Menu
Libération
Interview

«Au Bangladesh, des jeunes éduqués sont recrutés en ligne par l'Etat islamique»

Jérémie Codron, enseignant-chercheur à l’Institut national des langues et civilisations orientales, analyse comment le phénomène jihadiste s'est emparé du Bangladesh confronté à une série de meurtres et d'attentats depuis un an.
par Arnaud Vaulerin
publié le 4 août 2016 à 13h12

Opérations coup de poing, appel au peuple et aux réseaux sociaux, les autorités du Bangladesh reconnaissent du bout des lèvres ce qu'elles niaient depuis des années : le pays est bien infiltré par l'Etat islamique et Al-Qaeda, qui ont revendiqué la grande majorité des dernières attaques depuis 2013. Après la prise d'otage d'un restaurant italien dans la capitale, Dacca, le 1er juillet qui s'est soldée par la mort de 22 personnes, la police multiplie les arrestations et la recherche de cellules jihadistes. Mercredi, elle a interpellé un Britannique et un Bangladais pour leur possible implication dans l'attaque du restaurant.

A lire aussi Le Bangladesh dans la spirale jihadiste

Quelques heures plus tôt, elle avait tué Nazrul Islam, l’un des chefs d’un groupe jihadiste local qui avait prêté allégeance à l’Etat islamique. La veille, elle avait offert des récompenses de 25 000 dollars pour toute information sur Tamim Chowdhury, un citoyen bangladais et canadien suspecté d’être le cerveau de l’attaque de Dacca et sur Syed Mohammad Ziaul Haq, un commandant renvoyé de l’armée, suspecté, lui, de meurtres de laïcs pour le compte de Ansar al Islam. Elle a également publié sur Facebook une liste de 261 docteurs, ingénieurs, étudiants, jeunes urbains, indiquant qu’elle craignait que certains d’entre eux n’aient rejoint les rangs de groupes jihadistes.

Enseignant-chercheur à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), Jérémie Codron revient sur le profil des nouveaux terroristes et sur le déni des autorités qui a favorisé l’escalade du jihadisme dans ce pays jadis considéré comme un modèle de tolérance.

Aujourd’hui, après la série de meurtres d’étrangers et l’attaque du restaurant italien, les autorités peinent à dire clairement qu’il y a un lien entre les terroristes opérant au Bangladesh et Al-Qaeda ou l’Etat islamique qui ont pourtant revendiqué ces actions. Qu’en pensez-vous ?

Le déni de réalité des autorités auquel on assiste aujourd'hui existait déjà il y a une dizaine d'années, sous le gouvernement du Parti nationaliste du Bangladesh (BNP, actuellement dans l'opposition). Il s'agissait de nier à la fois la radicalisation possible de certains groupes se revendiquant de l'islam et l'incapacité de l'Etat à les détecter et à les neutraliser. A chaque fois, «la main de l'étranger» était brandie comme l'explication ultime de ce qui était venu troubler l'harmonie religieuse et plus largement l'ordre social et politique. Comme si les autorités souhaitaient que ce pays demeure isolé du reste du monde, en ce qui concerne la question du jihad, et comme si les attaques violentes au nom de l'idéologie jihadiste n'étaient dues qu'à des incursions de groupes ou de financements étrangers. Dans les années 90, Bill Clinton avait érigé le Bangladesh en pays musulman modèle en termes de développement, qui satisfaisait aux critères de respectabilité en Occident. Les autorités ont cherché également à capitaliser sur cette image d'un islam de paix et de tolérance.

Mais depuis deux ans, cette image a volé en éclat.

En 2013, une nouvelle vague de violences au nom du jihad a démarré. Cette fois, elle prend la forme d’assassinats ciblés de personnalités considérées comme des ennemis de l’islam : laïcs, étrangers, militants de droits de l’homme, religieux non musulman, humanitaires. Là, le gouvernement actuel de la Ligue Awami de la Première ministre, Sheikh Hasina, a adopté une position de déni encore plus tranchée, dans deux directions : d’abord, vis-à-vis de l’opinion publique, il s’agissait d’affirmer que les promesses électorales de lutte contre l’extrémisme religieux étaient tenues. Ensuite, elle cherchait à rassurer la communauté internationale qui s’inquiétait d’une possible influence de l’Etat Islamique dans les «périphéries» du monde musulman et qui remettait en avant une idée datant du monde post-11-Septembre, à savoir que le Bangladesh présentait un terreau favorable au jihadisme et pouvait devenir le «nouvel Afghanistan».

Quel rôle a joué la Première ministre, Sheikh Hasina ?

D’une manière très maladroite, Sheikh Hasina a d’abord systématiquement nié la présence d’organisations comme Al Qaeda ou Etat Islamique sur le territoire, de manière à restreindre ces attentats à un problème interne au Bangladesh. Il a ensuite rejeté la faute de ces attaques sur l’opposition, accusée d’une vaste conspiration visant à déstabiliser le pouvoir en place. Le tournant a eu lieu il y a un peu moins d’un an, lorsque les premiers étrangers ont été visés par ces attaques. A partir de là, la muraille d’isolement construite par le gouvernement par rapport au phénomène jihadiste global a commencé à vaciller. Al Qaeda et Etat Islamique l’ont d’ailleurs bien compris, en revendiquant immédiatement ces actions. Puis, il a fallu l’attaque du restaurant italien du 1er juillet à Dacca pour que le gouvernement de Sheikh Hasina cesse son aveuglement et reconnaisse la réalité: les 5 terroristes responsables de l’attaque avaient été signalés disparus depuis des mois! Juste après l’attentat, un jeune Bangladais que l’on croyait mort se retrouve sur une vidéo de propagande de l’Etat Islamique en Syrie pour applaudir l’action de ses compatriotes.

