Depuis Le Serment des barbares, son premier roman écrit en 1999, Boualem Sansal affronte dans chacun de ses livres l’abêtissement organisé par les pouvoirs, qu’ils soient dictatoriaux ou islamistes. Expliquant agir « dans la vérité des mots et dans le courage de la responsabilité », le célèbre écrivain algérien ajoute : « Ce qui paralyse, et, au bout du compte, tue, c’est le silence, l’ignorance, le mensonge. »
Quel sens donnez-vous au mot « agir », thème du Monde Festival ? L’horreur quotidienne, que l’on trouve dans votre œuvre même quand vous la traitez sur le mode de l’ironie, voire parfois de la drôlerie, ne porte-t-elle pas plutôt à la paralysie ?
Sans doute. Une décennie durant (1990-2000), les Algériens ont vécu l’horreur et j’ai vu à quel point le spectacle quotidien de la mort, résultat d’un terrorisme islamiste barbare et d’une gouvernance crapuleuse, pouvait avoir d’effets inhibiteurs sur la société. Que faire ? Nier le drame, détourner le regard, jouer la comédie du « tout va bien, mon frère » ? C’est dans des situations pareilles, me semble-t-il, qu’« agir » prend son vrai sens : agir, c’est dire dans la lucidité du regard, dans la vérité des mots et dans le courage de la responsabilité. J’ai conscience d’agir quand je peux dire ce que je vois, quand je le dis avec des mots que je crois vrais et quand, en tout état de cause, je me sens capable d’assumer les conséquences de ma démarche. Ce qui paralyse et, au bout du compte, tue, c’est le silence, l’ignorance, le mensonge.
Pourquoi, dans votre dernier livre, « 2084 : la fin du monde » (Gallimard, 2015) vous être placé sous l’inspiration du « 1984 », d’Orwell, qui critiquait le totalitarisme de Staline ? Islamisme et communisme sont-ils comparables à vos yeux ?
Je parlerais de stalinisme plutôt que de communisme. Dans les pays sous dictature, on a l’oreille très sensible pour les pays qui vivent les mêmes malheurs. En Algérie, on regardait Moscou, la Chine, la Corée du Nord, on se disait que tel serait notre destin, avec au bout le goulag et la mort lente. Un jour, 1984 m’est tombé entre les mains. Ce fut une révélation. J’y ai vu ce que pouvait être un régime totalitaire arrivé à sa perfection. J’ai commencé à comprendre ce qui nous attendait, qui déjà se réalisait sous nos fenêtres. Orwell avait bien vu les ressorts de cette machine diabolique. Mais un jour, c’est retombé, la magie ne fonctionnait plus, 1984 n’expliquait plus la réalité. Dans la fantasmagorie totalitaire qui était la nôtre étaient subrepticement entrés de nouveaux personnages : Allah, le Prophète et tout le cortège des saints et des califes infaillibles. Les vieilles catégories qui structuraient notre vie s’étaient effondrées comme châteaux de cartes. J’ai immédiatement pensé qu’il nous fallait un autre 1984 pour décrypter la nouvelle réalité. L’islamisme a été plus rapide que nous, en peu de temps il a brisé les résistances, conquis de très larges pans de la société, investi des lieux sensibles, la mosquée, l’école, l’université, la justice, les quartiers, la rue, et levé une armée d’une implacable cruauté. Chose que nous regardions se faire sans réagir, tétanisés que nous étions. Je me demande, soit dit en passant, pourquoi les islamistes s’entêtent à conquérir les institutions, alors qu’ils dominent les âmes.
Dans « 1984 », l’un des ressorts de la dictature quelle qu’elle soit est l’effacement systématique du passé. Avez-vous eu à affronter ce genre de phénomène ?
Au lendemain de l’indépendance (1962), le pouvoir en Algérie a été confisqué par les maîtres du FLN et de l’armée au nom d’un principe non négociable : « la légitimité révolutionnaire ». Cela voulait dire : « Nous avons libéré le pays, il est à nous. » Une commission d’apparatchiks a été mise en place et en six mois tout ronds, elle a réécrit l’histoire du pays selon les vœux du leader bien-aimé. Un récit brillant qui commence avec l’arrivée des Arabes et de l’islam en Algérie et se poursuit avec les ci-devant dirigeants, glorieux artisans de la révolution et de l’indépendance. Hors ce cadre, il n’y a rien, des ombres, des illusions, des pièges. Nous apprîmes la leçon comme on boit la ciguë.
Etes-vous connu en Algérie ? Vous lit-on ?
Lorsqu’on me pose cette question, je fais toujours la réponse que notre grand écrivain Kateb Yacine [1929-1989] fit un jour à un journaliste européen : « Oui, en Algérie tout le monde connaît le nom Kateb Yacine, la moitié des gens pense que c’est un footballeur et l’autre moitié pense que c’est un boxeur. » Ces deux professions étaient au sommet de la hiérarchie à cette époque. Ecrire, parler, militer, c’est quelque part comploter, c’est de la folie dans une dictature. On s’exprime par des allusions, des allégories, on cache la vérité sous des montagnes de futilités. La littérature algérienne des premières années de l’indépendance était faite de cette manière. Entre l’écrivain et le censeur, c’était, c’est encore, le jeu du chat et de la souris. Mais plus que la censure administrative, il y a la police politique, elle ne pardonne pas, un écrivain trop hardi ne fait jamais de vieux os.
La seule solution pour parler et écrire librement serait-elle l’exil ?
Beaucoup d’écrivains le pensent. Ecrire avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête et des yeux qui surveillent de tous côtés, c’est dur. On s’autocensure à mort. Partir est un soulagement, une liberté, mais à la longue, c’est une souffrance. Inversement, rester est une douleur, la peur emprisonne et stérilise, mais à la longue, si on survit, on se renforce intérieurement, on apprend à s’acharner. L’écriture dépend beaucoup de l’endroit où on écrit, du dedans ou du dehors, ici on patine dans la colère et là dans la nostalgie. On ne peut écrire sur son pays que s’il est là et nous parle à l’oreille.
Voir les contributions
Réutiliser ce contenu