tomber dans la caricature et de traiter ce parti comme les autres , raconte le journaliste Eric Farel, qui couvre l'actualité fréjussienne depuis 2013. Même après son élection, nous avons conservé des relations courtoises.» Mais, vexée du traitement de plusieurs actualités locales, la municipalité a coupé les ponts et Rachline tape avec volupté sur le quotidien. Plusieurs communiqués de la mairie accusent celui-ci de pratiquer un «journalisme aux relents de totalitarisme»,ou encore de relayer la «propagande immigrationniste».

«Il y a toujours eu des problèmes avec certains maires, mais en quarante ans de métier, je n'ai jamais vu cela, poursuit Eric Farel. Sur les réseaux sociaux, nous sommes régulièrement pris à partie par les sympathisants de Rachline, parfois relayés par des élus. Au conseil municipal, nous n'avons plus accès à la table de presse et devons suivre les débats depuis le public. Les élus et les chefs de service ont reçu la consigne de ne plus communiquer avec nous, même si certains le font quand même.» Sur les réseaux sociaux, le maire s'est récemment vanté d'avoir «retourné à l'envoyeur»une palette d'exemplaires du Guide de l'été produit par Var-Matin, adressé à l'office de tourisme de Fréjus et coupable de ne pas assez mentionner la programmation estivale de la ville.

Le quotidien régional n'est pas la seule victime de ces humeurs : par communiqué, David Rachline a aussi attaqué nommément une journaliste de France 3, accusée d'avoir «sali» la ville après sa couverture d'un conseil municipal. «Pour avoir fait de la publicité à des sujets qui, à mon avis, n'en valaient pas la peine» , corrige le maire, qui juge quant à lui que certains médias ont «fait le pari de la caricature et de l'esprit militant pour vendre du papier» : «Puisqu'ils disent ce qu'ils pensent, je me sens le droit d'en faire autant.» Face à cette résolution, la rédaction de Var-Matin a dénoncé, dans un éditorial paru le 4 juin, une «parole confisquée» et la «stratégie bien commode du complot : la politique légèrement parano du "avec nous ou contre nous", le bunker plutôt que le balcon». Sans effet apparent sur Rachline, qui fait feu de tout bois via des outils à sa main - site de la mairie, journal municipal ou réseaux sociaux. Le tout assisté d'anciens journalistes de… Var-Matin , désormais employés par son service communication. Et c'est également sur Twitter que David Rachline a prévenu ses détracteurs, le 12 juillet : «Accrochez-vous, ce n'est que le début !» Jeudi dernier, le conseil municipal a encore été houleux entre une opposition municipale de droite dénonçant une «confiscation partielle» de son espace d'expression dans le bulletin municipal et un maire (également sénateur) qui multiplie, lui, les procédures en diffamation contre l'opposante socialiste Elsa Di Méo.

Hénin-Beaumont : mesures vexatoires

«Certaines digues intellectuelles et morales ont été franchies.» Ainsi la Voix du Nord décrivait-elle, dans son édition du 19 janvier, l'attitude de la mairie FN de Hénin-Beaumont à son égard. Déjà fraîches après la victoire de Steeve Briois au premier tour des municipales de 2014, les relations sont particulièrement tendues depuis quelques mois. «Nous ne sommes plus invités aux événements municipaux, nous ne recevons plus les informations d'état civil, nous n'avons plus de table dans la salle du conseil municipal et on ne nous communique plus le programme de celui-ci…» énumère Pascal Wallart, qui couvre l'actualité de la commune pour le quotidien régional.

Côté Front national, on assume tranquillement ces mesures vexatoires : «On a décidé de ne plus bosser avec eux, de ne plus les traiter comme un média ordinaire, confirme Bruno Bilde, adjoint de Steeve Briois et chargé de la communication. Le point de non-retour, c'est lorsqu'ils ont fait trois unes pour appeler à nous faire battre lors des dernières régionales. Désormais, nous les traitons donc comme des adversaires politiques. Je ne leur file plus aucune information, sauf cas extrême.» Bruno Bilde multiplie également les droits de réponse dans le quotidien : «C'est presque un job à plein-temps, un combat quotidien.» Ces mauvaises relations ne datent pas d'hier : «Pascal Wallart est au journalisme ce que la pornographie est à l'amour», écrivait dès 2009, sur son blog, un Briois encore opposant municipal.

