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Interview

«"Zaman France" paie très cher la situation turque»

Coup d'Etat en Turquiedossier
Depuis la tentative de putsch en Turquie, Erdogan mène une campagne de purge sans précédent dans les médias. Par ricochet, le journal «Zaman France» en fait actuellement les frais.
par Margaux Lacroux
publié le 4 août 2016 à 18h17

Hebdomadaire franco-turc créé en 2008, Zaman France est une franchise du plus grand quotidien turc d'opposition, Zaman. Ce journal est associé au mouvement de l'imam Fethullah Gülen, ancien allié de Recep Tayyip Erdogan devenu son ennemi parce qu'il accuse le gouvernement de corruption. Installé aux Etats-Unis, il est soupçonné d'avoir orchestré un coup d'Etat (raté) pour renverser le président Erdogan. Emre Demir, fondateur et rédacteur en chef de Zaman France, déplore les répercussions de ces événements sur son journal.

Quels sont vos liens avec le quotidien Zaman en Turquie, qui a été mis sous tutelle en mars ?

Nous en partageons la ligne éditoriale initiale d'opposition mais Zaman France est une société française. C'est une franchise de Zaman et financièrement nous sommes indépendants. En mars, au moment de sa mise sous tutelle, Zaman a perdu tout son lectorat, son audience, son influence. Le journal a été saisi par le gouvernement et tous les journalistes qui y travaillaient ont été mis à la porte. Zaman France a pu continuer son travail car c'est un média indépendant. Avant, nous bénéficions largement de la popularité de Zaman mais aujourd'hui nous payons très cher la situation turque, il y a une pression énorme.

Les partisans de l’AKP, le parti fondé par Erdogan, accusent les anciens journalistes de Zaman d’avoir aidé à organiser le putsch…

Ils n'avaient aucun moyen de faire ce qui leur est reproché. Quand on les a virés, ils ont été complètement écartés, ils ne pouvaient plus exercer leur métier. Ils n'ont pas eu d'indemnités, ils avaient du mal à retrouver du travail et étaient en grandes difficultés financières. Comme le gouvernement accuse le mouvement de Gülen, l'image de Zaman est assimilée à ces putschistes. Il y a une volonté de punir les journalistes de Zaman. En réalité, la totalité de ces journalistes avait condamné le putsch. Nous, en France, nous pouvons heureusement continuer à exercer notre métier. Il y a cependant beaucoup de pressions, des désabonnements, des menaces… A partir du 15 juillet, nous avons reçu des centaines de menaces par jour.

Les journalistes de Zaman France sont aussi accusés de complicité…

Depuis la France, on n'a évidemment eu aucun rôle dans le putsch. C'est ironique, Zaman France est connu pour sa position dure contre les coups d'Etat, les régimes de l'époque militaire. Ce qui me dérange, c'est que nous avons été très clairs : nous avons publié un édito qui condamnait la tentative de putsch dès les premières heures. La une de Zaman France après le putsch raté était «La République sauvée par le peuple». J'ai aussi déclaré dans les médias que je préférais un gouvernement élu plutôt qu'un régime de putschistes. Or, il y a actuellement une sorte d'hystérie collective en Turquie. Dès le début, le mouvement Gülen a été pointé du doigt. Je ne suis pas bien placé pour dire si c'est vrai ou pas mais, depuis, Erdogan inflige une punition collective. On n'a pas vu de telles pratiques depuis des dizaines d'années. Toute personne considérée comme güléniste doit le payer très cher.

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Pourriez-vous faire les frais des appels à la délation qui circulent sur les réseaux sociaux ?

Oui, nous sommes ciblés. Le gouvernement d’Ankara soutient la délation même en France. C’est choquant. Mais il y a plus grave : des associations et des établissements éducatifs connus pour leurs liens avec le mouvement gülénistes ont été ciblés de manière très violente. Des personnes en lien avec l’AKP appellent à attaquer et punir les gülénistes ici en France. Ils sont très organisés et partagent même les vidéos de leurs actions sur les réseaux sociaux. En tout, il y a eu 16 cas de dégradations dans notre pays. J’espère que ça va se calmer mais l’ambiance est très délétère.

Des mandats d’arrêt ont été délivrés après le 15 juillet. Etes-vous toujours en lien avec des journalistes de Zaman en Turquie ?

C’est impossible. Tout contact avec un pays étranger est un grand risque. Tout est surveillé en Turquie actuellement. Mais personne ne sait s’il va être arrêté ou s’il est ciblé. Tout ce que je peux dire c’est que mes amis journalistes essaient de rester en vie. Une soixantaine de journalistes a déjà été emprisonnée. Il y a probablement d’autres arrestations dont personne n’a entendu parler, surtout dans des médias locaux. Environ 130 médias ont été fermés après le putsch. A part les médias pro-AKP, les médias libéraux et locaux ont été fermés. Il suffit de la décision d’un seul ministre pour fermer un média aujourd’hui, sans aucun recours. En résulte une certaine homogénéisation : les mêmes informations sont diffusées par tous les médias.

Déjà en mars, il y a eu une vague de désabonnements. Est-ce que ça continue ?

Comme le gouvernement turc fait un appel à la délation aussi en France et en Europe, chaque abonné risque gros en ce moment. C'est un moyen de dire que cette personne, puisqu'elle lit Zaman, est un terroriste. Le gouvernement est en train de confisquer les biens et a suspendu les comptes bancaires de personnes qui étaient abonnées à Zaman Turquie. Au niveau financier, il y a aussi des répercussions. Nous n'avons pas encore eu le temps de vraiment nous pencher sur la question mais ça va être compliqué.

Faut-il s’inquiéter pour l’avenir de Zaman France ?

Actuellement, nous réfléchissons à différentes options : changer le nom du journal ou passer en formule uniquement digitale. La situation est actuellement très grave et ça peut encore s’amplifier. J’espère que nous allons trouver une solution, nous sommes une petite équipe de neuf personnes qui n’a rien à se reprocher. Malgré toutes les pressions, nous avons quand même 400 000 visiteurs par mois sur notre site. Ça reste un média respecté et populaire. On va trouver un moyen d’exercer notre métier, on ne va pas baisser les bras.

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