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Analyse

Ahmet Ogras, tête de pont d'Ankara dans l'islam français

Discret, l'islam turc pèse d'un vrai poids en France. Dès 2017, ce proche du parti du président truc Erdogan pourrait devenir le président du Conseil français du culte musulman. Une stratégie conduite à l'échelle européenne.
par Bernadette Sauvaget
publié le 21 juin 2016 à 16h48
(mis à jour le 2 août 2016 à 10h32)

Peu connue, l'affaire annonce pourtant de belles polémiques. En toute logique, la présidence du CFCM (Conseil français du culte musulman) reviendra en 2017 à l'islam turc, en la personne de Ahmet Ogras. Arrivé récemment dans le paysage islamique français, l'homme d'affaires (il dirige notamment une agence de voyages assez florissante, Afra voyages) est surtout l'une des courroies de transmission, en Europe, de l'AKP, le parti islamo-conservateur de Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir en Turquie, depuis 2002. Bref, son arrivée à la tête du CFCM sera une première fracassante.

Jamais l'islam turc n'a tenu les rênes de l'instance représentative de l'islam de France et jamais un président du CFCM n'a eu autant de proximité avec un parti islamiste. Mais il ne s'agit pas d'un coup d'Etat… Confronté à des luttes internes incessantes, le CFCM a mis en place, il y a quatre ans, une présidence tournante pour tenter de mettre un terme à une guerre d'ego stérile. Après le recteur de la Grande Mosquée de Paris, Dalil Boubakeur, proche de l'Algérie, et le président du RMF (Rassemblement des musulmans de France, d'obédience marocaine), Anouar Kbibech, Ahmet Ogras attend donc son tour !

Batailles d’influence

Comme ailleurs en Europe, depuis son arrivée au pouvoir, l'AKP a pris en main dans l'Hexagone le réseau de l'islam officiel turc, sous contrôle du Dyanet d'Ankara, le service gouvernemental des affaires religieuses. Discret, s'immisçant peu dans les batailles d'influence entre l'Algérie et le Maroc, ce réseau est cependant très actif et puissant. En tous les cas, il représente un instrument, comme ailleurs en Europe, pour l'AKP. «Certaines mosquées n'hésitent pas à mener des campagnes de soutien politique», pointe un ancien responsable d'association. Il contrôle au moins 250 mosquées sur les 450 lieux de culte turcs que compte l'Hexagone.

Son influence s'étend aussi à celles du mouvement islamique et nationaliste Milli Görüs, très proche de l'AKP qui, lui-même, dispose d'environ 70 mosquées. Solidement implanté dans l'Est de la France, le Milli Görüs contrôle ainsi à Strasbourg l'un des plus grands lieux de culte musulman en Europe, qu'il est en train de rénover. «Dans la plupart des mosquées, il y a des cours de langue et de religion», remarque l'historien et politologue Samim Akgönül, qui y voit là le moyen de faire passer le discours nationaliste et islamique du parti au pouvoir à Ankara.

Officine

Quant à Ahmet Ogras, il a délaissé il y a quatre ans le terrain politique pour investir celui du religieux. «Il correspond à une génération sur laquelle veut s'appuyer désormais Ankara», explique le sociologue spécialiste de l'islam Franck Frégosi. Quadragénaire francophone, Ahmet Ogras, qui a séjourné au Canada avant de s'installer en France, s'est appuyé pour son ascension sur les liens qu'entretient sa belle famille avec l'AKP. Jusqu'en 2012, il a d'abord été le responsable de l'Union des démocrates turcs européen (UDTE). «C'est l'une des officines de l'AKP qui fait du lobby en Europe», explique l'une des meilleures sources sur l'islam en France.

Pour en savoir plusEnquête sur le réseau européen de mosquées turques au service de l'AKP

une enquête financée par JournalismFund.eu et coordonnée par Journalism++ avec la participation de Mehmet Koksal, Nicolas Kayser-Bril, Daria Sukharchuk, Laura Motet, Elif Akgül et Anne-Lise Bouyer.

En janvier 2012, l’UDTE était à la manœuvre pour organiser la grande manifestation franco-turque contre la loi pénalisant la négation du génocide arménien. Quand le CFCM a mis en place la présidence tournante, un mini-coup d’Etat s’est produit au sein de l’islam turc hexagonal. Il a permis l’ascension d’Ahmet Ogras à la présidence du CCMTF (Comité de coordination des musulmans turcs de France), l’association qui sert de bannière à l’islam turc officiel.

Parmi les chantiers prioritaires d’Ankara, relayés très fortement en France, figure la formation théologique des nouvelles générations franco-turques. Environ 200 jeunes étudiants français d’origine turque suivent actuellement des formations en Turquie. Ankara et l’AKP souhaitent en faire de futurs cadres religieux pour l’Hexagone.

DROIT DE RÉPONSE DE MILLI GORUS (2/8/2016)

« La Confédération Islamique Millî Görüs est présente en France et en Europe depuis plus de 50 ans. Elle revendique fièrement son indépendance. La CIMG dénonce les allégations prétendant qu'elle serait sous influence d'un parti politique, ou d'un supposé représentant du gouvernement turc. Elle dénonce également les accusations non fondées de "nationaliste", idéologie incompatible avec les valeurs de l'islam. Toutes ses actions témoignent d'une vision de l'islam prônant la tolérance, l'intégration et le vivre ensemble. »

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