Galactéros - Turquie : les enjeux d'une purge

La grande purge menée par le président Erdogan après le coup d'État manqué aura des conséquences bien au-delà des frontières turques. Explications.

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L'arrestation d'un soldat le 16 juillet à Istanbul. À terme, la grande purge d'Erdogan pourrait toucher 100 000 personnes. 
L'arrestation d'un soldat le 16 juillet à Istanbul. À terme, la grande purge d'Erdogan pourrait toucher 100 000 personnes.  © AFP

Temps de lecture : 10 min

Le monde est à feu et à sang, le Moyen-Orient est en plein chambardement stratégique, l'Europe est ensanglantée par une vague d'attentats inédite qui vise à provoquer la sidération des populations du continent et de leurs appareils dirigeants... Et, au même moment, des millions de personnes, prises d'une fièvre irrépressible, se lancent à corps perdu, par les villes et les campagnes du monde, à la recherche de petits êtres facétieux et virtuels, purs produits de réalité augmentée, les Pokémon, dissimulés dans les endroits les plus improbables ou choquants. Nulle limite à la vulgarité, à l'indécence ou au ridicule ; tout est jeu, et plus c'est absurde, plus l'on rit, au lieu de pleurer. Un trait caractéristique des grands dépressifs...

Notre monde serait-il au bord du burn-out ? Quoi qu'il en soit, ce grand écart entre le tragique planétaire d'une férocité extrême et l'insoutenable légèreté du non-être manifeste un inquiétant hiatus. Il marque aussi un stade avancé d'abrutissement de masse, de décérébration collective consentie et même jubilatoire. L'homo festivus dans toute sa splendeur et sa vacuité. Un renoncement individuel et collectif à soi-même qui vient donner du grain à moudre à l'ennemi, et peut-être demain, via la géolocalisation de masse permise par le jeu, lui fournira des occasions d'attentats… Un ennemi qui nous observe et trouve probablement ici un autre « argument » pour nous présenter à ses « recrues » comme une espèce dégénérée par sa mécréance, son matérialisme outrancier et son grégarisme festif. Des « recrues » mentalement faibles et dont certaines jouent elles-mêmes peut-être aussi à Pokémon go, mais qui croiront se racheter, échapper à « l'égarement » et à « la souillure » occidentale en libérant leur violence intérieure contre ces masses-cibles sans cervelle et comme offertes au sacrifice.

Ce qui est certain, c'est que pendant que « ce grégarisme festif » fait son œuvre, que les tueurs fourbissent leurs armes et que l'on s'interroge toujours, en France, sur les limites de l'État de droit et le sexe des anges, d'autres ne jouent pas à Pokémon Go, mais à des jeux autrement plus sérieux de pouvoir et d'influence, de puissance et de nuisance, bref, aux vrais et éternels jeux humains, l'amour mis à part. Et sur l'échiquier moyen-oriental, le dernier coup de maître du président Erdogan ne laisse pas d'impressionner et d'inquiéter.

Les kémalistes balayés

L'ampleur de la purge permise par le coup d'État manqué en Turquie a été déjà amplement analysée (cf. la remarquable interview de Jean-François Colosimo sur le FigaroVox et les analyses d'Alexandre del Valle sur Atlantico.fr qui font le point, avec recul et perspective, sur les enjeux véritables de cette reprise en main). Sans doute peut-on insister sur le fait que, quels qu'aient été les véritables commanditaires du putsch et ceux qui ont pu l'encourager depuis l'étranger (un coup de semonce américain ?), le président Erdogan a trouvé là (ou laissé patiemment advenir ?) l'occasion d'un nettoyage en profondeur de l'armée, de l'appareil d'État, des diverses administrations et des médias, se débarrassant ainsi, au prétexte de « rétablir la démocratie turque », d'une double concurrence.

Tout d'abord celle des kémalistes historiques, anti-islamistes laïques virulents, longtemps aux commandes de l'armée et de ce que l'on a appelé « l'État profond » – cette alliance redoutable de membres des services secrets, des mafias et de mouvements de la droite extrême locale. Leur affaiblissement politique et économique avait été engagé par Erdogan dès les années 2000, grâce notamment à l'abolition des pouvoirs politiques de l'ancien Conseil national de sécurité (le puissant MGK gardien vétilleux de la pureté kémaliste) pour satisfaire aux exigences européennes (quelle ironie du sort !) dans le cadre d'une adhésion alors déjà follement envisagée... Cette marginalisation du courant fondateur de la Turquie moderne au prétexte cynique d'une « démocratisation » des structures d'État et de leur adaptation à la modernité avait de facto enclenché une islamisation tous azimuts de l'armée et de la société turques sous la coupe de l'AKP, parti d'Erdogan. Les Européens, fidèles à leur indécrottable angélisme, toujours prompts à prendre des vessies pour des lanternes, ne voulurent pas voir la lame de fond islamiste s'installer alors dans cet immense pays-candidat tellement européen... jusqu'au Bosphore seulement. L'AKP ? Un parti « moderne », d'un « islamisme si modéré » ! Déjà cet oxymore maléfique...