A l'ostracisme aujourd'hui pratiqué par l'équipe frontiste s'ajoutent de nombreuses prises à partie. En février, le journal municipal Hénin-Beaumont, c'est vous ! consacrait même sa une à la Voix du Nord, accusée - sur la base de propos sortis de leur contexte - d'avoir «insulté» les habitants de la ville. Dans le magazine, une page est même consacrée à des attaques ad hominem visant Pascal Wallart, qualifié de «larbin» et de «militant» . Le ton est encore plus virulent sur la page Facebook «la Voix d'Hénin», manifestement favorable à la majorité FN, qui moque le «gros Wallart» et prétend révéler le «pacte secret» entre la Voix du Nord et l'opposition. «Cette attitude est contre-productive pour eux, s'étonne le journaliste. Car le résultat, c'est que l'on ne couvre plus l'actualité politique de la ville. Ils font sans doute des choses très bien, mais on ne les voit plus et le maire n'apparaît plus en photo. Ils auraient intérêt à afficher leur sérénité, plutôt que de fonctionner à la trique.»

Béziers : bulletin tabloïd

«Midi libre : tous les jours, l'info en laisse». Ce titre s'étale en gros caractères dans un récent numéro du Journal de Béziers , le bulletin bimensuel de la municipalité biterroise. Depuis l'élection de Robert Ménard, soutenu par le Front national, la commune mène un combat sans merci contre le quotidien. Patron, dans une autre vie, de Reporters sans frontières (RSF), Ménard n'a plus que mépris pour ses anciens confrères, cette «caste journalistique», «persuadée d'incarner le bien, le beau, le juste» . Comme ses homologues Front national, Ménard s'estime maltraité par la presse locale. Alors il tape fort. «Dans le meilleur des cas, il est acide avec nous, dans le pire, insultant», expliquait Arnaud Gauthier, chef d'agence de Midi libre, à l'Obs, en avril.

«Je ne me laisse pas faire, revendique Ménard. Ils me font la guerre, je leur fais la guerre. Traditionnellement, la ville vend de l'espace publicitaire à Midi libre lors de la feria, en août. Cette année, pour la première fois, ce sera non.» De toute façon, juge-t-il, «le rapport de force a changé : sur Internet, je touche plus de gens que [ce quotidien]. Et on fait un journal municipal que les gens s'arrachent». Entièrement repensé par la nouvelle équipe municipale, le bulletin a des allures de tabloïd : textes courts, grandes photos, titres chocs. Et un contenu très engagé, reflétant les convictions identitaires et réactionnaires du maire de Béziers. Réalisé par un salarié anonyme de la mairie, le journal est supervisé par Ménard lui-même, ainsi que par son conseiller, André-Yves Beck, issu de l'extrême droite radicale.

Symbole de l'hostilité ambiante, la médiation tentée, en mai 2015, par deux représentants du Club de la presse de Languedoc-Roussillon. Parti à la rencontre du maire, le duo ne restera pas plus de sept minutes dans le bureau de celui-ci avant d'en être expulsé manu militari. «Aucune discussion n'a été possible puisque Robert Ménard a immédiatement envoyé les deux journalistes "se faire foutre", les chassant de "sa" mairie en proférant des insultes», dénoncera le Club de la presse dans un communiqué. Ajoutant que le maire aurait qualifié les journalistes locaux de «tocards», les médias régionaux de «sous-presse», et Midi libre de «journal de merde». Un épisode que Robert Ménard assume parfaitement aujourd'hui : «Oui, je les ai foutus dehors. Je ne vais pas recevoir de leçons de morale de la part de petits pingouins.»

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