Enquête

Mort d’Adama Traoré : la vérité étouffée

Alors que les deux rapports d’autopsie pointaient le «syndrome asphyxique» du jeune homme lors de son interpellation, celui-ci n’a jamais été évoqué par le procureur.
par Ismaël Halissat et Amélie Quentel
publié le 1er août 2016 à 20h51

Deux autopsies, une marche et encore beaucoup de questions. Les circonstances dans lesquelles Adama Traoré, 24 ans, a perdu la vie le 19 juillet après avoir été interpellé par les gendarmes restent troubles. Et la communication du parquet n'a pas aidé à entretenir un climat de confiance. Mais les auditions des différents gendarmes présents ce jour-là, que Libération a pu consulter, permettent de reconstituer les événements. Et plus précisément le moment, entre 17 heures et 18 heures, où Adama Traoré a perdu la vie.

Le mardi 19 juillet, vers 17 heures, des gendarmes de L'Isle-Adam (Val-d'Oise), une commune voisine de Beaumont-sur-Oise, partent interpeller Bagui Traoré, le frère d'Adama, dans le cadre d'une enquête pour «extorsion de fonds avec violences». Les forces de l'ordre se positionnent près des bars le Balto et le Paddock, où ils aperçoivent deux individus dont l'un pourrait correspondre à la description de la personne recherchée. Il s'agit effectivement de Bagui, accompagné de son frère Adama. Deux gendarmes en civil sortent du véhicule et annoncent aux deux frères qu'il s'agit d'un contrôle. Bagui, visé par l'enquête, reste sur place, «calme», selon le récit des gendarmes. Adama, lui, s'enfuit en courant, selon sa famille parce qu'il n'avait pas ses papiers sur lui. Deux gendarmes se lancent à sa poursuite. Rapidement, un agent parvient d'abord à rattraper Adama dans un parc près de la mairie. Le gendarme lui demande sa carte d'identité, le jeune homme refuse de la présenter. Deux fonctionnaires le maîtrisent et le menottent. Pendant ce temps, l'interpellation de Bagui se poursuit, il coopère et est conduit dans un véhicule de gendarmerie. Il est 17 h 15.

Quelques minutes plus tard, alors qu'Adama, toujours menotté, se retrouve seul avec l'un des deux gendarmes, celui-ci affirme qu'un autre individu vient vers eux avec l'objectif de libérer Adama. Lequel en profite pour se soustraire au contrôle en prenant une seconde fois la fuite. Le gendarme présent est retrouvé par ses collègues avec des taches de sang sur son tee-shirt. A ce moment-là, un appel radio est passé pour trouver Adama Traoré. Selon le récit d'un gendarme, ils partent à la poursuite d'«un homme musclé de type africain [qui] vient d'exercer à leur encontre des violences et [qui] vient de prendre la fuite au cours de son interpellation».

«Enroulé dans un drap»

Une patrouille s'oriente alors vers une adresse, indiquée par un témoin, proche des deux bars où étaient présents au départ les frères Traoré. Arrivés rapidement sur place, les gendarmes sont alertés par un homme habitant au rez-de-chaussée. Il leur indique qu'Adama Traoré se trouve chez lui. Les gendarmes pénètrent dans le logement, «plongé dans l'obscurité», se dirigent vers le salon et distinguent une personne «enroulée dans un drap», par terre à côté d'un canapé. «Nous nous jetons sur lui avec mes deux collègues», indique le gendarme le plus expérimenté des trois, précisant un élément important : «Nous avons employé la force strictement nécessaire pour le maîtriser mais il a pris le poids de nos corps à tous les trois au moment de son interpellation.»

A ce moment-là, ils se rendent compte que le jeune homme n'est plus entravé, la paire de menottes pendant sur un seul poignet. «On se trouvait à trois dessus pour le maîtriser», confirme un autre fonctionnaire présent sur place. Sous la pression des trois gendarmes, Adama les prévient alors qu'il «a du mal à respirer», ont-ils déclaré aux enquêteurs. L'un d'eux ajoute qu'Adama n'opposait pas de résistance. Le jeune homme, déjà connu des gendarmes pour des délits, est de nouveau menotté et palpé. Il se lève ensuite, «seul» mais «difficilement» pour être emmené dans la voiture. Le trajet est très court, «trois à quatre minutes», pendant lesquelles Adama commence à montrer, selon les gendarmes, les premiers signes d'un malaise. Sa tête flanche vers l'avant.

Arrivé dans la cour de la gendarmerie de Persan, Adama est sorti du véhicule et allongé par terre en position latérale de sécurité (PLS), toujours entravé par des menottes, «ne sachant pas s'il simulait ou pas». Les agents remarquent qu'il s'est uriné dessus pendant le trajet. Les pompiers sont appelés à 17 h 46. Les gendarmes indiquent alors que l'homme, inconscient, respire encore. Un peu avant 18 heures, les secours commencent à effectuer sur place les premiers actes de réanimation. Les pompiers constatent que l'homme ne respire plus, le Samu est appelé dans les minutes qui suivent. Pendant environ une heure, les équipes tentent de le réanimer. Elles remarquent la présence de vomi à l'aide d'une sonde gastrique. A 19 h 05, le médecin du Samu cesse le massage cardiaque et déclare le décès d'Adama Traoré. Le jour des faits, le parquet saisit l'Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) et la section de recherches de la gendarmerie. Une information judiciaire est ouverte dans la foulée.

Si l'affaire est trouble, c'est en partie parce que la communication du procureur de la République de Pontoise, Yves Jannier, est depuis le départ pour le moins évasive, sinon incomplète. Dès l'annonce du décès, le procureur déclare qu'Adama Traoré est mort «à la suite d'un malaise». Contacté le 20 juillet par Libération, le procureur adjoint de Pontoise, François Capin-Dulhoste, affirme la même chose, assurant qu'«Adama s'est rebellé dans le chemin du fourgon» - ce qui est contredit par les auditions des gendarmes. Tout de suite, la famille et les proches contestent cette version de la crise cardiaque, certains évoquent de possibles violences de la part des forces de l'ordre. Deux versions s'affrontent et les tensions montent. D'autant que le procureur de la République de Pontoise varie sur les causes possibles de la mort.

Pourtant, les conclusions des deux autopsies sont pratiquement similaires. Le 21 juillet, les résultats de la première expertise tombent. Le procureur indique qu'Adama Traoré souffrait d'une «infection très grave touchant plusieurs organes», et qu'aucune «trace de violence significative» n'a été relevée sur son corps par le médecin légiste. Mais il n'indique pas clairement si cette infection a bien causé, ou pas, la mort du jeune homme. Les proches, eux, réclament tout de suite une contre-expertise. Les résultats de cette seconde autopsie sont divulgués le 28 juillet. La communication du procureur évolue. Yves Jannier assure de nouveau qu'«aucune trace de violence» pouvant expliquer le décès d'Adama Traoré n'a été décelée, et que «l'explication de la cause du décès ne pourra être apportée qu'avec l'ensemble des analyses [bactériologie, toxicologie, anatomopathologie, ndlr]».

«Outrés et peinés»

Pas de mention, cette fois, d'une éventuelle infection. Et pour cause : d'après la seconde autopsie, il n'y aurait en fait pas de «point d'appel infectieux sévère» sur le corps d'Adama Traoré. «Dans la première autopsie, le médecin légiste ne disait pas qu'il y avait une infection, mais disait dans son rapport : "Nous apercevons des lésions d'allures infectieuses." Ce n'est en aucun cas suffisant pour parler "d'infection grave"», assure Yassine Bouzrou, avocat de la famille. D'après Mariannick Le Gueut, professeure de médecine légale à l'université de Rennes-1, c'est vrai : «Le fait que le médecin utilise le mot "allure" indique qu'il n'a pas assez d'éléments pour affirmer qu'il y a réellement une infection. Pour confirmer ou infirmer ce constat, il faut procéder à un examen microscopique.» En parlant «d'infection grave» avant l'exécution d'examens supplémentaires, le procureur de Pontoise est donc allé trop vite.

En outre, Yves Jannier n'a jamais communiqué sur la cause la plus directe de la mort (un «syndrome asphyxique») alors qu'elle était présente dans les deux rapports d'autopsie, préférant évoquer une «pathologie cardiaque». Pour Yassine Bouzrou, «le procureur s'est basé sur un rapport intermédiaire du médecin légiste de Garches pour communiquer cette information, ce qui n'a aucune valeur médicale tant qu'on n'a pas le rapport final». Une précision que Yves Jannier «s'est bien gardé de faire». Pourtant, la deuxième autopsie relève une «absence d'anomalie cardiaque» chez Adama Traoré.

Son frère Lassana ne décolère pas : «On a l'impression que le procureur veut noyer le poisson, alors qu'il sait très bien ce qui s'est passé puisqu'il a vu, comme nous, les rapports. On est outrés et peinés. Cela nous oblige à nous justifier alors qu'on voudrait juste faire notre deuil.» Même discours chez sa sœur Assa, qui «se demande qui il protège en tenant ce discours mensonger». Joint par Libération, Yves Jannier estime qu'il a «communiqué sur des éléments qui [lui] paraissent importants dans les différentes expertises». Quant à savoir s'il exclut qu'Adama Traoré ait été asphyxié sous le corps des gendarmes, la réponse est lapidaire : «Ce n'est pas mon rôle d'exclure quelque chose.» Une esquive de plus.

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