La confrérie Gülen présente dans 160 pays

Le deuxième rival est interne au courant islamiste et plus redoutable. Car, au-delà de ce combat entre deux visions – laïque ou islamiste – de la Turquie moderne, le camp islamiste lui-même est profondément divisé entre la synthèse nationale-islamiste radicale incarnée par Erdogan et celle de son ancien allié Fetullah Gülen, leader d'une puissante organisation religieuse modérée et d'orientation plus conservatrice et pro-occidentale, Hizmet, dont l'emprise sur une partie de l'armée, mais aussi sur la société turque – par sa pénétration notamment de l'éducation, de la justice, de l'administration, des médias et de l'économie –, défiait la volonté de puissance du néo-sultan.

LIRE aussi Fethullah Gülen, la bête noire d'Erdogan

La purge qui pourrait probablement – à son terme – concerner près de 100 000 personnes s'étend d'ailleurs bien au-delà des frontières nationales. Les immédiates et fortes pressions du pouvoir turc sur un grand nombre d'États (parmi lesquels le Nigeria, le Kenya, l'Ouganda, l'Indonésie ou l'Azerbaïdjan) afin qu'ils ferment les écoles et centres tenus par la confrérie Gülen (présente dans 160 pays et contrôlant 2 000 écoles et collèges) témoignent d'une volonté d'extirpation des racines de l'influence du rival honni et bouc émissaire parfait. Le bras du sultan ne tremble pas et chacun est appelé à choisir son camp. Jusqu'à Washington, sommé d'extrader le comploteur et accusé de l'avoir a minima protégé, voire soutenu, dans ses noirs desseins, qui est désormais publiquement tancé par un président turc au faîte de son cynisme pour « soutien au terrorisme ». L'arroseur arrosé, en somme…

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Commentaires (30)

  • justinien10

    Hé oui, tandis que le génial Poutine apporte bonheur et prospérité aux Syriens en les bombardant joyeusement, les Européens sombrent dans la débauche et le stupre en poursuivant le redoutable Pikatchu !
    Ma fille de douze ans a d'ailleurs succombé à ces démons orientaux et «capturé» une de ces bébêtes dans mon salon...
    Ciel, que va-t-elle devenir ?
    J'ai appris qu'en Russie se sont d'ailleurs déroulé des jeux autrement plus virils : une compétition militaire (non, pas dans le Donbass, celle-ci n'est pas diffusée), avec courses de chars, tirs de canons, et même concours de cuisine militaire !
    Cela, c'est autre chose que d'attraper des bébêtes virtuelles, cela permet d'éduquer le peuple, de montrer aux enfants où sont les vraies valeurs : dans les chars, les canons et les pistolets-mitrailleurs !
    Avec les jeunesses poutiniennes, les parcs de divertissement... Militaires (cela existe en Russie !), les médias bien contrôlés, et la création récente d'une garde poutinienne, il ne manque plus grand-chose à la Russie pour devenir le paradis selon Mme Galacteros...

  • justinien10

    Gulen n'est absolument pas un l'islamiste intégriste, mais un mystique soufi, une secte musulmane très tolérante et ouverte, qui vénère le Christ et la Vierge Marie, par exemple.
    Les Soufis ont souvent été persécutés par les Sultans turcs, et ils ont totalement soutenu la Révolution kémaliste.
    Je suis d'ailleurs surpris de lire les critiques envers Kemal Pacha dans cet article : ses réformes libérales ont bouleversé la Turquie et l'ont formidablement modernisé, ont libéré les femmes, assuré l'indépendance du pays (que les Européens voulaient se partager en 1920), développé l'instruction... Mme Galacteros préférait-elle les Sultans ?

  • justinien10

    Selon vous, les États-Unis mènent des guerres «qui ne servent qu'à qui donc ? Tout le monde connaît la réponse ! »
    Malgré une syntaxe pour le moins étrange, j'en déduis que les guerres menées par les États-Unis sont «ordonnées» par de mystérieux comploteurs... Mais de qui parlez-vous donc ?
    Les Illuminati ?
    Les extraterrestres reptiliens ?
    La secte du grand bigoudi géant ?
    L'association des philatelistes belges ?
    Et je présume que la paix dans le monde sera assuré par la gentille Russie, comme on peut le constater en Tchétchénie, dans le Donbass, en Crimée, en Géorgie... Où les chars russes apportent joie et prospérité !