Que sait-on sur ces jihadistes d’un nouveau type qui sont passés à l’acte dans le restaurant italien ?

Ils avaient fait des études, parlaient anglais, étaient habillés à l’occidentale. Ils n’avaient pas en effet le profil typique du salafiste jihadiste que l’on peut trouver en Asie du sud-est, en Inde, au Pakistan, comme ceux qui ont participé aux attentats de Bombay en novembre 2008 (188 morts et plus de 315 blessés) et qui étaient socialisés dans des madrasas du Pakistan. L’utilisation des réseaux sociaux a été un vecteur important de mobilisation chez ces nouveaux types de terroristes. Ils ne se réclament pas uniquement du jihad, ils prônent également la lutte contre le gouvernement actuel qui, à leurs yeux, protège les athées et les laïcs vus comme des ennemis de l’islam contre lesquels il faut lutter. Il y a également chez ces terroristes une nouvelle forme d’anti-impérialisme, un combat même. Ils sont en butte à la présence des étrangers au Bangladesh et à l’occidentalisation d’une grande partie de la société urbaine à Dacca. Là est d’ailleurs le paradoxe : ces jeunes étaient occidentalisés, mondialisés, ils fréquentaient ce quartier riche de Dacca, sans réelle identité, où on peut trouver à la fois une boulangerie française, un restaurant italien, des chaînes de café.

Pour ces militants, une grande partie de leur idéologie vise à un ré-enracinement de l’islam. Les contacts que j’ai eus récemment au Bangladesh me racontent comment de jeunes Bangladais éduqués et conscients sont recrutés en ligne par l’Etat islamique. Il s’agit, là encore, d’une nouvelle étape et d’une escalade. On est face à de petites cellules de recrutement, à une radicalisation dans certaines institutions bien ciblées comme la North South University à Dacca. Dans les années 2000, on avait des mouvements et des groupes qui parlaient aux musulmans afin de les remettre dans le droit chemin. Aujourd’hui, le cadre est plus global : quelle est la place du Bangladesh dans le jihad.

Quelle est l’influence de l’Etat islamique et d’Al-Qaeda dans cette escalade terroriste qui frappe le Bangladesh depuis bientôt un an ? Qu’est-ce qui est exogène au Bangladesh ?

L’idéologie salafiste a une histoire au Bangladesh depuis le XIXe siècle. Mais à l’origine, elle était plutôt piétiste, loin des préoccupations politiques et rejetant d’ailleurs le jihad. C’est le cas de Tabligh Jamaat, une grande organisation de prédication formée en Inde en 1927 pour ré-islamiser les populations qui étaient vues comme mal islamisées car au contact avec l’hindouisme. Aujourd’hui, ce sont des centaines de milliers de fidèles de Tabligh qui se rassemblent tous les ans lors de la convention internationale au Bangladesh. Ce genre de pratique peut être considéré comme endogène au pays, avec bien sûr les nombreuses variantes plus traditionnelles (soufies) de l’islam sud-asiatique. Il y a eu un jihad local qui s’est mis en place dans la région de Bogra (nord du Bengale). Il était à destination des musulmans et œuvrait pour la ré-islamisation. L’une des organisations qui portaient ce combat, le Jamaat-ul Mujahideen Bangladesh (JMB), avait des revendications locales et s’organisait comme un groupe de justiciers qui se substituait à l’Etat. Des leaders, parfois autoproclamés, profitaient des faiblesses de l’Etat et des institutions régaliennes pour s’imposer comme des donneurs d’ordre.

Quand le jihadisme s’invite-t-il au Bangladesh ?

C’est dans les années 2000 que l’on a vu apparaître des mouvements et des revendications exogènes à l’islam bangladais. Al-Qaeda s’est vraiment fait connaître autour de 2005 en revendiquant des actions. Dans ces années-là, on apprend que des Bangladais entraînés et partis se battre en Afghanistan, ont été arrêtés et sont emprisonnés à Guantánamo. On assiste à des opérations d’envergure, des coopérations avec d’autres organisations jihadistes sud-asiatiques (Ansar al-Islam) et on met en évidence des financements de fondations du Koweït et du Qatar. On s’aperçoit d’ailleurs que celles-ci avaient investi depuis longtemps dans des écoles, des cliniques, etc. En août 2005, une vague d’explosions a secoué le pays et révélé la faiblesse de l’Etat, la fragilité de la police et des services de renseignement qui ont été incapables de détecter la simultanéité des attaques.

Face à des autorités encore dans le déni, à une opposition harcelée et décimée, quels sont les risques d’une montée en puissance du péril jihadiste ?

Sheikh Hasina avait une confiance énorme dans sa capacité à verrouiller le système politique. On s’achemine de plus en plus vers un régime autoritaire où les journalistes sont arrêtés et inquiétés, l’opposition est décapitée. Il y a un durcissement de l’Etat qui s’accompagne de solutions beaucoup plus radicales dans les rangs de l’opposition. Toute une partie de la jeunesse militante du parti Jamaat e-Islami, comme sa branche étudiante, la Islami Chhatra Shibir, très puissante dans les grandes universités du pays, se retrouve sans leadership politique et spirituel puisque les responsables de la Jamaat e-Islami ont été arrêtés, jugés et parfois exécutés. Cette jeunesse se rend compte que les possibilités d’accès au pouvoir, de participation à la vie démocratique deviennent de plus en plus difficiles et que, dès lors, se pose la question d’une action pour exister et se manifester. La Ligue Awami de Sheikh Hasina montre en ce moment qu’elle a abandonné l’idée d’une démocratisation réelle du pays. Depuis 2014 et les élections législatives ratées, elle entend monopoliser le pouvoir et détruire ses adversaires.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique